"Combien de victimes dans le microcosme du milieu du cinéma, versus, combien de victimes dans la société civile? Le milieu du cinéma est d'un nombrilisme qui frise le ridicule."
Ce commentaire ‒ signé d'un homme d'après le profil ‒ fait suite à des critiques émises à l'encontre de la sélection des films de Woody Allen, Luc Besson et Roman Polanski, tous trois mis en cause pour violences sexuelles, dans la programmation de la 80e Mostra de Venise et du Festival du film américain de Deauville.
Depuis #MeToo, les préoccupations d'une partie des professionnel.les du cinéma s'intensifient, quant à l'accueil et à la promotion de personnalités ‒ réalisateur.ices, acteur.ices, producteur.ices essentiellement ‒ accusées de violences sexuelles.
Lors d'un échange avec Nina Menkes, à l'issue de la projection de son documentaire Brainwashed : Sex-Camera-Power à Paris en juin dernier, une comédienne dans la salle a pris la parole. Elle a expliqué avoir mesuré l'ampleur du problème lorsque, dans son entourage, on lui a demandé si elle aussi, elle avait eu à subir des comportements problématiques, et qu'elle s'est spontanément entendue répondre, sans avoir le temps ni le besoin d'y réfléchir : « Oui, bien sûr. »
Nous sommes nombreux, et surtout nombreuses, à pouvoir dire :
« Oui, bien sûr. »
Je pourrais être d'accord avec le terme de "microcosme" : souvent regardé comme un petit monde égocentré et déconnecté de la réalité, le milieu du cinéma peut vite tourner sur lui-même.
Pour autant, les violences sexistes et sexuelles (VSS) qui s'y produisent me semblent largement le dépasser ; la prise de parole publique à leur sujet en est d'autant plus cruciale.
Je l'écrivais dans un précédent article : les VSS n'ont pas de milieu privilégié ; elles les traversent tous. Celui du cinéma n'y échappe donc pas plus qu'un autre. Pour cela, j'écrivais qu'il faudrait un jour arrêter de penser qu'elles dépendent d'un environnement spécifique.
Mais sous prétexte, selon l'auteur, qu'elles seraient plus importantes dans le reste de la société que dans le monde du cinéma, celles de ce milieu ne mériteraient pas qu'on en parle.
Vraiment?
Je rappellerai d'abord que #MeToo, s'il ne s'y réduit pas, a éclaté dans le monde du cinéma avant de se répercuter ailleurs - quasi partout maintenant.
Ensuite, si une prise de conscience du caractère massif des violences sexistes et sexuelles a pu émerger, c'est précisément parce que des victimes se sont mises à parler de là où elles les avaient subies ; et c'est précisément, aussi, ce qui a permis de révéler leur caractère systémique, et donc sociétal.
A moins que l'auteur souhaite qu'on ne parle des VSS que de façon générale ?
Il y a fort à parier qu'on s'entendra alors vite reprocher d'être caricatural.e et d'exagérer.
Ou bien on entendra des victimes dire « moi dans le sport, moi dans la politique, moi dans la santé, moi dans l'hôtellerie, moi dans... » parce qu'on aura aussi besoin de parler de ce qu'on a vécu soi, et de se retrouver avec d'autres ayant subi des situations similaires dans des contextes similaires. Parce qu'on aura besoin de compréhension et de précision.
Bref, si on suit la logique de ce commentaire, quoi qu'on fasse, ce n'est jamais ce qu'il faudrait faire. Et cette logique est bien connue. C'est une énième tentative de silenciation, dont les ressorts et les objectifs sont vus et revus, de la part d'un énième grincheux qui n'a visiblement aucune connaissance, ni aucune compréhension, ni du sujet des VSS ni, ici, du milieu du cinéma.
Fatigant.
Il faudrait demander à l'auteur sur quoi il se base pour être si assertif sur des chiffres qu'il ne mentionne pas, et surtout, avant de critiquer celles qui trouvent le courage de parler, ce qu'il fait, lui, pour lutter contre les violences de son genre envers les femmes dans son quotidien ‒ sachant que son commentaire en constitue déjà une.
Mais franchement, j'ai la flemme.
Je vais néanmoins répondre au reproche de nombrilisme, parce qu'au sujet des violences sexistes et sexuelles, il me semble important de clarifier un certain nombre de points.
Évoluant moi-même dans le cinéma, je constate que la majeure partie des professionnel.les qui se mobilisent contre les VSS dans ce milieu sont rarement celles et ceux que l'on voit en haut de l'affiche, dont la représentativité par rapport au métier est tout de même très limitée. Comédien.nes ou technicien.nes, le plus grand nombre est très loin de vivre la vie de château (ou de villégiature, en version 2.0) ; ce sont des personnes qui ont choisi un métier qu'elles aiment, et qui ont besoin de travailler pour manger, payer leur loyer et leurs factures, vivre. Beaucoup relèvent du régime de l'intermittence du spectacle, et se demandent chaque année si ils et elles auront assez de cachets pour le renouveler et continuer à travailler l'année suivante. Ce sont des employé.es comme peuvent l'être un.e technicienne de laboratoire, un.e directeur.ice RH, un.e caissier.e, etc. Certain.es, notamment parmi les acteur.ices, peuvent être plus connu.es du grand public que d'autres ; mais les questions économiques ne s'en posent pas moins, et la stabilité professionnelle à long terme n'en est pas plus garantie.
Celles et ceux qui prennent la parole aujourd'hui sont donc, en très grande partie, des professionnel.les ordinaires, évoluant dans un environnement professionnel qui fonctionne avec ses codes et ses pratiques, certes différents de ceux d'un emploi de bureau et non exposé la médiatisation, mais soumis à des contraintes, comme tout environnement professionnel. Je renvoie pour cela à l'édifiant mais excellent article de Khedidja Zerouali sur les conditions de tournage de la série de Nawell Madani.
Mais le cinéma n'est pas un milieu séparé du reste de la société.
D'une part, les personnes qui s'expriment le font en tant que salarié.es ; et comme tout.e salarié.e, connu.e ou non, elles ont le droit de travailler dans des conditions où leur sécurité est assurée.
Elles le font aussi en tant qu'êtres humain.es, en droit d'exiger que leur personne soit physiquement et psychiquement respectée.
Est-ce trop demander que de ne pas être agressé.e ni violé.e dans l'exercice de son métier?
Étant donné l'omerta qui y règne, je doute qu'il existe des chiffres documentant les VSS dans le cinéma, qui permettraient une comparaison avec ceux du reste de la société. Ce serait d'ailleurs peut-être intéressant. Mais la violence physique et morale, les agressions sexistes et sexuelles, y sont plus que largement répandues. J'invite pour cela quiconque à faire un tour sur le site de Paye Ton Tournage, où durant cinq ans, ont été compilés des témoignages de sexisme dans le milieu du cinéma. Si vous parvenez à tout lire sans avoir la nausée, posez-vous des questions. Vous pouvez aussi lire les enquêtes journalistiques de plus en plus nombreuses sur ces sujets, et les paroles des personnes qui témoignent.
(Je pourrais aussi renvoyer à cet autre article de Mediapart, signé Robin d'Angelo, sur les violences sexuelles dans l'industrie du cinéma pornographique ; cette branche étant méprisée de l'industrie générale, et d'une société qui pourtant consomme du porno en masse, le scandale fera sans doute moins de bruit, voire n'en fera pas du tout. Or, que l'on soit ou non consommateur.ice de porno, que l'on soit d'accord ou non avec la production de ce type de films, les personnes qui y travaillent doivent y bénéficier des mêmes droits que dans tout autre secteur.)
D'autre part, l'industrie cinématographique construit des imaginaires, et ces imaginaires ont des répercussions dans nos vies, à tou.tes. Ce qui se passe derrière la caméra peut être masqué par ce qui se voit devant, son poids n'en est pas moins réel.
Les documentaires Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig (1977), Brainwashed : Sex-Camera-Power de Nina Menkes (2022)*, ou encore Les effrontées : le cinéma au féminin, en quatre volets respectivement réalisés par Selma Schnabel, Sophie Peyrard, Élodie Boutit et Leni Mérat (2022), documentent la façon dont l'industrie du cinéma, qui se trouve principalement aux mains d'hommes, s'accapare et instrumentalise le corps des acteurs, et surtout celui des actrices. Ils illustrent la façon dont les rapports de domination derrière la caméra sont reproduits à l'image, dans les films, téléfilms et séries.
En retour, ces fictions dont nous nous abreuvons, ou sommes abreuvé.es, et auxquelles nous identifions nos vies, proposent un récit du réel déterminant dans notre vision de nous-mêmes, des autres et de la société. Ces récits modèlent nos relations sociales et intimes.
Les mots de Mathieu Palain dans Nos pères, nos frères, nos amis : dans la tête des hommes violents, un ouvrage tiré de son podcast "Des hommes violents" diffusé sur France Culture, résonnent fort :
« Changer les mentalités, l'"environnement", implique de changer le modèle auquel on s'identifie quand on est enfant. Pour moi ‒ un mec hétéro qui a grandi dans les années 1990-2000, inondé d'influences et notamment celles du cinéma américain ‒, devenir un homme, ça signifiait embrasser les caractéristiques du héros masculin de l'époque, à savoir Bruce Willis : un type musclé, fort, taquin, macho, séducteur, capable de tuer pour venger sa meuf, qui ne pleure jamais et ne connaît pas la peur.
Ne sous-estimons pas la puissance de ce modèle. Je l'ai adopté avec joie, me coulant dans le moule du mieux que j'ai pu. Je n'ai rien subi. J'étais d'accord pour suivre l'exemple, pour emprunter avec la foule ce que j'estimais être la voie royale pour devenir un homme. Mais cette éducation pose problème. Non seulement elle réduit la "normalité" à l'hétérosexualité ‒ pour le dire clairement, j'ai vite compris qu'il valait mieux ne pas être "pédé". Ensuite, les personnages joués par Bruce Willis ‒ cela vaut pour Brad Pitt, Johnny Depp, Tom Cruise, Sylvester Stallone... ‒ ne sont jamais confrontés au conflit dans leur couple. Comment réagissent-ils quand ils apprennent que leur femme les trompe? Est-ce qu'ils s'assoient autour d'une table et discutent de ce qui ne va pas, ou bien font-ils là encore parler les poings? D'ailleurs, quand Johnny Depp a été inculpé pour violences conjugales, personne n'y a cru. Comment un homme aussi beau, aussi drôle, aussi sexy, pouvait-il frapper sa femme? »
Je viens de finir de regarder la mini-série Unbelievable. Il y est question d'une adolescente qui affirme avoir été violée dans son sommeil par un homme qui se serait introduit chez elle. Quelques incohérences dans ses propos poussent les enquêteurs à considérer qu'elle ment. Quand d'autres viols sont commis dans une mise en scène très proche de celle décrite par l'adolescente, deux enquêtrices se mettent sur l'affaire.
Tranquille, je vais pas spoiler le reste.
Ce qui m'intéresse ici, c'est la représentation du viol.
La série est inspirée de faits réels ; le viol commis de nuit par un parfait inconnu armé d'un couteau dans une ruelle étroite et mal éclairée ou, comme ici, s'introduisant chez sa victime, existe ; mais statistiquement, bien qu'il soit évidemment aussi immonde et criminel que tout autre viol, il est minoritaire. Dans Je suis une sur deux, Giulia Foïs le décrit comme le "bon viol", celui qui correspond aux croyances les plus largement partagées à son sujet.
La majorité des viols sont commis par les proches des victimes. En 2018, une étude affirmait que 91% d'entre elles connaissaient l’agresseur, qui à 45% était le conjoint ou l'ex-conjoint. La représentation du viol par un inconnu reste pourtant le cliché qui prévaut, celui le plus souvent mis en scène dans les films, téléfilms et séries. Très souvent, pour des raisons narratives, on préfère les monstres aux êtres ordinaires.
Conséquence : on ne soupçonne pas que les agresseurs puissent être des hommes comme les autres, des types lambda, qui ne sont certes pas parfaits, mais qui seraient incapables d'un tel acte. Des hommes qui condamnent le viol haut et fort, parce que "les vrais hommes ne violent pas", écrit Valérie Rey-Robert dans Une culture du viol à la française. Des hommes qui n'ont d'ailleurs pas "besoin" de violer, comme l'avancent souvent les accusés ou leurs défenseur.euses (sic), parce qu'ils sont en couple ou qu'ils ont suffisamment de succès auprès des femmes pour ne pas avoir à violer.
(Comme si on violait comme on va aux putes. Comme si violer une pute n'était pas un viol.)
Tout au plus confesseront-ils avoir maladroitement essayé de séduire, parce qu'en France, la séduction, c'est un art, au même titre que la gastronomie ou la grève.
Et donc, ce sont les plaignantes qu'on suspecte.[1]
Mais ces hommes-là ne cherchent pas la séduction. Ils cherchent la domination, l'humiliation et la destruction.
Mesdames, pensez-y : chaque fois qu'un type bien lourd vous a emmerdées, dans combien s'agissait-il de quelqu'un qui avait une vie apparemment on ne peut plus banale, que peut-être vous connaissiez, qui peut-être avait une compagne, et qui avait juste envie de profiter de votre corps comme s'il lui appartenait, comme si vous lui apparteniez? Et qui n'entendait pas le mot "non", ni toute périphrase ou manifestation de non-consentement à portée de compréhension de n'importe quel.le adulte éduqué.e à tolérer la frustration?
Pénalement, moins de 1% des procès pour viol aboutissent à une condamnation. Sans compter ceux qui ne sont jamais dénoncés.
Parce qu'on ne regarde pas au bon endroit, on peut continuer à agresser et violer en toute impunité.
Giulia Foïs l'écrit parfaitement (avec de maigres différences sur les chiffres) :
« Reste à savoir comment expliquer à mon fils que, dans le monde où il a débarqué, existe un permis de violer : aujourd'hui encore, moins de 2% des viols débouchent sur une condamnation. A l'envers, ça marche aussi : 98 fois sur 100, les violeurs s'en sortent libres. Libres de se balader dans la rue, libres de s'arrêter en terrasse, libres de rentrer chez eux baiser leurs femmes - et de les cogner s'ils sont inspirés. (...)
Sauf que ça arrive parce que tout invite les victimes à se taire, parce que leur silence est une arme, et qu'elle est celle des violeurs. Parce qu'ils savent parfaitement ce qu'ils font. Et parfaitement où ils le font. Ils violent dans un pays où 10% des victimes seulement portent plainte et où 73% de ces plaintes seront classées sans suite. Chez nous, chez eux, ils peuvent toujours violer peinard. (...) Des têtes monstrueusement froides, et pas des têtes brûlées. Tout y est soigneusement mesuré. Notamment le risque de se faire gauler. »
La quasi-totalité des viols passe crème dans la société. Parce qu'ils ne sont pas commis par des violeurs en série machiavéliques, mais par nos proches. Ceux que l'on ne veut pas suspecter. Ceux que l'on ne veut pas regarder.
Et puis je ne sais pas ce qu'il en est des Etats-Unis, où Unbelievable a été produit ; mais en France, il me semble assez improbable qu'autant de moyens (équipe de choc et en nombre, matériel de pointe, temps) soient mis à disposition pour retrouver un violeur et, qu'hormis celle de l'adolescente, la plainte des victimes soit aussi facilement entendue, comprise et suivie d'action. Parce que le plus souvent, les plaintes concernent ceux avec qui on travaille, avec qui on sort boire un verre ou part en weekend, à côté de chez qui on habite, avec qui on a grandi, avec qui on vit, avec qui, selon son orientation, on couche. C'est moins glorieux. C'est plus gênant. Sic.
Je poursuis avec Giulia Foïs :
« Ça arrive parce que les flics sont mal formés.
Parce que les juges ne sont pas outillés.
Parce que les dossiers sont instruits par des hommes, par des femmes. Et que ces hommes, et que ces femmes, ont des convictions, des présupposés, des souvenirs d'une mémoire collective. Héritiers d'un système, ils en ont la culture dans les bagages : ils se trimballent avec, dans leurs commissariats comme dans leurs cours d'assises. Suivis de près par les jurés qui vont porter la responsabilité du verdict, par les journalistes qui vont choisir les mots pour couvrir l'affaire, par nous, public, qui les avalons. »
Si l'industrie cinématographique prenait la peine de représenter davantage la réalité au plus proche de ce qu'elle est, et lorsqu'elle traite ces sujets, de mettre en scène davantage d'agresseurs qui ne soient ni des psychopathes, ni des weirdos isolés dans une misère sexuelle, ni des êtres fracassés par une enfance malheureuse dans une famille dysfonctionelle, ni des sanguins soi-disant incapables de résister à leurs pulsions, mais des êtres ordinaires, et parfois des hommes à succès (politique, artistique, médiatique...), peut-être qu'on évoluerait dans l'image que l'on se fait des agresseurs et des victimes. Peut-être qu'on pourrait prendre conscience qu'il s'agit d'un fait de société majeur.
Mais peut-être n'a-t-on pas intérêt à cette prise de conscience. La figure du monstre n'est pas seulement narrative. Elle est aussi politique. Elle place hors champ, comme on dit dans le métier, c'est-à-dire en dehors du champ de ce que capte la caméra, l'immense majorité des agresseurs.
Pour une poignée de films ou téléfilms grand public traitant du sujet avec plus ou moins de réalisme ‒ Touchées d'Alexandra Lamy, Les chatouilles d'Andréa Bescond, Comme si de rien n'était d'Eva Trobisch, L'Enfer de Claude Chabrol, Proposition indécente d'Adran Lyne, Les nuits avec mon ennemi de Joseph Ruben, par exemple ‒ combien de productions ne traitent du viol et des agressions sexuelles que comme le fait de loosers désincérés de la société?
C'est un exemple parmi d'autres des possibles intrications entre les oeuvres de fiction et nos vies, de la façon dont elles modèlent et conditionnent nos interactions sociales et intimes, dont elles politisent nos vies, même au plus intime.
(On ne répétera jamais assez que l'intime est politique.)
Je pourrais aussi mentionner le test de Bechdel-Wallace, élaboré pour mettre en évidence la sous-représentation, quantitative et qualitative, des personnages féminins dans les œuvres de fiction.
Autrement dit, et que n'a visiblement pas compris le commentateur fâché, c'est que la prégnance des violences sexistes et sexuelles dans l'ensemble de la société tient peut-être aussi au fait qu'une grande partie des récits diffusés à travers les œuvres de fiction met en scène, légitime et encourage les violences masculines envers les femmes (et parfois les hommes).
Inviter et célébrer des personnalités mises en cause pour de tels faits ne fait alors que confirmer ce que l'on voit à l'écran.
Et la boucle est bouclée.
Le système s'autoproduit et s'autolégitime.
Il se tient.
(La même analyse peut, et doit bien sûr, être appliquée aux préjugés racistes, et de façon globale, aux préjugés concernant l'ensemble des groupes de populations discriminées.)
Harvey Weinstein n'a pas agi seul. Patrick Poivre d'Arvor n'a pas agi seul. Gabriel Matzneff n'a pas agi seul. Gérard Depardieu n'a pas agi seul. Dominique Strauss Kahn n'a pas agi seul.
Chacun d'eux est intégralement responsable de ses actes devant la loi, mais chacun d'eux a aussi bénéficié de la complaisance et de la complicité d'un système. C'était caché mais beaucoup savaient. Ils ont été couverts.
Gérald Darmanin est toujours en poste. Adrien Quatennens a été réintégré chez LFI. Jean-Marc Morandini est reprogrammé sur CNews. Roman Polanski, Luc Besson, Woody Allen sont toujours invités dans les grands festivals de cinéma. Ils sont toujours couverts.
(En France du moins, pour Woody Allen et Roman Polanski.)
Au-delà de l'économie d'une industrie cherchant sa rentabilité, la production et le contrôle de ces récits constitue donc un enjeu sociétal et politique immense.
D'autant plus immense que la notoriété des mis.es en cause les rend intouchables.
(Je ne sais pas d'où vient la croyance que notoriété vaut exemplarité. En revanche, elle semble valoir impunité.)
C'est précisément là que la dénonciation des violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, en particulier par celles et ceux qui y travaillent, les subissent et/ou en sont témoins, me semble porter bien plus loin.
En les mettant en avant, en témoignant et en analysant leurs mécanismes, nous voulons qu'elles cessent et exercer notre métier dans des conditions dignes et décentes.
Et nous travaillons à faire changer ces récits.
Les victimes de violences sexistes et sexuelles, qui qu'elles soient, d'où qu'elles parlent, le sont toutes pour une raison : la culture du viol**, dont sont baignés les agresseurs, et sur laquelle s'appuie le patriarcat pour se maintenir. Et sans être le seul, l'industrie cinématographique en est un pilier fondamental.
La force et le courage mobilisés pour s'autoriser à parler pulvériseront aisément la facilité d'un commentaire qui ignore ses propres contradictions et se veut intelligent quand il n'est que bêtise et mépris.
Nous nous devons de le faire.
Et au final, je trouve abject de faire une hiérarchie entre les victimes.
*
Nous sommes nombreux.ses, dans ce milieu ou d'autres, à nous unir et à nous battre, ensemble, pour que ce système s'effondre. Chacun.e, de là où nous sommes, chacun.e à son échelle, parce qu'il faut bien partir de quelque part, et parce qu'agir à grande échelle demande de gravir plusieurs barres, et même plusieurs échelles.
"On part de loin, ça risque d'être compliqué. Et long. Et lent. Mais ça vaut le coup d'essayer."
Giulia Foïs, toujours.
*
[1] Ce qui est aussi le cas de l'adolescente dans la série, mais change après les plaintes d'autres femmes ; fait encore trop rare, on peut rendre justice à la série d'avoir traité le viol du point de vue des victimes.
*
MAJ 11/09/2023
* Le documentaire Brainwashed : Sex-Camera-Power de Nina Menkes (2022), est disponible en accès libre ici.
** La culture du viol est définie par Valérie Rey-Robert comme "la manière dont une société se représente le viol, les victimes de viol et les violeurs à une époque donnée. Elle se définit par un ensemble de croyances, de mythes, d'idées reçues autour des ces trois items."
J'ajouterais qu'elle se traduit également, concrètement, par une banalisation des violences sexistes et sexuelles, dans les propos et/ou dans les actes.
Par exemple, le producteur Dominique Besnehard, à propos de Gérard Depardieu :
« Autant je sais que Depardieu peut-être lourd, rabelaisien, graveleux, voire un adepte de la main aux fesses, avec, et c’est son paradoxe, un côté féminin, autant je ne crois pas un instant que ce soit un violeur. Pour moi, Depardieu n’a pas violé. »
Ou encore de l'acteur Ary Abittan :
« Je ne suis pas forcément client de son humour, mais il a une vraie nature et c’est un artiste. Aujourd’hui, il n'est même plus mis en exament dans l'affaire de viol le concernant et, pourtant, il a été rejeté par tout le métier, et s'est retrouvé sans travail. Même chose pour Philippe Caubère, qui a été innocenté, ou pour Kevin Spacey, qui vient d'être blanchi. La presse, en la matière, a sa part de responsabilité.»
Ou encore Woody Allen, à propos du président de la fédération espagnole de football Luis Rubiales :
« Le baiser sur la joueuse de foot était une erreur, mais il n'a pas incendié une école. Il doit s'excuser et avancer. Ils ne se sont pas cachés, et il ne l'a pas non plus embrassée dans une ruelle sombre, a déclaré le cinéaste. Il ne l'a pas violée. C'était juste un baiser et elle, une amie. Qu'est-ce qu'il y a de mal là-dedans ?(...) Quoi qu'il en soit, c'est difficile de comprendre qu'une personne puisse perdre son emploi et être sanctionnée de cette manière pour avoir embrassé quelqu'un. »