Cher Arié Alimi,
Comme beaucoup, j’ai pu lire avec une certaine lassitude votre texte initialement intitulé “Taha m’a tuer”. Une lassitude due au respect que je porte pour votre travail et à mon combat que je mène pour faire entendre la voix des victimes de violences sexistes et sexuelles.
J’aurais pu vous répondre par les chiffres des plaintes pour violences sexuelles classées sans suite, j’aurais pu vous répondre en évoquant la lenteur de la justice face à la rapidité médiatique, j’aurais pu vous rétorquer que le choix initial du titre de votre article portait à confusion mais certain.e.s l’ont fait avant moi et sans doute mieux que je n’aurais pu le faire.
Mais puisque vous évoquez des éléments personnels, permettez-moi de le faire aussi. Je parle de ma place, c’est-à-dire celle d’une jeune femme victime de viol et médiatisée pour cela. Dénoncer publiquement un agresseur racisé, c’est s’exposer à une récupération politique de la part de l’extrême-droite. J’ai pu en faire les frais et être menacée de mort et de viol par des militants qui voyaient en moi une “traître à la France”. En faisant le choix de ne pas porter plainte contre Taha Bouhafs, ses victimes se protègent à la fois de l’extrême-droite, du traitement médiatique des violences qu’elles ont subies mais aussi de la déshumanisation de leurs récits par la justice. Je le dis de nouveau : je crois les victimes.
Croire les victimes n’est pas simplement un cri politique, il s’agit d’une nécessité absolue dans une société où leur parole n’est ni écoutée, ni entendue, ni respectée. En demandant aux victimes de porter plainte, pour permettre un procès à votre ami, vous faites également l’erreur de ne pas respecter le désir des victimes de Taha Bouhafs. Il ne s’agit pas simplement de changer la société mais de faire évoluer également les procédures judiciaires auxquelles sont confrontées les victimes d’agressions sexuelles, du dépôt de plainte au délibéré de procès, s’il y en a un.
Pourriez-vous me citez le nom d’une seule femme, ou d’un seul homme, qui serait prêt.e à voir sa parole constamment remise en doute dans une culpabilisation constante par chaque intervenant.e dans le parcours judiciaire ? Nous sommes nombreux et nombreuses à regretter d’avoir porté plainte, d’avoir joué le jeu de la justice pour ne rien obtenir, si ce n’est “avoir fait sa part” parce qu’on ne cesse de nous le demander. Pourrions-nous réellement aujourd’hui parler de “procès équitable” lorsque l’on voit la différence de traitement entre les femmes victimes de violences qui s’expriment et les hommes accusés qui parfois ne font même pas l’objet d’un seul rendez-vous avec la justice pour voir les charges contre eux ne pas être retenues ?
Vous regrettez l’absence d’enquête, qu’elle soit juridique ou médiatique, pour vous faire un avis éclairé sur les faits reprochés à votre ami. Sommes-nous obligé.e.s d’avoir sous les yeux les témoignages des victimes pour les croire ? Avons-nous réellement besoin de lire des récits d’agressions sexuelles et de viols, souvent remplis de détails sordides, mis en avant par une certaine presse qui désire choquer son lectorat pour qu’on prenne au sérieux ces accusations ? Nous nous rassasions des récits de victimes dans un voyeurisme à la limite du pornographique. Épargnons-nous cela, pour le respect des victimes et le respect de notre société civilisée, comme vous dites si bien.
Dénoncer publiquement un agresseur, c’est prendre le risque de voir sa vie détruite. Nous témoignons encore et encore pour alerter sur cette situation. Vous parliez de procès équitable pour évoquer les procédures judiciaires réglementaires, sachez que le “tribunal populaire”, comme on l’appelle, possède également deux versants : les féministes et alliés à la cause féministes sont du côté des victimes et les autres brandissent la présomption d’innocence ou vont chercher dans la vie personnelle des victimes pour décrédibiliser leur parole. Cela marche dans les deux sens.
Vous dites, en parlant de femmes qui comme moi, ont décidé de prendre la parole pour protéger les autres, qu’elles “pren[nent] le risque de dénonciations qui pourraient se solder par des retours de flamme contre le combat pour les violences sexuelles elles-mêmes”. Dois-je vous rappeler que chaque femme qui s’exprime sur les violences qu’elle a subie, est accusée de desservir la cause si elle politise son vécu ? Le “combat politique”, comme vous dites, m’a sauvée. Le combat politique sauve chaque jour des femmes et des hommes victimes de viol qui trouvent enfin un endroit où faire en sorte que, si c’est trop tard pour elleux, on peut préserver les autres.
Nous n’avons pas à rougir de désirer écarter les hommes accusés de violences sexuelles, qu’ils soient artistes, politiques ou journalistes. Nous n’avons pas à rougir de palier au “tout le monde savait”. Vous savez très bien que la justice, telle qu’elle est faite aujourd’hui, favoriserait votre ami, comme elle favorise chaque homme accusé des mêmes faits. Peut-être que les plaintes auraient été classées avant qu’il y ait possibilité d’un procès. Peut-être qu’un non-lieu aurait été requis. En quoi cela changerait notre position actuelle : celle de vouloir écarter de la vie politique un homme accusé par plusieurs femmes de violences sexuelles ?
Nous ne sommes pas encore au moment où nous pourrions débattre technique juridique pour préserver la défense auquel ont droit les auteurs d’agression sexuelle en égalité avec le traitement judiciaire des victimes. Nous pouvons le déplorer, je l’entends. Ce n’est malheureusement pas encore le temps. Lorsque nous aurons obtenu de la justice qu’elle fonctionne pour les victimes, peut-être que ces débats auront lieu. Mais ce n’est ni le temps, ni l’endroit pour le faire.
Pour terminer, j’aimerais dire que si un texte produit par un intellectuel et avocat de gauche possède des arguments qui pourraient être utilisés en faveur de la défense de Darmanin, ce texte ne devrait jamais être publié.
Marie Coquille-Chambel