Etre imbibé à tout instant, comme chacun, du monde qui enserre, étouffe, et pourtant donne une soif permanente, être pris du matin jusqu'au soir par les contradictions entre l'action, la réflexion, le "ce que tu peux faire", le "tu ne l'as pas fait", frémir devant l'impossibilité, se révolter contre l'immmobilité, vouloir rugir, vouloir consoler, oublier de dire le mot important, dire trop de choses inutiles, rentrer en classe avec un amour fou, se fatiguer trop vite, aller vers l'un, aider, ne plus savoir aider, rencontrer le vide, danser d'un pied sur l'autre, émerveillé et soudain terrassé.
Et pour apercevoir un coin de ce métier "impossible" et passionnant, voici une rafale de questions, de celles qui ont pour moi la fonction de clé : pousser des portes sans jamais savoir ce qui adviendra.
Complexité pédagogique :
S'occuper des objectifs de fond de notre matière à enseigner, les infuser dans nos dispositifs, les critiquer, les confronter, les reprendre sous forme d'exercices plus adéquats ....Comment faire face à l'énormité des programmes, des lacunes de ceux qui sont là ? Réfléchir aux pratiques de l'oral (respecter les caractères singuliers de chacun, forcer un peu, tolérer le silence, pratiquer la reformulation, interroger du seul regard), réfléchir à la place de la note, à ce qu'elle permet, à ce qu'elle empêche, penser au rôle de la correction sur les copies (qu'écrire ? comment ? ...). Comment laisser la place à sa passion ? comment ne pas la laisser prendre le pas ? comment faire rentrer le monde dans la classe ?comment ne pas oublier de regarder, un matin, le ciel orange par la fenêtre ?
Complexité de la vie de la classe :
S'occuper à tout moment des interactions dans la classe : qui entrave le travail ? qui est en bute au rejet de certains ? qui a besoin d'être soutenu, ou à l'inverse, frustré dans sa velléité de prendre « le pouvoir » ? qui voir cinq minutes à la fin du cours ? à qui faire un petit signe sur le pas de la porte ? à qui monter qu'on est le capitaine ? le montrer sur le champ ? le montrer plus tard ? comment concevoir les sanctions ? comment les articuler à une conception « juste » de la vie sociale (ex : quelle différence faire entre règle et loi ?) ?
Comment tenir compte de la fragilité des uns sans tomber dans le trop d'assistance (et renforcer une posture passive) ? Comment tenir compte de ce qu'est un adolescent, un autre ? comment faire avec l'étrangeté ? avec la rudesse des relations ? comment ne pas céder à la provocation du regard, du geste, du mot ? et pourtant comment ne pas la laisser « monter », comment l'apaiser ? comment s'apaiser soi même ?
Complexité de la relation aux familles :
quelle famille recevoir ? comment réinstaurer tel père ou telle mère dans son rôle de parent, alors qu'il se tient à l'écart ? quelle posture adopter face à une famille désemparée ? comment ne pas se placer en « conseilleur » et pourtant proposer des pistes ? comment déjouer l'agressivité ? comment rendre cohérentes ses convictions personnelles avec le dialogue avec les familles ? comment accepter l'impuissance ? ...
Complexité des relations d'équipe :
S'occuper à tout instant de donner, à tous, les informations sur ce qui se passe ; aborder les sujets « délicats », les désaccords, les situations de classe problématiques ; fédérer l'équipe autour d'objectifs partagés, comment être soi et garder du recul ? comment ouvrir ce qui se ferme ? quand parler , quand se taire ?
Complexité de l'articulation de tous nos niveaux d'action :
Soi même avec soi même + Soi même dans la classe + soi même et l'équipe de professeurs + soi même et la Vie scolaire + soi même et la Direction.
Comment partager, se répartir les tâches sur le fond d'objectifs clarifiés ? qui fait quoi ? comment ? dans quel but ?
Comment assumer sa part de responsabilité ? comment se sortir du - « le fautif, c'est l'autre » - ? comment étayer toutes nos actions sur une vision éducative partagée ? comment organiser l'action ? comment déjouer les pièges de la vitesse (faire vite n'est pas toujours souhaitable) ? comment tenir la part politique du métier ? comment rompre certaines répétitions ? comment tenir tête ? comment agir avec ? comment supporter la solitude ?
En bref, comment s'entraider pour limiter la noyade individuelle ?