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Billet de blog 5 novembre 2009

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Identité, je te désidentifie : Edouard Glissant, remède anti-gel. HOMMAGE

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Je me sentis geler sur pieds : l'identité française allait donc me tétaniser ; la grossièreté du propos finissait de me décourager pendant que 13 700 morts ne me faisaient déjà plus signe depuis les frontières. Novembre sonnait le glas, je grelottais sous les panneaux lumineux et sur la route passait un cortège d'ombres bavardes, branchées à des fils infinis, on eût dit des poulpes gris. Leurs doigts ryhtmaient les pas sur des claviers inertes, les yeux froncés ne disaient rien. Leurs discours étaient un caquetage, leurs pieds traînaient dans la boue.

C'est alors que qu'Edouard m'a glissé des mots par dessus l'océan ; j'ai entendu un ram-dam de vagues ou de branches, un rire, un coup de rage, un pleur, une chanson. Il disait comme ça :

.

"L'ancêtre parle, c'est l'océan, c'est une race qui lavait les continents avec son voile de souffrance; il dit cette race qui est chant, rosée du chant et le parfum sourd et bleu du chant, et sa bouche est le chant de toutes les bouches d'écume; océan! tu permets, tu es complice, faiseur d'astres; comment n'ouvres-tu pas tes ailes en poumon vorace? Et voyez! il ne reste que la somme du chant et l'éternité de la voix et l'enfance déjà de ceux qui en feront héritage. Car pour la souffrance elle appartient à tous : chacun en a, entre les dents, le sable vigoureux. L'océan est patience, sa sagesse est l'ivraie du temps."(1)

C'était donc ça l'inattendu, la force de l'imprévisible et la rencontre fortuite des hommes. La grande créolisation me redonnait du feu car l'inoui restait à venir. Puis il a expliqué une chose simple, plus forte que le PIB et que le flot de la pauvreté :

"La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation "s'intervalorisent", c'est à dire qu'il n'y ait pas de dégradation ou de diminution de l'être, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l'on pourrait calculer les effets d'un métissage. On peut calculer les effets d'un métissage de plantes par boutures ou d'animaux par croisements, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs mélangés par greffe vous donneront à telle génération ceci, à telle génération cela. Mais la créolisation, c'est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l'imprévisibilité. De même était-il absolument imprévisible que les pensées de la trace inclinent des populations dans les Amériques à la création de langues ou de formes d'art tellement inédites. La créolisation régit l'imprévisible par rapport au métissage; elle crée dans les Amériques des microclimats culturels et linguistiques absolument inattendus, des endroits où les répercussions des langues les unes sur les autres ou des cultures les unes sur les autres sont abruptes. En Louisiane par exemple : la création de la musique zydeco est une application à la musique cajun traditionnelle des rythmes et des pouvoirs du jazz et même du rock. En Louisiane, on trouve des Black Indians, qui sont des tribus nées de mélanges entre esclaves noirs enfuis et Indiens. J'ai assisté à la Nouvelle-Orléans au défilé d'ethnies Black Indian, il y a là quelque chose d'absolument imprévisible et qui dépasse le simple fait du métissage. Ces microclimats culturels et linguistiques que crée la créolisation dans les Amériques sont décisifs parce que ce sont les signes même de ce qui se passe réellement dans le monde". (2)

1 : Océan, Edouard Glissant

2 : Introduction à une poétique du divers, Edouard Glissant

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