Ce n'est pas M Houellebecq qui le déclare, mais Anton Tchekhov dans son Journal.
Et cette phrase me revient sans cesse depuis que j'ai terminé le roman de M H La carte et le territoire , à tel point je l'ai faite presque mienne, un peu triste et moqueuse.
Je ne parlerai pas des qualités et des points sombres du livre, mais de l'idée de l'ennui.
Le roman suinte l'ennui ; non qu'il soit ennuyeux à lire, pas du tout, mais il montre l'ennui à l'oeuvre. Tout s'y passe comme des aller-venues entre divers lieux et diverses personnes, aller-venues un peu forcés, jamais fruit d'un désir : on ira là ou là, c'est ainsi. On peut donc passer l'existence à parcourir quelques trajets, et la vie n'est qu'une forme de déplacements géographiques et temporels.
Je nomme cette blancheur (comme on parle de "mariage blanc"), l'ennui, mais M H, non. Pour son personnage Jed Martin, c'est seulement une suite, un enchaînement, du travail, du temps, de la solitude, une fin. Vivre est ce métier-là : mettre un pied devant l'autre, prendre des images, puis peindre - des gens posés là comme des paquets immenses, inertes, à la façon de panneaux indicateurs, portraits en pied représentant des "métiers" - puis filmer pour finir des touffes végétales qui engloutissent quelques reliques du monde industriel.
Jed Martin s'ennuie, mais ne pas l'énoncer revient à gommer une épaisseur : l'enjeu est de réduire tout ce qui ferait couche, mille-feuilles, fond et double-fond, traversée de ces épaisseurs et des apparences ; Jed est donc un homme plat - personnage de roman, homme de papier - Vivre platement, et ainsi se donner une chance de saisir la platitude du monde (la carte ?).
Voilà pourquoi ce roman m'a plaquée sur ma table, m'a laissée nettoyée, vidée de tout état d'âme, m'a réduite à l'état de Reine de coeur, façon Lewis Caroll
Alors j'ai soudain pensé à Anton Tchékhov, mon petit esturgeon souffrant. Ce "chantre de la désespérance " écrivait Léon Chestov, qui ajoutait " Il a tué les espoirs humains 25 ans durant ; avec une morne obstination il n’a fait que cela ". Et Gorki d'écrire à Tchekhov : " Vous accomplissez un travail énorme avec vos petits récits, en éveillant le dégoût de cette vie endormie, agonisante…."
Et que reste-t-il lorsque le voile des illusions s’est déchiré ? Le vide, le tragique dérisoire du néant. Et pas une seule fois, Tchekhov ne propose la moindre recette pour sauver ce monde ...
Et pourtant ce monde désenchanté est imprégné de grâce et cet écrivain impitoyable, pénétré de tendresse.
Puissè-je au moins m'ennuyer comme cet esturgeon !