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Billet de blog 11 janvier 2010

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Passer à gué : Pier Pao Pasolini / Ernest Pignon-Ernest

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Franchir un cours d'eau : nous avons le choix - le pont ou le gué -

J'opte pour le gué ; on y touche l'eau, on ne se noie pas, on progresse d'une pierre à l'autre, lentement (le temps d'envisager le caillou, de calculer l'enjambement).

Et parfois, certaines pierres sont comme proches, cela tient du miracle : on peut s'y tenir, un pied sur chacune et regarder, le cours de l'eau, le ciel par dessus, la branche sur la rive.

J'ai deux pierres proches : l'une se nomme Pier Pao Pasolini, l'autre Ernest Pignon-Ernest.

Comment dire cette proximité que je me suis fabriquée ?

La plus immédiate, et qui ne dépend pas de moi : le peintre Ernest Pignon-Ernest a rendu hommage à Pier Pao Pasolini en 1980 à Certaldo, bourgade italienne, lieu d'origine du Decameron de Boccace qui fut le déclencheur de ce travail : "Le Decameron, c'est le sexe, l'amour, le corps, le peuple, la mort" écrit EPE.

Mais il y a plus : le mouvement, le plus éphémère et le plus profond, celui du bas vers le haut et l'inverse. PPP fait son feu de cette giclée de la boue au ciel, EPE de son crayon fouille les corps et les exalte : baroque. En ce que ce mot transmet du travail "catastrophique" - étymologiquement "tourné vers le bas" - : vers le bas, depuis le haut, et l'inverse, sans trêve, action obstinée qui travaille à transmuer le vif en mort, le mort en vif. Mouvement de jet, de plongée.

Certaldo, 1980.

Esquisse :

"Jeter mon corps dans la lutte" écrit PPP vers la fin de son texte posthume Qui je suis. (1980 ; en français, chez Arléa, 1994)

"J'aurai toujours le regret de cette autre poésie

qui est action elle-même,

dans son détachement des choses,

dans sa musique qui n'exprime rien

sinon son aride et sublime passion

pour elle-même."

Passion, qui renverse, décape, envole : ce travail de EPE, en Avigon, 2008 ; Esquisses pour Extases.

Et :

Et :

Jeter son corps ? plongeon et traversée de l'air ; passion ? souffrance et sublime.

EPE prend au mot le sacré de l'acte de Pasolini, et lui offre sa Véronique (1996) :

Pier Pao Pasolini lui même lors du tournage de Saint Mathieu, 1965.

Et encore, lorsque EPE, pour Naples, 1988, réalise ce projet, dans lequel, d'un seul geste, il rattache Pasolini (la tête coupée, en bas à gauche) à Caravage, ce diable baroque qui, longtemps avant Pasolini, mourut d'une étrange façon, peut être sur une plage, près de Naples :

En écho, car tout est écho, remontée et descente du temps : Caravage, David et Goliath (1610)

Et je fais un pas vers cet autre travail de EPE, à Brest, autour de Jean Genet (2006) : où l'on voit ce mouvement - soutenir vers le haut celui qui cotoyait la boue - symbole de crucifixion et poids du corps.

Car il n'y a de sommet que s'il y a l'abîme, et parfois des bras se tendent : Les âmes au Purgatoire, Ernest Pignon-Ernest, Naples (1988)

Ce voisinage incessant du mort et du vif, cette force tragique qui travaille l'âme et le corps, sont sous nos yeux, mais les voit-on ? Pier Pao Pasolini les voit, par éclair : il regarde l'oeil qui regarde, à travers l'objectif d'une paire de jumelles, il débusque l'horreur perverse dans le dernier film qu'il réalisa : Salo ou les 120 jours de Sodome, 1975 ; peu après sa sortie, il fut assassiné, émasculé, son corps traîné par une auto, déchiqueté. Cette oeuvre est pour moi une pierre de gué impossible à éviter.

Et il y a aura toujours un corps pour soutenir un autre corps : Ernest Pignon-Ernest, Naples, 1988, Epidémies.

Et comme une voix jamais totalement tue, tuée, ces lignes de Pier Pao Pasolini, page 37 de Qui je suis (Arléa, 1994) :

... je ne suis plus homme de lettres.

Mon sort

c'est d'évoquer de petites collines, surplombant

un autre fleuve

aux eaux bleues très transparentes

sur de petits cailloux,

coulant entre les rives de graviers

comme des ossuaires d'abord entre les bancs

d'alluvions, tristement verts, puis entre les vignobles

(fous, l'été, d'un silence humide, estompé,

presque oriental) des coteaux,

et enfin entre des terrains bonifiés dont l'odeur

suffit à déchaîner, pour deux yeux sauvages

et un ventre sauvagement pur, cette défaillance

qui saisit

et donne envie de mourir.

...

.

PS : tout billet ici accueille volontiers critique, désaccords, nuances, rajouts ...

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