Convaincue que ce duo en vogue contribue à aveugler la réflexion et à poursuivre la mise à mort de la posture analytique politique, j'écris ce billet qui délibérément établit une correspondance entre deux hommes qui roulent chacun pour sa boutique.
Précision en préambule : certaines paroles de Dieudonné sont antisémites. Ce n'est pas là l'objet de mon billet.
Zorro est celui qui "arrive" toujours à point, figure mêlée de sauveur, de vaillant individu qui à lui seul résout un problème et de solitaire courageux. Son nom vient zébrer le décor et tout le monde pousse un "ouf" de soulagement. Le ministre Valls et l'humoriste Dieudonné se partagent à ce jour le mythe, et mieux encore, l'un sert l'autre. Si ce n'était que ça, nous pourrions passer à autre chose. Mais le danger est dans la perversité de la démarche : séduire par une posture affichée de franchissement des lignes, faire passer son discours comme celui d'une "vérité" non dite, qu'eux seuls savent dire, osent dire publiquement, et par là même, faire avancer des idées dangereuses, et un projet personnel de succès.
Nous voyons combien l'analyse menée par E. Plenel (Contre Dieudonné mais sans Valls) demeure isolée dans le monde médiatique dominant, et pour cause : l'ambiance médiatique du pays est davantage celle des media qui, en toute facilité, font des heures et des pages sur un sujet-feuilleton, que celle d'une presse analytique. Et M. Valls ne roule que pour cet univers des média d'information permanente - un événement, un déplacement du ministre, une déclaration brève (format type BFMTV), ainsi de suite. En cela, il a bien retenu la leçon de com' de N. Sarkozy. Notons au passage que M. Valls répugne clairement à se présenter sur un média plus analytique : très difficile de le faire venir à France Culture - depuis mai 2012 refus de faire un long entretien sur le Monde. Ce serait une perte de temps et un risque inutile à prendre. Bref, M. Valls "arrive" toujours à point afin d'occuper les écrans, son plan de communication est mené de main de maître (son équipe fonctionne comme une mécanique bien huilée, dans une homogénéité parfaite). L'ultime propos de Dieudonné sur le journaliste P. Cohen de France Inter est donc tombé à pic : occasion rêvée pour M. Valls de prendre la main et de travailler son hyper-présence. Mais il s'agit plus gravement d'un glissement très nocif : la prise en main par la police (Ministère de l'Intérieur) d'une affaire de justice (pénalisation de propos antisémites condamnés par la loi).
M. Valls fait flèche de tout bois dès qu'il s'agit d'occuper l'espace, de s'affirmer comme celui qui sait tenir les rênes - tradition désormais rodée du Ministère de l'Intérieur - Tout est calculé chez lui pour devenir celui dont on ne peut plus se passer, et les récents sondages lui donnent des ailes. Par ailleurs ses ambitions sont énormes, et il suffit de se retourner vers un passé récent, pour comprendre, par ses nombreuses références à Blair, qu'il incarne parfaitement ce que le gouvernement affirme plus mollement : un (social) libéralisme décomplexé, comme l'homme lui même. M. Valls, s'il est toujours au Parti Socialiste, infuse son discours de thèmes qui n'ont plus rien à voir avec le socialisme mais avec une vision sécuritaire du pays, et à ce jour, une sécurité qui n'hésite plus à s'en prendre à la liberté : il incarne un Zorro qui dirait - braves gens, vous pouvez dormir, je m'occupe de tout ! -
M. Valls affiche ses postures comme une anticipation en vue de 2017, de l’évolution de l’opinion publique dans le sens, au pire, d’une hyper-droitisation des esprits, au mieux, d’une victoire idéologique du libéralisme. Par ailleurs, il joue le rôle de celui qui s'affranchit facilement de ce que son parti représente encore de vision sociale de la politique : cette forme d'indépendance, et même de provocation, est affichée comme une revendication de "discours de vérité". Ces mécanismes de glissement idéologique sont pervers car ils ne servent pas la construction d'un bien commun, mais un projet très personnel de puissance.
C'est déjà là que nos deux personnages se font écho : Dieudonné se donne comme celui qui dit ce qui ne se dit pas, qui ose, qui fait de la provocation un art de séduction afin de prendre "un" pouvoir.
Certes, il s'en prend aux puissants, au pouvoir oligarchique, il dénonce la brutalité et la cruauté de la politique israélienne vis à vis de La Palestine, et la colonisation sans limite. Certes. Mais ce discours qui se veut incarner une grande liberté et véracité politiques, ce discours sans détour, s'émaille ici ou là, et de manière plus explicite au fil du temps, de propos antisémites (ex : épisode récent concernant le journaliste P. Cohen). Il flirte volontiers avec une vision complotiste des choses, ce qui est en soi, une erreur, sinon une tromperie : viser un certain "lobby" pour dénoncer les méfaits de toute une oligarchie cramponnée au(x) pouvoir(s) est une tromperie sur le mécanisme inégalitaire à l'oeuvre, c'est aller dans le sens de l'époque qui gomme la notion de classes sociales et des luttes à mener.
Prétendre dénoncer un "négationisme" par un autre (cf : l'incident Faurisson), est une manière perverse de poser l'ironie et la provocation comme véhicules d'une vérité politique qu'il aiderait à faire émerger ; c'est le même mécanisme qui oeuvre lorsque Dieudonné déclare ne pas savoir qui, des juifs ou des nazis, ont commencé ...! Cette torsion du langage par le truchement de l'ironie (qui a bon dos!) vient brouiller le message suffisamment pour qu'on puisse, selon l'éclairage porté, y entendre une audace politique. Distiller des paroles antisémites pour aborder la question du sionisme est une forme d'escroquerie de la pensée, un brouillage délibéré.
Ainsi, comme son compère Valls, Dieudonné n'hésite devant aucun outil pour forger son personnage, séduire son monde afin de triompher. Chacun dans son style tue la politique, faisant prendre l'histrion politique ou médiatique pour un vecteur de vérité, tout en avançant des idées dangereuses (ex : essentialisation des Roms chez Valls, et des Juifs, chez Dieudonné) pour asseoir sa puissance. Là est la perversité de ces Zorros des média (in et off).