Vous allez par les voies oubliées, englouties dans le bruit. Quand, un livre venu, vous posez votre tête, et le coeur débridé, vous cavalez dedans, alors le jour vous perce, un peu la mort aussi.
Quelle rencontre que celle de cet homme dont vous ne connaissiez que le nom : Thomas HARDY.
Le chemin jusqu'à lui ? improbable comme l'amour.
Un poète Jude STEFAN, et l'idée que son prénom venait de cet anglais lointain et de son Jude l'obscur.
Et Stéfan, venu d'un autre :
Stéphen le héros de Joyce ; steorfan, à propos duquel Jude Stéfan écrit : "en vieil anglais steorfan veut dire mourir / et si j'en retranche l'or / reste ma vie terne".
Jude Stéfan (né en 1930, à Pont Audemer, poète, essayiste, novelliste) : ce texte de lui (1992)
Plus je vais — dans la soixantaine — plus me degoûtent les écrivains gentils — genre joie de la vie, petite passion, etc. —, je vois bien que comme on vit pour rien, ils écrivent pour l'oubli, sans le savoir, ou par vanité. «C'est le malaise». C'est une honte d'écrire après Rimbaud, a-t-il été dit : aussi de même que seule ma grand-mère (maternelle) me comprenait, d'autant qu'elle ne posait de questions — à l'opposé plus tard des femmes —, peut-être un lecteur ou deux saisira cette contradiction d'inécrire, d'écrire malgré soi, dans ce grouillement de faces photogéniques bientôt manuélisées. On peut donc lire contre soi devant le moins d'auditeurs possibles, sans vergogne, en commentant même, puisqu'il faut à la fin n'avoir honte de rien, ni de crever âgé, ni d'écrire par malentendu. Ma chienne, défunte, m'aurait compris au ton, quelques amis peut-être venus sans être invités. En général, j'y entends rire (ce serait de l'humour, parait-il), c'est pleurer qu'on devrait. Mais il y avait du monde. Il y avait Emma dans sa jeune beauté dans le film qui suivait.
Et ce poème, extrait de son dernier livre, paru chez Gallimard (2010) - Que ne suis-je Catulle ? -
portrait de simple
à tout j'aurai payé tribut
foulé les chaussées
connu les blessures
j'ai trié mes vêtements
étudié à la bougie voyagé
aux îles fortunées où
caresser les ânes n'ai
chassé que la femme
arpenté les places
traversé des ponts
hanté les dix Muses
mais guère banqueté
ni cru aux charmes
j'ai vomi sur les navires
admiré phares et éléphants
cultivé l'ortie
mangé mon pain
j'ai vécu trop seul
guère pesé sur la balance
du Temps
Et au fil du recueil, vers la fin, cette image venue d'un lointain, bleuté un instant - rêve, réalité brièvement incarnés et qui s'en retournent :
au bûcher
jadis
de blancs lévriers nous léchaient les doigts
dans le festins
nés enfants païens
qui finiront par le feu comme un drôlerie dans la cave à vin :
cheveux grésillent
la peau se boursoufle
nerfs se révulsent
les viscères éclatent
os de noircir
la langue clacinée
vos yeux sont de gel
par les orbites la cervelle s'écoule
- et nos dents, nos ongles ?
Ainsi rencontré Thomas Hardy (1840 - 1928), l'homme aux récits ancrés dans le Dorset, au sud-ouest de l'Angleterre.
Les forestiers, Jude l'obscur, Tess d'Urbervilles, Le maire de Casterbridge ....
Vous ne direz rien de la biographie, presque rien du reste car vous n'avez lu que les deux premiers romans, les autres vous attendent, comme des chandelles.
Juste l'impression de pousser une porte, dans l'ombre de Jude Stéfan, de distinguer au delà du seuil, une ville qui scintille loin dans la plaine, la haute et noble Christminster, fille des savantes universités et des clochers gothiques - vous êtes là, tapie dans l'herbe du soir, tout près de Jude, le petit Jude Fawley, solitaire misérable qui s’ouvre, perché sur un toit, à l’horizon du rêve :
« Tout au bout de l’étendue des terres, quelques points lumineux brillaient comme des topazes. La transparence de l’air augmentait à chaque instant et bientôt les topazes devinrent les girouettes, les fenêtres, les toits d’ardoise mouillée, des points brillants sur les clochers, les dômes, les édifices en pierres de taille et autres silhouettes qui se devinaient vaguement. C’était Christminster, sans aucun doute : soit la ville elle-même, soit une sorte de mirage dans cette atmosphère singulière.
Le petit spectateur resta perdu en contemplation jusqu’à ce que les fenêtres et les girouettes eussent perdu leur éclat, s’éteignant presque subitement, comme des chandelles qu’on aurait soufflées. La vague apparition se voila de brume. »
Pourquoi cet enfant grimpé au soir, sur un toit de cabane vous touche-t-il à ce point ? et ce lointain que vous voyez comme le petit pan de mur jaune de Bergotte ? Petit Jude court vers le savoir, vers la belle Christminster, petit Jude trébuche.
Nuits d’étude, amour blessé, amour, amour, simple et tendre, fragile Sue, ta sœur humaine, « vive et preste comme un oiseau », proche, insaisissable. Jude l’obscur, soirs humides, compassion infinie du cœur, chaque jour un pas vers l’inconnu et ses forces écrasantes. Courage de l’amour qui ouvre plus qu’on ne peut vivre.
Jude !
Stéfan est mort
et Jude aussi
pour les amis épars
avecque lui mourra Emma
sa jeune ou belle Egérie
(ne furent qu’
Etang gelé
– un datura ouvert –
phare isolé
en fausses métaphores)
pauvres hères dans nos campagnes
qui l’hiver vous pendiez
à raison
Vous nous communiquiez
Vous nous en conjurez
Ne Plus Ecrire
Dernier texte de – Que ne suis-je Catulle* ? – Jude Stéfan.
*de Catulle (poète romain, contemporain de Jules César) :
"Vivons ma Lesbie, et aimons-nous ; et moquons-nous comme d'un as des murmures de la vieillesse morose."