Un suite de deux billets m'a amenée à prendre le temps de réfléchir à ce qui vient brouiller, étouffer, et puis démêler une relation éducative difficile.
Et d'abord les deux billets auxquels je fais écho et dont je remercie les auteurs pour ce qu'ils ont stimulé ...
http://blogs.mediapart.fr/blog/jcleon/230512/jai-casse-un-eleve
http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-guerrini/250512/rouquins-poils-de-carottes-et-autres-arthur
Voici donc, et pardonnez le style peu travaillé !
L'épisode d'Arthur raconté dans le premier billet cité ci-dessus montre comment, "in situ" comme dit Babbone dans le fil du second article, quelque chose vient détruire en un clin d’œil le fil très ténu de la relation, ici la relation de passeur, la relation éducative.
Je trouve que la référence à "l'autre" établie dans ce second billet est fondamentale ; mais là démarre la complexité. On peut songer à une éthique de la relation, mais cela ne suffira jamais à borner l'action, surtout celle qui "bafoue" celui qui est face à moi. J'entends que cette éthique ne vaut que si elle est retravaillée jour après jour, "in situ" et non pas seulement comme principes posés.
L'autre ? qu'est-ce qui peut lui donner existence en dépit de "ma"* tendance récurrente à me placer au centre de "mes" réflexions et actions ?
* ici pour imager le fait que c'est l’affaire d'un sujet propre.
L'enseignant qui a bafoué Arthur est abattu par ce qu'il a fait, quelque chose de lui l'a dépassé, mais ceci ne le dédouane pas. Il se trouve qu'il a sans doute été (s'est laissé) lui-même avalé(er) par une force brute à laquelle il a donné cours.
Comment donc permettre à tout éducateur (et humain en général) de borner, d'endiguer cette horreur (en soi, pour soi, envers l'autre) ?
J'ai eu l'habitude de travailler en groupes de paroles avec des enseignants réduits à ce type de débordement, qu'ai-je remarqué ? (et au long de ma carrière, qu'ai-je expérimenté, qu'est-ce que j'expérimente encore dans ma propre pratique ?).
L'éthique, si elle n'est fondée que sur des principes posés (mais c'est déjà ça) n'est opérante que si constamment, vient faire "barrière" la mise en place d'un lieu symbolique, un quelque chose qui fait tiers entre moi et moi, moi et l'autre. Ce tiers est multiple : la Loi, au sens fort du terme, et la conscience agissante de sa propre faille intime (= je ne suis pas ce que je crois être, pour dire vite), mais aussi tout ce qui vient établir un espace, une couche d'air, une distance entre soi et soi, soi et ses idées, soi et ses actions. Cet espace (que je vois comme concret, un "noli me tangere" en quelque sorte) vient borner ma puissance, mon envahissement : celui dont je suis l'objet et que j'étends sur l'autre.
Quels sont les facteurs de ce possible espace à créer, à maintenir actif ?
Toute parole, tout récit, toute expérience racontée, tout maintien actif d'une présence qui m'excède. Ce peut être la présence active, renouvelée par une élaboration collective d'équipe, un lieu institutionnel d'analyse et d'élaboration de l'action, des récits mythiques qui vibrent par leur métaphorisation du réel, enfin toute source de questionnement : s'empresser de questionner aussitôt ce qui est en train de se passer, ce qui "m'arrive", se replacer sans cesse dans cet espace ouvert par la question (donc la parole).
Je m'autorise, pour compléter cet écho, un exemple personnel actuel :
Au collège, l'élève x occupe trop de place physique et sonore dans ma classe, ce garçon de 12 ans s'emploie à empêcher le travail, à faire sans cesse surgir ce qui l'occupe, lui, ce qui le distrait, lui, il crée tout un réseau d'inter-dépendances par influences diverses, par passages à l'acte ...
Je n'y tiens plus, je ne supporte plus, je suis envahie par une envie de le "réduire", d'annuler sa présence au milieu des 27 autres. Ça va de plus en plus mal, je suis "grignotée" et mon cours aussi. Et puis à force de me dire - il n'est plus possible que je sois ainsi, sur-occupée par x, hargneuse, excédée, prise dans un sur-place - à force de reconnaître qu'il m'entraîne moi même, j'arrive un jour à rire (sans moquerie agressive) de sa manière "croc-magnons" - j'utilise le mot - (sa voix a mué, il grommelle ... et ne sourit jamais ; et moi je ne souris plus), je parviens à mettre entre lui et moi cette image qu'on peut penser méprisante (le croc-magnons) mais qui ne l'est pas car je l'accompagne, sans me forcer, d'une moquerie sur moi même (du type : regarde comme je suis ridicule aussi dans ce duo que nous formons, ceci pour exprimer "ce qui se passe" en moi). Cet instant-là laisse soudain la place à une forme de tendresse, je l'envisage comme un enfant, il me touche ; c'est alors comme si je me rééquilibrais à l'intérieur.
En même temps, je tiens bon, jour après jour, sur les interdictions que je lui oppose, et je maintiens par ailleurs un lien avec sa mère (mère isolée) afin de la rassurer sur le fait que les punitions, ou réprimandes dont son fils fait les frais ne sont pas des jugements sur son éducation à elle, mais des nécessités de groupe, je désamorce ce qui fait jour chez elle et qui se résume rait ainsi : l'école ne le comprend pas - (en quoi elle a, à la fois, raison et tort !). En outre, je ne fais pas mention ici des dispositifs pédagogiques ni du travail avec l'équipe, lien quotidien qui existe comme il peut et qui aide à mettre du jeu entre chacun et la classe, chacun et chaque élève, ceci pour ne pas allonger ce billet.
L'élève x réduit peu à peu ses interventions intempestives, il se range davantage dans le groupe, sans pour autant se faire oublier !
De plus, j'organise régulièrement une vie de classe (autre lieu tiers où j'ai établi que la critique est faite de négatif et de positif, ce qui autorise des paroles comme : "je me plains de ...je complimente untel") ; dernièrement, des élèves, parmi celles (des filles) que x a brutalisées, prennent la parole pour le complimenter sur son changement. Le voilà qui sourit, qui se tortille de gêne (et de plaisir), et je fais aussitôt écho à ces mots en disant que je suis ravie des ces paroles car elles croisent mes propres impressions, je rajoute enfin qu'on peut effectivement complimenter x, et la classe spontanément l'applaudit.
X n'est pas devenu un élève modèle mais il a réduit son envahissement et se met plus facilement dans le travail (là il me faut beaucoup l'accompagner et se rejoue sans cesse la question du trop ou du pas assez !). L'ambiance de la classe est bien plus sereine, je suis détendue à nouveau ....
Voici donc un récit dont je ne maîtrise pas tous les éléments, loin s'en faut, mais qui illustre peut être ce travail du "tiers" ....