En d'autres mots, lorsque la société grecque découvre la démocratie comme pensée et pratique politiques, c'est aussi le moment historique où le récit épique est remplacé par la tragédie : alors que les héros étaient présentés comme des modèles dans l'épopée, sur la scène de la tragédie, on représente surtout la façon dont le héros va être confronté à d'autres personnages et à ses propres actions (amorce du politique).
« La tragédie présente l'homme en situation d'agir, face à une décision qui engage tout ; et il va choisir ce qui lui semble le meilleur. Or, en faisant ce choix, il va en quelque sorte se détruire lui-même. Car son acte - son petit acte - va prendre un sens tout différent de celui qu'il avait imaginé et il va revenir sur lui comme une sorte de boomerang. Cet homme, qui croyait bien faire, va apparaître comme un monstre ou un criminel. Il y a une illusion à croire que l'homme est maître de ses actes, nous dit la tragédie. » (Jean Pierre Vernant).
Cet article-ci donne une vision très intéressante de ce tournant historique, et surtout de son intérêt pour nous aujourd'hui (voir le dernier paragraphe) : la tragédie problématise le destin humain, elle montre que l'homme est de manière paradoxale, celui que tout dépasse et celui qui, pourtant, va agir et se confronter au sens de son action (lien aigu avec le sens du politique démocratique naissant).
Très féconde pour moi, cette idée, encore, qui irrigue la tragédie : lorsque celle-ci commence, tout le monde sait que son issue est catastrophique. Alors, pourrrait-on dire dans un esprit très contemporain – à quoi bon, si tout est fichu d'avance ! Ne serait-ce pas une leçon de défaitisme et de dépression collective assurée ? -
C'est là que tout se joue : je sais que la fin est la mort, et pourtant je vis : « L'homme tragique accumule sur lui toutes les souffrances et toutes les horreurs du monde. De sorte que le spectateur est à la fois saisi de terreur et de pitié, mais en même temps (c'est la théorie d'Aristote) ces sentiments de terreur et de pitié vont se trouver purifiés, comme des mauvaises humeurs que l'on expulse. Par le biais de la représentation, avec ses règles - unité de lieu et de temps, tension de l'intrigue tragique -, cette "infirmité" humaine est présentée sous un éclairage qui en fait des éléments porteurs de beauté. L'émotion que l'on éprouve - la terreur mêlée à la pitié - se trouve purifiée par la force du rythme et de la poésie. Car elle est transposée sur un autre plan que celui de la vie quotidienne ou de l'expérience personnelle. » (J. P. Vernant)
Je vois un autre intérêt à cette remontée au jour de la pensée tragique : le paradoxe terrible de l'époque – les catastrophes climatiques, géopolitiques, économiques… sont là, derrière la porte ; et pourtant l'agitation distrayante est à son comble, que ce soit pur loisir (ou autre culte du bien être), hyper-consommation, ou plus grave, la culure et la politique comme passe-temps et objets de consommation (ex : le concept de « participatif » sur Médiapart, ou ailleurs, n'est-il pas une forme d'objet de consommation-passe temps ?). Un peu comme si tout se transformait en objets (comme dans la pub) : images clignotantes qui obnubilent.
La pensée tragique comme mise au jour du paradoxe : la catastrophe guette // l'agitation est frénétique, jusqu'à nous rendre aveugles et sourds.
A côté de la fonction de sublimation qu'expose J. P. Vernant, on peut saisir aujourd'hui dans la pensée tragique la double nécessité : ne pas fermer les yeux sur l'essentiel dangereux et, pour autant, ne pas renoncer au « métier de vivre » et au but de faire du politique un agir lucide.
Et pour conclure au plus près de nous : voter à la primaire de la droite (ou pas), être conscient de ce qui démolit tout ce qui a amorcé la mise en œuvre de la République sociale, voter (ou s'abstenir) aux élections de 2017, s'engager (ou pas) pour tel ou tel à gauche….. mais ne pas fermer les yeux sur la catastrophe et vouloir encore une fois dessiner une piste possible pour notre société conçue comme collectif (plus lié que délié), et non pas comme agrégat d'individus ou de petits groupes, bref, pour une société politique.