1962 : Maison-Carrée (El Harrach), les écoles ferment car on craint pour notre sécurité. J'ai douze ans et le père de ma meilleure amie Hélène vient d'être assassiné devant la porte de son cabinet médical, pas loin de l'Ecole Laverdet. Alors moi, je me dis que l'on ferme les écoles parce que nous risquons de mourir, d'être mitraillés.
Les "bérets rouges" comme je me plaisais à les appeler, sont venus nous "garder" dans l'enceinte de l'immeuble de la SAPCE (société algérienne de produits chimiques et d'engrais) où nous habitions, nous protéger plus exactement, mais de quoi ? Un après-midi, je jouais "en bas" (un raccourci, vocabulaire de notre enfance mi-sicilien, mi-français) quand une grenade est tombée comme un pétard mouillé prés de moi. D'où venait-elle ? De notre propre immeuble pour faire croire que le FLN nous attaquait ? Fort probable à postériori... Toujours est-il que l'interdiction de jouer "en bas" a frappé les jours et les semaines qui comptèrent jusqu'à notre transfert dans un appartement au centre d'Alger, théâtre pour moi inoubliable de la liesse algérienne fêtant l'indépendance.
Avant que cette évacuation n'arrive, je me revois appuyée sur le bord de mon balcon de notre immeuble cerné d'un mur en ciment sans barbelés (cela est moins douloureux) Je peux l'apercevoir de l'autre côté. Il fait parti de ce quartier qui ne me fût pas interdit pendant une dizaine d'années, où j'allais acheter avec mes frères les beignets, les makrouts etc..., piquer à l'occasion les carambars du mozabite (peuple pacifique). Il me regarde derrière son rideau et je ne le quitte pas des yeux, comme je ne voulais certainement pas quitter ma terre natale.
Tous les jours, à la même heure, cette obsession du lien à maintenir avant que les "paras" ne viennent nous embarquer pour le centre ville. Un arrachement. Je savais que papa voulait rester et prendre la nationalité algérienne. Pas de problème pour lui, il parlait l'italien, le français et l'arabe mais n'écrivait aucune de ces langues ce qui ne l'a pas empêché d'être "chef de chantier" et responsable de l'embauche des ouvriers toutes nationalités confondus. Monsieur Michel, ils l'appelaient. Beaucoup de respect pour son autorité ferme et impartiale. Il ne voulait pas de parti pris politique disait-il à la maison. Sauf que, l'attentat de la rue d'Isly, les représailles du lendemain et ainsi de suite, années les plus noires de la guerre avec une politique de la terre brûlée menée par l'Oas ont mis en doute la possibilité d'y rester.


Nous n'allions plus à Fort de l'eau (Bordj El Kiffan) au cabanon familial car notre ami et chauffeur harki qui nous y conduisait avec sa traction s'était fait assassiné, "trop gentil avec les européens"... Je n'y comprenais rien. En 1958, Jean mon frère aîné fonçait au Forum d'Alger sur sa Vespa, drapeaux tricolores au vent, il avait "cru comprendre"... et là 1962 nous avions réintégrés notre immeuble, toujours séparés par l'enceinte murale, les "bérets rouges" sur le toit et mon amoureux "anonyme" derrière sa fenêtre.
Un des derniers longs soirs, barricadés derrière nos volets laissant entrevoir les flammes de l'incendie du poste de gardes mobiles plastiqué par l'Oas, je me demandais si nous allions vraiment partir.
- C'est comment la France ?
- Des routes, des maisons, c'est comme ici !
Le lit de camp est inconfortable, les meubles ont embarqués pour Port-Vendres depuis trois mois déjà. Mon beau-frère est rentré un soir à moitié mort, il conduisait la quatre chevaux de papa et s'est emplâtré contre un mur. Un miracle qu"il ne soit pas mort, le FLN le soupçonnait de détenir des armes pour l'autre organisation, celle qui me flanquait "la trouille" la nuit.
Mon amoureux, porteur d'espoir, toujours dans la maison d'en face, à 200 mètres à vol d'oiseau, mais c'est mon père qui me tira de la situation désespérée, du désert d'humanisme, de la haine d'entre les hommes. Nous allions quitter l'Algérie en escorte serrée, menée par le chef du FLN du quartier devenu interdit, m'arrachant aux odeurs de beignets, il voulut nous protéger de ceux du Djebel qui ne nous connaissaient pas. Adieu, Alger la blanche et bienvenue au camp de réfugiés de Brecia en Italie du Nord, trois jours, trois nuits pour comprendre que j'étais d'abord italienne, que dormir derrière des rideaux de couverture sur la terre battue, cela ne durerait pas longtemps, juste quelques milliers de lire à encaisser pour commencer une nouvelle vie à Montréal dans l'Aude.
J'étais amoureuse d'un algérien, j'avais douze ans..
1963 : A l'école française,
- mais dis moi tu es algérienne non ?
- je rougis, je ne sais que répondre, "euh..oui... puisque je suis née là-bas"
- Alors tu es arabe ?
Je compris alors le dédain pour ce peuple de l'Algérie toute entière. Le pont franchi, plus tard, je trouvais les mots pour expliquer la différence et faire vivre cette culture.
Je dédie ce billet, plus particulièrement à Ben Boukhtache..