Un hommage a été rendu à la mémoire de Jean Raguénès, vendredi 1er mars, dans le cadre de la soirée organisée par le Couvent des Dominicains au 20 rue des Tanneries, 75013 Paris. Sa trajectoire a été évoquée, du Centre Saint-Yves au Brésil en passant par mai 68 et Lip, par différentes témoins, dont Charles Piaget, Paul Blanquart, Suzanne Humberset, Roger Gauthier, Régis Waquet, Gabriel Maurin et moi-même. Voici mon hommage:
J’ai rencontré Jean chez Dom Thomas Balduino à Goiás Velho en 1994, il venait d’arriver au Brésil. Il m’a dit qu’il aimerait que je lui parle des mouvements sociaux en Amazonie, des associations de paysans, car il était en train de faire un « tour social » pour choisir là où il pouvait se rendre utile. Je lui expliquai les difficultés des mouvements sociaux et du monde associatif en Amazonie pour se coordonner. Je lui expliquai leur isolement géographique, les énormes distances et le piètre état de la route transamazonienne. Et pourquoi il fallait leur donner des moyens pour les aider à sortir de cet isolement politique et économique en faisant pression auprès des gouvernements pour changer la politique agraire et la politique du développement. J’ai eu une longue discussion avec Jean car il m’a bombardée de questions. Par chance, ma réunion avec la direction de la CPT (Commission pastorale de la terre) a été retardée pour le lendemain.
Il voulait tout savoir sur mon travail au CCFD, comment je travaillais sur le terrain. Il voulait savoir si j’étais une militante ou simplement un cadre de la coopération internationale… Quant à moi, je voulais savoir qui était ce dominicain qui ne parlait pas encore le portugais qui voulait aider les paysans et s’installer en Amazonie… Je me méfiais un peu des curés européens après toutes les attaques contre la théologie de la libération.
Je lui expliquai comment j’avais bâti avec les partenaires du CCFD une stratégie d’action régionale pour le développement solidaire pour mieux coordonner leurs actions et promouvoir des échanges de savoirs et d’expériences avec d’autres organisations. Dans une région tellement vaste (11 fois plus grande que la France), l’aide au développement ne pouvait pas se développer sans avoir des incidences sociales. A cette occasion, Jean m’a demandé si je connaissais Louis Joseph Lebret et je lui répondis que je n’étais pas seulement influencée par ses travaux, mais aussi par François Perroux et Proudhon sur la question de la cogestion. J’ai fait mes études en aménagement du territoire et développement et économie. Je lui disais que j’avais également participé à Paris au groupe économie et humanisme du Centre Lebret, ainsi qu’au Centre de Recherches Marxiste… Et que René Dumont avait été président d’honneur du Comité International de Défense de l’Amazonie dont j’avais participé à la fondation. Grâce à René Dumont, j’ai découvert l’écologie politique. En blaguant, je dis à Jean que je suis devenue une « pastèque » verte à l’extérieur et toujours rouge à l’intérieur.
Bref, le Frère Jean a été tellement enthousiaste qu’il m’a raconté comment il avait vécu mai 68, l’expérience de LIP et sans hésiter, après plusieurs bières et une dose de cachaça, il m’a dit qu’il était anarchiste et dominicain… Ouh la la, « Meu Deus do céu » comme disent les Brésiliens… Est-ce que la cachaça est en train de lui monter à la tête ? Ou est-ce la chaleur tropicale qui a commencé à faire effet sur lui… j’étais en train de vivre le surréalisme tropical !
A partir de cette déclaration, Jean est devenu mon allié pour le salut de l’humanité avec toutes nos contradictions ! On a beaucoup rigolé et Jean m’a chanté « le temps des cerises » et je lui ai chanté « Caminhando » de Geraldo Vandré interdit par le coup d’Etat. Une amitié est alors née…
L’année suivante, j’ai rencontré Jean à Altamira. J’arrive avec 3 cartouches de Gauloises et 2 bouteilles de vin… Il était content tel un gamin. Jean participe à sa première réunion avec moi au siège du MTSP-Mouvement pour la survie de travailleurs de la transamazonienne – MPST. C’était la première réunion pour élaborer un plan d’action pour un développement intégré et solidaire réunissant des paysans, des chercheurs de centres de recherche de l’Amazonie, le Centre national de recherche agronomique et la Pastorale de la Terra.
A la fin de la réunion, Jean m’a pris par le bras et m’a dit : Ils ne sont pas très politisés, il faut d’abord appuyer un programme de formation politique d’éducation populaire, sinon ce plan ne marchera pas. Une fois encore, Jean me raconte l’expérience du LIP… Je lui explique que cette belle expérience de LIP n’était pas exportable en l’Amazonie. Toutefois, je lui dis qu’il serait intéressant de raconter aux paysans son expérience. Et il m’a répondu : Je l’ai déjà fait mais ils ont rien compris… C’est pourquoi je te dis que tu devrais donner la priorité à l’éducation politique. J’ai vu qu’il n’était pas convaincu par ma réponse. Mais quand je lui ai parlé que l’éducation populaire faisait parti de notre démarche pour passer de l’exclusion à l’inclusion sociale et politique des paysans, des travailleurs sans terre, il a compris. Je lui ai dit que quand on travaillait avec des exclus il ne fallait pas les bousculer, l’urgence était leur survie et cela passait par l’écoute de leurs priorités et par des actions concrètes de développement.
Le plan de développement comportait plusieurs volets (éducation, santé, accès aux crédits agricoles, diversification de la production, élevage à petite échelle, environnement, économie solidaire, la gestion agricole, les rapports des genres) pour une durée de 5 ans. C’était un travail aussi de lutte pour leurs droits. L’éducation politique se fait dans l’action.
Ensuite j’invitais Frère Jean à venir avec moi pour visiter les différentes communautés établies au long de la route transamazonienne. Jean est parti chercher ses affaires et il est venu avec sa guitare, une bouteille de cachaça, du sucre et des citrons verts. Et il m’a dit : et voila nous sommes prêts pour la route ! Par manque de chance nous avons eu une pluie tropicale qui n’a pas duré longtemps mais suffisamment pour rendre la route impraticable. Arrive un moment où notre combi ne pouvait plus avancer et nous nous sommes embourbés, nous sommes tous sortis du combi pour le pousser… Il fallait aller chercher des troncs d’arbre et des feuilles de palmier pour les poser sous les roues. Moi et Jean nous sommes restés dans la voiture en attendant. Alors Jean m’a dit : on va prendre un peu de cachaça… On a bu sec la cachaça de Jean, elle n’était pas terrible… Il a pris sa guitare et a chanté « le temps des cerises », il avait une très belle voix… Et voilà en pleine jungle amazonienne Jean m’a rappelé la commune de Paris. D'une chanson à l'autre, la belle voix de Jean faisait écho dans la forêt ! Avec le deuxième petit verre de cachaça, Jean m’a dit : maintenant, on va chanter le plus beau des chants révolutionnaires. Et il a commencé : Debout ! Les damnés de la terre. Debout ! Les forçats de la faim; Laralaralalala… C’est la lutte finale. Groupons nous et demain. L’internationale sera le genre humain. Et nous voilà tous les deux en pleine jungle, isolés sur une route boueuse en train de chanter l’internationale.
Nos amis sont arrivés avec les troncs d’arbres et les feuilles de palmiers. Avec une chaleur humide, les pieds dans la boue, nous continuons à pousser la combi, mais en chantant l’internationale. Cette scène je ne l’oublierai jamais.
Jean est resté 5 ans en Altamira et tous les ans on se rencontrait, il avait intégré complètement l’équipe du projet en tant que membre de la CPT. Nos réunions participatives étaient toujours plus animées avec la présence de Jean. J’ai créé une méthodologie qu’on appelle « rapport vivant » : à chaque fois, on reprenait les objectifs du plan et le chronogramme d’action avec toutes les activités et projets prévu pendant chaque année. On avait d’énormes feuilles qu’on collait sur les murs. Chaque groupe faisait un exposé sur ce qui avait été réalisé pendant l’année. On a essayé de voir pour chaque projet combien de personnes avaient été bénéficiaires. Ce qui s’était amélioré ou pas. Au final, les chercheurs présents structuraient les informations, les reportaient sur l’ordinateur et tout le monde sortait de la réunion avec son rapport. Tout naturellement, tous ses rapports participatifs se terminaient avec la participation de notre militant numéro 1, Jean et sa guitare. Avec les chants révolutionnaires, les chansons de Edith Piaf, les chansons de mai 68, beaucoup de Brassens aussi. Nos réunions finissaient toujours dans la joie avec une bonne caipirinha et de la bière.
Les paysans de l’Altamira et Xingu ont été habitués à la sonorité de la langue française mais la façon d’appeler Frère Jean Frei Jean en portugais, pour beaucoup des paysans, ça sonnait Feijão. Et voilà comme Jean est devenu une graine ! Feijão c’est le haricot, le plat qu’on mange tous les jours à la campagne. Notre ami Frère Jean est devenu Feijão.
Tu vois Jean, tu as su semer l’espoir et l’utopie d’un monde meilleur. La graine Feijão est à la table du paysan qui aujourd’hui peut manger à sa faim et tes chants révolutionnaires d’espoir continuent à faire écho dans la forêt amazonienne…
Marilza de Melo Foucher