Luiz Soares Dulci est directeur de l’Institut Lula. Fondateur du Parti des travailleurs, ancien ministre du président brésilien, il revient sur la réussite économique des pays émergents, et en particulier du Brésil: «Notre taux de chômage (environ 5%) est le plus bas de l'histoire du Brésil. Existe-t-il un indicateur plus évident de la santé d'une économie ?».
Luiz Soares Dulci (né en 1956) a été ministre, responsable du secrétariat général de la Présidence de la République sous le gouvernement Lula. Diplômé en lettres classiques de l'Université fédérale de Rio de Janeiro 1974 ,il a été professeur d'université, militant du Syndicat des enseignants de Rio de Janeiro et du Minas Gerais. Il a coordonné les premières grèves de travailleurs de l'éducation nationale, a participé à la fondation de la grande Union Centrale des Travailleurs (CUT) et a également été l'un des fondateurs du Parti des Travailleurs (PT) (1980).
Luiz Dulci est entré dans la vie parlementaire en 1982 et a été élu député du Parti des Travailleurs. Il a été l'un des coordinateurs de la campagne présidentielle de Lula en 2002.
Pourquoi l’Institut Lula intervient principalement au niveau international ?
Lorsque Lula a quitté la présidence, il a indiqué qu'il allait se consacrer essentiellement à la coopération internationale. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il allait s’éloigner de questions brésiliennes. Au contraire: il a soutenu avec enthousiasme le gouvernement Dilma, les partis progressistes et les organisations populaires, dialoguant en permanence avec eux, non seulement au siège social à São Paulo, mais aussi lors de ses nombreux voyages à travers le pays. Et il entretient des contacts avec les intellectuels, les syndicats, les jeunes, les églises, les entrepreneurs. Mais son rôle maintenant, bien sûr, est autre. Il ne se prononce pas sur les questions qui sont de la responsabilité de la présidente Dilma, sauf pour appuyer ses décisions ou la défendre contre les attaques de plus en plus fortes de la droite. C'est pourquoi à l’institut nous avons défini deux lignes de travail prioritaires: encourager l'intégration de l'Amérique latine et coopérer au développement de l'Afrique.
Quel est le travail de l’Institut en Amérique latine ?
C'est l'intégration régionale elle-même. Amérique du Sud et Amérique latine, comme nous le savons, ont fait des progrès extraordinaires dans la dernière décennie. La plupart des pays ont des gouvernements progressistes qui ont réussi à tourner la page catastrophique du néolibéralisme, retrouvé la croissance économique, la distribution des revenus et la promotion de l’inclusion sociale. L'intégration a beaucoup progressé, en particulier dans les aspects commerciaux et politiques. Il suffit de dire que, en 2002, selon la CEPAL, le commerce entre les pays d'Amérique latine était de 33 milliards de dollars, aujourd'hui il est de 137 milliards de dollars. Et il peut être encore beaucoup plus, nous sommes un marché de 400 millions d'habitants, avec une importante perspective d’expansion. Les dirigeants de tendances politiques différentes se rendent compte que, unie, la région peut mieux défendre ses intérêts légitimes et a plus de poids dans les décisions mondiales. Ainsi, il a été possible de créer Unasur - Union des nations sud-américaines, et la CELAC - Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes et ils jouent déjà un rôle majeur. Mais il y a une prise de conscience générale qu’il est nécessaire d’accélérer le processus d'intégration, avec d'autres dimensions qui sont également stratégiques. Récemment, l'Institut Lula a organisé un grand séminaire au Chili, en partenariat avec la CEPALC, la BID et la CAF, réunissant des dirigeants politiques et sociaux des différents pays pour débattre des propositions d’intégration physique, énergétique, financière, du travail, des politiques sociales, culturelles, environnementales etc. Il est nécessaire de populariser la cause de l'intégration, impliquant de plus en plus les citoyens ordinaires. Au cours des trois dernières années, Lula a fait 30 voyages dans la région, en discutant avec les différents acteurs sociaux la nécessité - et l’opportunité - de faire progresser l’intégration.
Pourquoi l'Institut a-t-il décidé de donner la priorité au continent africain? On perçoit même que l'Institut Lula n’est uniquement présent en Afrique lusophone. Pourquoi cette relation sud / sud est-elle si nécessaire?
Les liens culturels, historiques et moraux entre le Brésil et l'Afrique sont très forts. Comme vous le savez, la moitié de la population brésilienne est d'origine africaine. L'africanité est présent dans tous les aspects de notre existence collective: la langue, les coutumes, les arts, la vie spirituelle. Pour le Brésil, la coopération avec l'Afrique est à la fois une impulsion naturelle et une obligation politique.
D'autre part, c'est la première fois dans l'histoire que l'Afrique et l'Amérique latine traversent une longue période de croissance économique. Dans ce siècle, l'Afrique a connu une croissance moyenne de 5% par an, et cette situation devrait durer encore longtemps.
La croissance économique crée des conditions pour les pays africains, comme le font la majorité des pays d'Amérique latine, pour moderniser et renforcer leurs économies et, surtout, promouvoir un vrai développement social capable de lutter efficacement contre la faim et la pauvreté, générant des emplois à grande échelle, amplifiant et améliorant les systèmes d'éducation et de santé et l’universalité des droits à la citoyenneté.
Le gouvernement brésilien suit de près ce processus, et le soutient activement, depuis que Lula a pris ses fonctions en 2003. Au cours de ses deux mandats, Lula a fait 33 voyages dans 26 pays africains, amplifiant nos échanges politiques, technologiques, universitaires, commerciaux et culturels. Et la présidente Dilma a maintenu cette priorité.
Une décision fondamentale de notre gouvernement a été d'intégrer l'enseignement de l'histoire africaine dans les programmes de toutes les écoles brésiliennes.
L’institut Lula, outre le soutien des initiatives gouvernementales, cherche à mobiliser les différents segments de la société brésilienne autour du dialogue et la coopération avec l'Afrique. Il y a eu de nombreuses activités de l'institut dans ce sens. Et il est déjà devenu une référence importante pour les Brésiliens et les Africains prêts à lutter pour un rapprochement encore plus fort.
La langue, bien sûr, nous rapproche des pays lusophones - Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Sao Tomé et Principe - avec qui nous nous rencontrons régulièrement au sein de la CPLP. Mais nous travaillons avec de nombreux autres pays, de différentes langues et cultures, également avec les institutions continentales en Afrique, tels que l'Union africaine et la banque africaine de développement.
Et qu'en est-il de la relation sud-sud ?
Dès l'élection de Lula, le Brésil a fait le pari stratégique des relations Sud-Sud, sans préjudicier nos relations traditionnelles avec l'Europe et l'Amérique du Nord. Nous pensons que c’est important pour rendre plus équilibré le système économique et politique international afin que le multilatéralisme ne soit pas seulement rhétorique, mais effectif. Dans le domaine politique et diplomatique, les efforts Sud-Sud ont abouti à la création des BRICS, des sommets Afrique et Amérique Latine, Pays arabes et Amérique Latine, et ont rendus incontournable la création même du G-20. Les résultats en termes d'expansion commerciale et des investissements sont également très significatifs.
Le Brésil semble désormais bien représenté dans les organisations multilatérales, cependant, en termes d'image sur la scène internationale on a l'impression que le Brésil perd de son espace ... La presse internationale ne lui donne pas aujourd’hui la même importance que pendant le gouvernement Lula. Quelle en est la raison?
Pour autant que je le perçoive, une partie de la presse européenne et américaine a changé de position sur les pays dits émergents. Par seulement sur le Brésil mais aussi avec l'Inde, la Turquie, l'Afrique du Sud et d’autres. Même avec la Chine dans une certaine mesure. Brusquement des publications conservatrices comme "The Economist" et le "Financial Times", qui, auparavant, ne se lassaient pas de célébrer la cohérence et la réussite des pays émergents, maintenant tombent à l'autre extrémité. Elles ont commencé à questionner, parfois dans un style pamphlétaire, leur faiblesse supposée, à faire toutes sortes de critiques et de prévisions négatives sur leur économie et leur potentiel de croissance. Bien sûr, cela finit par affecter d’une manière ou d’une autre, les autres médias et leur «perception» des émergents
Comme il n'y a aucune raison concrète à cette soudaine hostilité, nous ne pouvons l’attribuer qu’à des raisons idéologiques ou politiques. Est-ce parce qu'aucun des pays émergents ne suit la recette du néolibéralisme ? Ou parce que tous ont refusé la déréglementation complète - et suicidaire - du système financier ? Ou parce qu’ils n’acceptent pas, comme l'avaient fait les gouvernements soumis des années 1990, de privatiser nos entreprises publiques stratégiques ? Est-ce parce que les émergents persistent dans leur politique de distribution ? Je ne sais pas.
Je préfère croire qu'il s'agit d'une profonde incompréhension du niveau atteint par les émergents. Beaucoup de gens ne comprennent pas que les économies émergentes outre une croissance accélérée dans la dernière décennie ont également donné un saut significatif de qualité. Elles sont devenues plus efficaces et professionnelles, et beaucoup plus rigoureuses du point de vue budgétaire et monétaire. C’est pour cela qu’elles ont considérablement réduit leur vulnérabilité et aujourd'hui, elles sont beaucoup mieux préparées à faire face aux fluctuations du marché international.
Concrètement, cela se manifeste comment pour l’économie brésilienne ?
Une évaluation objective de notre économie doit être basée sur des données concrètes. Face aux préjugés idéologiques et aux jugements hâtifs, les chiffres sont la meilleure réponse
En 2003, lorsque Lula a pris ses fonctions, notre PIB était de 550 milliards de dollars aujourd'hui il est $ 2,2 trillions. Le pays est devenu la septième plus grande économie du monde. Le commerce extérieur, par exemple, est passé de $ 118 milliards à 480 milliards de dollars annuellement. Le Brésil est devenu l'un des plus grands producteurs de voitures, de machines agricoles, d’aluminium, de cellulose, d’avions; et leader mondial dans l'éthanol, le sucre, l'orange, le soja et le café.
En outre, l'inflation a été ramenée de 12,5% en 2003 à 5,9% en 2013, et elle se maintient depuis dix ans dans l'objectif fixé par la Banque centrale. Nous avons réussi à réduire la dette publique de 60,4% à 33,8% du PIB, une des plus basses parmi les grandes économies. Et le gouvernement Dilma continue de faire l'effort budgétaire nécessaire pour maintenir la trajectoire de réduction de la dette. En outre, en 2003 nos réserves monétaires étaient seulement de 37 milliards de dollars, plus de la moitié prêtée par le FMI. Aujourd'hui, elles sont de 377 milliards de dollars, et le Brésil est devenu créditeur du fonds monétaire international. Ainsi, le pays peut gérer facilement les effets de turbulence externe. Autre preuve de la solidité de l’économie est le fait de continuer à recevoir une grande quantité de l'investissement direct étranger (IDE) qui seulement en 2013 s'élevait à 62 milliards de dollars.
Comme vous le savez, le commerce mondial stagne depuis 2008. Et la crise internationale évidemment a impacté le crédit et le taux de change. Il n’y a pas de doute, c’est est un bon signe que la FED des Etats Unis prend en retirant les incitations économiques, mais bien sûr cela diminue également la liquidité globale. Cependant, même dans cette situation défavorable, la croissance du Brésil a été de 2,3% l'an dernier, au-dessus de tous les pays développés et de la plupart des émergents. Et la croissance sera au moins égale en 2014.
Et ce qui est le plus important: Selon l'OIT le monde a supprimé 62 millions d'emplois depuis 2008, alors que le Brésil a créé 10,5 millions de nouveaux emplois. Notre taux de chômage (environ 5%) est le plus bas de l'histoire du Brésil. Existe-t-il un indicateur plus évident de la santé d'une économie ?
Mais pourquoi le Brésil a-t-il connu la vague de manifestations en Juin l'année dernière ? Que voulaient ces jeunes ? Les manifestations continuent encore ?
Tout le monde sait que les gouvernements de Lula et Dilma ont sorti 36 millions de personnes de la pauvreté et en ont amenés 42 millions dans la classe moyenne. Le Brésil a fait en douze ans, pacifiquement, ce que de nombreux pays ont mis des décennies à faire et avec des révolutions. Le pays a connu une énorme mobilité sociale. Et pour qui conquière des droits fondamentaux, il est naturel de vouloir plus. Par exemple : Le nombre d'étudiants dans les universités a augmenté de 3,6 à 7 millions et de plus 6 autre millions de jeunes ont eu accès à une qualification professionnelle. Maintenant, et à juste titre d’ailleurs, ces jeunes veulent une meilleure qualité de l’enseignement. Le Brésil a un système de soins de santé publique, qui a été une grande conquête. Mais nous devons le rendre plus souple et efficace. Des millions de personnes, y compris des classes populaires, ont pu acheter leur première voiture (la production annuelle est passée de 1,6 à près de 4 millions de véhicules ). Bien sûr, cela pose des défis importants en termes de mobilité urbaine et de transport public. Les différentes banderoles de ces manifestations portaient sur l'amélioration des services publics, notamment la santé et les transports. Banderoles avec lesquelles nous nous identifions tous.
La présidente Dilma a donné une réponse rapide à la clameur des rues, dialogué avec les mouvements et proposé des accords nationaux ambitieux pour résoudre les problèmes posés. Les engagements qu’elle a assumés ont immédiatement commencé à être mis en œuvre. Depuis lors, le gouvernement fédéral a investi encore plus dans la santé et les transports, en mettant l'accent sur le programme "Plus de médecins", qui bénéficie d'un grand soutien populaire, et un ensemble de chantiers de mobilité urbaine (métros, téléfériques urbains, couloirs de bus, etc.) déjà en cours de réalisation dans les capitales de l'Etat et dans d'autres grandes villes.
Tout n'a pas été résolu, bien sûr. La résolution de ces problèmes ne se produira pas par magie. Cela exigera un effort intense et soutenu sur plusieurs années. Depuis juin dernier, il n’y a pas eu plus d’autres grandes manifestations. Ponctuellement de petits mouvements se produisent promus par ce qu'on appelle "black blocs", des adeptes de la violence politique, qui brûlent les agences bancaires et les commerces et qui a même causé la mort d'un journaliste. Ils sont violents mais pas plus de quelques centaines à travers tout le pays. Je pense que la plupart des jeunes de juin sont contre la violence et pour la négociation démocratique avec le gouvernement fédéral, les gouvernements des États et les administrations municipales.