Luiz Belluzzo est considéré comme l'un des meilleurs économistes hétérodoxes du Brésil, en raison de ses interprétations, suggestions et critiques de la société brésilienne, du point de vue de Karl Marx et de John Maynard Keynes. En 2001, le dictionnaire biographique des économistes alternatifs l’a inclus parmi les 100 plus grandes économistes hétérodoxes du XXe siècle. Entretien.
Pourquoi les agences de notation ont-t-elles décidé d'abaisser la note de crédit du Brésil?
Cette décision a été annoncée au milieu de l'année dernière, lorsque les manifestations populaires étaient au sommet. Ceci a été interprété par les responsables de marchés et par les médias comme un signe de désapprobation de la politique des gouvernements du PT, en particulier contre “l'interventionnisme excessif” du gouvernement Dilma et même contre “l’assistancialisme” des politiques sociales. L'annonce par la Réserve Fédérale de la réduction du Quantitative Easing a mis le feu aux poudres et a déclenché un tsunami de pessimisme au sujet de la «vulnérabilité» du Brésil.
Plus récemment, la nouvelle présidente de la Fed, Janet Yellen, a inscrit le Brésil parmi les cinq pays les plus vulnérables, sur la base d'un rapport honteux de son bureau truffé de lacunes techniques. Des critiques du rapport ont été exprimées par des économistes indépendants, comme Paul Krugman (« prix Nobel » d'économie 2008) qui a déclaré solennellement que le Brésil ne faisait pas parti des pays les plus vulnérables. De plus, pour Krugman, en dépit de la mauvaise performance de l'industrie, mise à mal par le taux de change surévalué et l'inflation au-dessus de la cible (autour de 5,6% annuel), les indicateurs de la dette brute rapportée au PIB, la dette nette et la dette externe à court terme rapportée au PIB sont considérés comme satisfaisant.
En ce qui concerne les manifestations, l'écrasante majorité des manifestants réclamait de meilleurs services publics, santé, éducation, transports urbains. C'est-à-dire réclamait davantage d'investissements de la part d’un gouvernement paralysé par les diktats des marchés financiers qui crient "au feu!" face à toute mise en cause de leur pouvoir, utilisant pour cela le diktat des agences de notation.
La presse au Brésil et l'opposition semblent se réjouir de la perte de crédibilité du Brésil. En général, les capitalistes pratiquent le patriotisme économique en temps de crise... Au Brésil, ils misent sur l’échec de l'économie et un déclin général. Ils distillent même dans la presse internationale que la comptabilité nationale a été manipulée à des fins politiques?
J’ai écrit dans le magazine Carta Capital que l'élection présidentielle abaisse le niveau du débat, avec une polarisation des opinions, une exagération des points de vue et l'abandon des arguments, souvent remplacés par des attaques « ad hominem ». La campagne électorale déjà en cours, comme les autres, émet des signaux de manichéisme. La facilité à diaboliser l'adversaire relève de l'indigence mentale et du manque de préparation à la coexistence démocratique : c'est mon opinion. Les intellectuels y compris les journalistes n’y échappent pas, les fonctions sacrées de la critique et du doute systématique sont bafouées par la passion politique.
Je lis systématiquement les éditoriaux des journaux brésiliens. Je suis toujours disposé à examiner les arguments, même ceux qui ne correspondent pas à mes opinions et points de vue.
Imprégné des débats d'opinions, je suis tombé sur un illuminé de sagesse naïve qui du haut de son éditorial alertait la nation des dangers d’un regard de bienveillance envers les « petites gens ». Il faisait allusion aux politiques d’inclusion sociale, pour lui cela représentait comme un affront aux citoyens utiles et efficaces.
Je me rappelle d'une conférence mémorable de l'écrivain américain David Foster Wallace. Devant les élèves du Kenyon College, Foster Wallace a commencé son discours par une fable:
Il y deux jeunes poissons qui nagent ensemble, et ils en croisent un troisième, plus vieux, qui leur fait un signe de tête et leur demande :
— Bonjour, les garçons ! Alors, l’eau est bonne?
Les deux poissons continuent de nager et quelques instants plus tard, l’un regarde l’autre et dit :
— Mais bordel, qu’est-ce que c’est, de l’eau ?
Wallace continue : " Le point central de l'histoire du poisson est que la réalité la plus évidente, omniprésente et vitale est souvent la plus difficile à être reconnue… Les pensées et les sentiments des autres ont besoin de trouver un moyen d'être perçus, alors que ce que l’on pense, ce que l’on ressent est immédiat, urgent, réel. Ne pensez pas que je me prépare à faire un sermon sur la compassion, le détachement ou d'autres «vertus». Ce n'est pas une question de vertu, il s’agit d’essayer de changer nos mécanismes de pensée.
Le milieu dans lequel nous évoluons nous programme à penser par défaut et à rejeter en bloc ce qui est éloigné de nous. Il dit en quelque sorte aux étudiants de penser autrement et d’imaginer les situations différemment de ce que l’évidence ou l’immédiateté proposent.
« Apprendre à penser signifie bien apprendre à contrôler comment vous pensez et ce que vous pensez, dit il, ça signifie être assez ouverts pour choisir ce à quoi vous prêtez attention et pour choisir comment vous construisez le sens à partir de l’expérience. »
Cela signifie de me libérer de cet égocentrisme profond et littéral qui me fait absolument voir et interpréter tout à travers le prisme de mon être.
Le peuple brésilien a exprimé son désaccord avec ce « bon chic bon genre » qui comme les poissons plongés dans leur égocentrisme, ne reconnaissent pas l'environnement social dans lequel ils vivent. C’est pourquoi, les bénéficiaires des politiques sociales sont traités comme des mendiants, pas comme des sujets de droit.
Comment analysez-vous ce type de comportement?
Depuis les dernières décennies, certains libéraux brésiliens pensent défendre le marché par des invectives contre les politiques publiques qui, à leur avis, sont en contradiction avec les critères «méritocratiques». La droite au Brésil défend les principes débridés du darwinisme social, soutenus par des intellectuels de seconde catégorie.
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* Intellectuel pluridisciplinaire, diplômé en droit de l'Université de São Paulo en 1965, il y a aussi étudié les sciences sociales à la faculté de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines. Puis un diplôme de troisième cycle en développement économique, parrainé par la CEPAL/ILPES et diplômé en 1969. Il a reçu son doctorat en 1975 et est devenu professeur titulaire à l'Université d'État de Campinas en 1986.
Entre 1974 et 1992, il a été conseillé économique du PMDB et responsable du secrétariat de la politique économique du ministère des finances (1985-1987), pendant le gouvernement de José Sarney. De 1988 à 1990, il a été secrétaire de la science et de la technologie de l'état de São Paulo pendant l'administration d'Oreste Quercia. Il a été responsable du secrétariat spécial chargé des affaires économiques au ministère des Finances (gouvernement Sarney). Il a reçu prix de l’intellectuel de l'année, Juca Pato, en 2005.
En 2013, j'ai eu le plaisir de l'interviewer pour Mediapart (lire ici) et le « Correo do Brasil » de Rio de Janeiro. Cette interview a été un large écho au Brésil (voir CDB)