Une réussite, ce premier long-métrage de Jean-Baptiste Durand : réussite toute simple (mais pas si simple à réussir, loin de là), en ce que le film ne prétend qu’à ce qu’il nous offre effectivement, avec modestie et sans effet de manche. Offrir quoi ? des corps, des présences, un temps suspendu, des relations entre des personnages auxquels on croit, un lieu, la matière de ce lieu et de ces relations, et une histoire à l’intérieur de ça : cet espace circonscrit et de tout ce à quoi il nous renvoie, l’extérieur, qui est le même.
L’ « histoire » ici est ce avec quoi, spectatrice, je suis le moins à l’aise, mais si je me tiens à ses éléments principaux elle est simple, subtile et riche, c’est beaucoup. Riche en profondeur : parce qu’il n’y a pas forcément besoin d’aller loin, d’inventer une foule de péripéties, pour qu’il y ait de l’enjeu, dans la profondeur des chairs, des relations, de ce qu’elles convoquent. Deux jeunes hommes, donc, une amitié déséquilibrée, le besoin de l’autre parce qu’on a toujours besoin d’amour (et l’amitié c’est aussi de l’amour), plus ou moins besoin selon qu’on a plus ou moins d’appétit, et de failles, aussi – et ça fait relation, et ça fait histoire, et ça fait vie. « Vie » au sens de : c’est bien comme ça que nous vivons, c’est vrai, à nous tenir les uns aux autres dans le déséquilibre et l’arbitraire, celui qui se trouve être là, auquel on peut se tenir, c’est très loin de l’idéal et chacun bataille avec ça. Selon son besoin d’amour – à quel point, lui, il en a besoin -, son appétit, et son rapport à l’idéal. Il y a tout cela dans le film ; comment on donne et comment on reprend ; comment, dans la relation d’amitié, dans la relation amoureuse, dans la relation de voisinage, même, on dépend des autres et en même temps on n’en dépend pas : l’arbitraire, la précarité et l’importance de ces liens.
C’est très beau d’atteindre ce point-là : voici des personnages, Miralès, Dog et Elsa (mais on pourrait aussi citer les autres, tous très bien joués – mieux que joués : pris en charge par les comédiens et le film), qui se tiennent les uns aux autres, se lâchent quand ils n’en ont plus besoin, ne se sont pas réellement choisis, et pourtant, ça importe, oh comme ça importe. Et en même temps ça n’importe pas tant que ça, parce que ce pourraient aussi être d’autres, parce qu’on survivra quand même à la perte. Chacun le fait à sa manière, s’approcher et se détacher, tenir ou lâcher, par l’assujettissement ou l’emprise, la brutalité ou le silence, la séduction à tous crins ou la placidité, à la mesure de son propre équilibre et de son propre désir plus ou moins rassasié (mais le désir ne se rassasie jamais alors à tout instant la valse peut reprendre), mais chacun le fait, évidemment, parce que c’est avec les autres qu’on vit.
Le film nous fait peu à peu plonger dans cet univers de la périphérie, dont le vide relatif permet qu’en effet ce soit les liens qui apparaissent au premier plan : comme partout. Et il sait et les nommer, sobrement, et nous montrer les détails en lesquels ils s’incarnent (voir la troublante et drôle scène de séduction de Miralès envers Dog que celui-ci finit par chasser… d’un pet : c’est idiot, c’est tellement vrai, ça met tellement les enjeux en place), et les mettre en scène dans leur trouble et leur comédie justement, leur brutalité et leurs non-dits proliférants. La parole et faconde envahissante de Miralès, la situation de tension permanente dans laquelle il place ses interlocuteurs, sont au centre : il est celui par qui caractères et trous apparaissent, caractères au sens de Les Caractères, le miroir de chacun.
Miroir dramaturgique bien plus que psychologique : celui par qui on, le spectateur, voit. En ce sens, une vraie construction de cinéma : il ne s’agit pas de reproduire la vie, mais d’en abstraire les lignes structurantes, et avec cette figure le film fait vraiment ça.
Figure tragique : celui qui endosse ces relations, ces manques, les nomme dans une hystérie psychotique qui prend en charge tous les non-dits, les expose et les déploie – et paie pour ça (la séquence du restaurant avec tous les amis est particulièrement réussie à ce titre, venant condenser et révéler les enjeux tout à la fois, en une réalisation qui sait être à la hauteur de l’enjeu).
Prend et paie tout à la fois. Magnifique personnage, vraiment, intensément séduisant et intensément odieux, plus grand que nature, forcément à l’étroit, mais lui-même totalement limité, enfermé dans son propre rôle – non pas que les autres l’y enferment, mais que lui-même ne sache pas se représenter autrement et ainsi tourne en rond en lui-même. Tout le monde joue extrêmement bien (une mention spéciale à Galatea Bellugi qui amène une intelligence amusée et brutale à son personnage, intelligence inattendue, mais il faut dire que c’est la force du film, notamment son écriture, dialogues au premier chef, de ne jamais donner à entendre le cliché mais toujours le pas de côté, dans un à-propos permanent du mot, de la position juste du personnage dans son rapport à la situation, et du mot qu’il va utiliser : Galatea Bellugi en fait un art, dans l’esquive ou la frontalité, selon les situations). Mais évidemment, évidemment parce que ça saute aux yeux, c’est le centre qui rayonne, c’est Raphaël Quenard qu’on regarde et regarde encore : une star nous apparaît, c’est rare et c’est un grand plaisir ; il explose tout, il transperce l’écran, il tient le film. Sentiment qu’on pourrait lui faire jouer n’importe quoi, qu’on l’y suivrait encore (mais le réalisateur le tient, et c’est cette tenue qui nous le fait voir) ; adéquation évidente avec le bigger than life du personnage, et sa banalité de province, en même temps.
Ainsi j’aurais envie d’applaudir seulement – et j’applaudis, impressionnée et charmée, et touchée. Mais je dois bien mentionner quelques réserves (est-ce que ce faisant je m’enferme dans mon rôle à mon tour ? Peut-être oui, mais ces réserves, je les ai réellement ressenties pendant le film, si j'écris, c'est aussi pour les poser). Il y a selon moi une faiblesse de fond dans le film, en ce qu’il s’interdit et ce à quoi il s’oblige : en ce à quoi il s’autorise à aspirer, ou pas. Et je trouve important de le dire, parce qu’à mon sens c’est ce qui l’empêche de prendre une ampleur réelle, dont il n’est pas loin, dont il aurait la ressource. Questions d’écriture et de mise en scène, toutes deux subsumées je crois à l’idée qu’il y aurait un genre – et avec lui, un cahier des charges.
Nous voici avec des personnages à peu près réalistes dans un décor à peu près réaliste, avec des enjeux sociaux, une volonté de vraisemblance cadrée dans des plans moyens. Film français d’auteur absolument classique. Mais on y met ce personnage bigger than life ; puis surtout on est en 2023, où il paraît qu’une histoire qui ne serait pas dramatisée ne pourrait être financée, ne vaudrait pas la peine. Et là arrivent les 24 versions de réécriture, où se mêlent désirs des auteurs d’échapper à leurs déterminismes, obligations de réécrire pour les résidences et commissions et chaînes et distributeurs qui demandent plus de crédibilité / plus de lisibilité / plus d’action / un drame / pas de drame / des « vraies raisons compréhensibles » d’agir / une résolution / des personnages aimables / un conflit
Etc.
Mais aussi : un seul genre ; un point de vue cohérent (un seul point de vue) ; et là, l’auteur-réalisateur essaie de caser quand même ce à quoi, lui, il tient – et ça fait un gloubi-boulga dont à peu près personne ne se sort. Durand s’en sort tout de même : chapeau. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas avoir le même film débarrassé de ses pseudo-péripéties où il faut que tout s’accroche et se raccroche et fasse sens ? de ce suspense qui fait monter la sauce, certes finalement pour être abandonné, mais perdant le regard et les enjeux réels ? est-ce qu’on ne pourrait pas suivre une ligne plus – non pas droite – mais pure, suivant sa logique propre et non celle des réécritures, où l’on passe d’un personnage à l’autre comme dans un manuel de dramaturgie de seconde zone ?
Au vu du talent de Durand, suivre son intuition aurait été infiniment plus juste : à l’inverse, en l’état, on saute de Dog à Miralès et de Miralès à Dog sans souplesse, en ne voyant que ce qui a été empêché d’aller vraiment dans le sens de la démesure du personnage. De même les séquences d’épilogue, qui viennent boucler la boucle proprement. Elles sont belles, mais elles rabattent la puissance de ce qui a été touché en une banale histoire de « coming of age », où finalement tout rentre dans l’ordre.
Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu’importe ?
Je ne sais pas ce qu’on a demandé au réalisateur, ce qu’il a lui-même souhaité, je pense que réaliser un film est extraordinairement difficile, réaliser un bon film de fiction aujourd’hui presque impossible, et que « Chien de la casse » est vivant, prenant, et touche vraiment à quelque chose, y touche parfois assez fort. Mais je trouve dommage qu’il n’aille pas plus loin, tout simplement parce que dans le courant du film, pour ma part, je suis trouvée empêchée de courir tout-à-fait avec lui ; j’aimerais pourtant, parce que c’est beau, mais je trébuche, je tourne en rond, je patauge, la laisse me tire au cou et l’irrite. Alors je suis tentée de dire : bravo, vraiment, et la prochaine fois : un peu moins chien, un peu plus loup.