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Billet de blog 7 juillet 2023

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VERS UN AVENIR RADIEUX / ASTEROÏD CITY / TOUT LE MONDE M’APPELLE MIKE

Cinéma politique, franchement, c’est bienvenu, courez-y. Utopie, analyse, histoire ou tract ? bulle où l’on s’enfuit (la fuite désignant la gravité) ? réac ou visionnaire ? subtil ou grotesque ? On a de tout sur les écrans en ce moment.

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Je parlerai ici, pour l’instant, de VERS UN AVENIR RADIEUX et ASTEROÏD CITY, mais dans une veine totalement différente, et avec une exposition malheureusement infiniment moindre, mais ça n’empêche que ça vaut vraiment le coup, j’invite à aller voir TOUT LE MONDE M’APPELLE MIKE, de Guillaume Bonnier, film passionnant, subtil et modeste autour des rapports post-coloniaux, des impensés de la bonne volonté et du racisme qui s’ignore, une forme d’analyse de la lutte des classes géographique comme on aimerait en voir plus. Le film n’est pas passé en festivals, pour moi il aurait absolument dû, sans doute sa modestie l’a-t-elle desservi de ce point de vue, le pan mondain de la vie des œuvres : mais elle sert ses personnages et son propos, rare, c’est la seule chose qui devrait nous intéresser, spectateurs. 
Qu’est-ce qu’on fait de la mélancolie ? Et qu’est-ce qu’on en fait AUJOURD’HUI ? Parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas n’importe quel temps, il s’y passe suffisamment pour qu’on ait des questions à poser, se poser, et de manière cruciale, même. Alors qu’est-ce qu’on raconte aujourd’hui et à quoi on croit, et la mélancolie, qu’est-ce qu’elle vient faire là et qu’est-ce qu’on fabrique avec ? Eh bien on rit, on pleure, on compte les moutons, on fait des films, quelques-uns rêvent encore – sinon de changer le monde – du moins qu’il change. Puisqu’on n’arrive pas à le changer. D’autres rêvassent seulement, ayant abandonné la notion même de fonction. Fonction : EN VUE DE QUOI : au vu de tout ça, rien, en vue de plus rien, peut-être sans vue, même ; mais pas sans notion du désastre pour autant. Pouvoir de la fiction : il y a l’utopie et l’uchronie, ou bien les extraterrestres, deux écoles, en somme. Pouvoir ou fonction ? Fonction impuissante, hors celle de nous donner de la joie dans la salle (ce qui n’est pas rien, je dirais même ce qui est en soi un geste politique, tant ça se fait rare, tant il y faut d’effort, désir et persistance, pour qu’en effet de la joie arrive jusqu’à nous par l’écran) ? Le cinéma doit-il changer le monde ? 
VERS UN AVENIR RADIEUX, c’est un film sur les vestiges – Cinecitta, le PCI, les chansons et lui-même, Nanni ou Giovanni… Vestiges et souvenirs. Le cinéma comme affaire de fantômes, encore et encore, en effet. Marchant aujourd’hui dans les rues de Marseille, derrière le Vieux Port, j’entends la musique du Parrain qui s’échappe d’un café pour touristes, mais il n’y a pas que les touristes, il y a les clochards, il y a les pépées bronzées, il y a les kékés, il y a les mamas, et le tout-venant, et la mélodie du Parrain là-dedans, entre ces mille petits trafics, dans le commerce du monde, ramène le cinéma, la présence qu’a été le cinéma, le récit majoritaire, elle le met dans le monde, on en est plein, plein de fantômes, les nôtres propres et ceux de nos fictions. A l’imparfait. Ça donne envie de pleurer. Comme le film de Moretti fait pleurer, aussi, et rire. 
Bon alors Moretti convoque ses fantômes en une ronde obsessionnelle, une litanie râleuse, une manie de nomination, encore et encore, et à quoi ça sert de faire des films si ce n’est pour ça. Ils sont là, les fantômes, les nôtres aussi, ils nous entraînent par la main, ça fait une sarabande. Un peu molle, un peu vieillotte, les couleurs et les cadres sont plats, mais on finit par vraiment danser, parfois en sautillant et parfois emprunts d’un coup d’une mélancolie colossale. Comme une chanson italienne, comme mille chansons italiennes. Et cette voix traînante qui nous assomme presque, dont on ne comprend pas la lenteur exaspérante, pourquoi ? à cause des « somnifères et des anti-dépresseurs », sans doute, « ben oui, ça fait des années » qu’il en prend, répond-il à sa fille qui n’en avait pas idée. Eh bien elle est là, cette voix, la marque de l’usure : pas cachée, au centre. Rien n’est caché. L’irritabilité, la tyrannie, le fait de se mettre au centre, de se comporter comme un bébé, les angoisses et leur tyrannie, l’égoïsme, la jalousie infantile, tout ça est là. Frontalement. 
Et c’est beau et drôle et touchant comme du Guignol. La lourdeur absolue des gags et ça commence tout de suite : y a des communistes en Italie ? c’est magnifique. Tout ce qui serait appuyé chez un autre trouve de la grâce ici, malgré, dans la laideur des plans totalement plats, le découpage totalement ennuyeux, tout est surligné mais ça marche en subtilité. Envie d’applaudir comme à Guignol ou comme face à la fin de Docteur Jivago, parce que mettre les pieds dans le plat, c’est tellement bon, surtout quand en fait, c’est profondément intelligent. Plus c’est simple plus c’est intelligent. Et ici c’est simple, oh oui (parce qu’elle est où, l’idée du communisme, hein, aujourd’hui, en Italie ???) mais aussi diablement élaboré. Construction narrative extrêmement réjouissante : qui jette la narration à la poubelle en, en fait, proposant une architecture en fait extrêmement sophistiquée. Les fantasmes / mises en scène du couple sur qui il voudrait faire son film de couple, ne fait pas le film mais fait le film quand même ; couple qui n’est pas celui de Moretti mais de Giovanni, mais les chansons, on imagine qu’il les partage. Et les dialogues qu’il leur souffle à l’oreille, ils valent pour n’importe qui aujourd’hui, c’est avec l’intelligence de l’amour impossible, on peut les recevoir directement ; en plus de les recevoir avec leur poids de mélancolie rétrospective. 
Et les critiques envers le personnage aussi, on imagine qu’il les partage autant qu’on peut, soi-même, se les faire : celui du réalisateur, celui du jeune homme qu’il se rappelle ou s’imagine avoir été. Les souvenirs sont partout. Ils hantent chacun de nos gestes. Récrire l’histoire : il ne fait que ça, Moretti / Giovanni, en s’agitant, est-ce qu’on ne passe pas notre vie à faire ça ? râler, se plaindre, chercher où l’on s’est trompé, ne pas le voir par mauvaise foi tout en le sachant très bien – et pendant ce temps le monde dégringole, parce qu’il le montre parfaitement. 
Récrire l’histoire collective tout autant, celle qui s’effondre. Le PCI a trahi le communisme – l’idée s’est perdue – on a Netflix à la place (sans parler de Meloni) – personne n’a envie d’entendre les râleries du vieux schnock –c’est un vieux schnock, le fait est : mais n’a-t-il pas raison ? et dans cette frontalité burlesque, cette manière d’assumer absolument la grossièreté brutale et glorieuse du trait, ne va-t-on pas droit au but ? « Au moins le dire »… Le jeune réalisateur va finir par la tourner, sa scène de violence plate et mille fois rebattue, et lui, Giovanni, s’en aller seul en ruminant sa solitude : il a réussi à leur casser les pieds, il les a paralysés en étant absolument imbuvable toute une nuit, mais la scène, elle se tourne quand même, une fois le moment médusé clos. Son temps est passé.
Mais l’ode au cinéma qu’il m’a offerte entre-temps, Moretti, je suis d’accord avec. Il n’y a pas de vieux rassis : il y a des œuvres jeunes ou vieilles. Les œuvres sont ce qui compte. Et c’est ce que Moretti offre : il dit, ce qui compte, c’est ce qu’on fabrique, ce qu’on raconte, ce qu’on met dedans, pas la posture. Le désir à l’œuvre. Ce qui aurait dû compter politiquement, c’était le fond, pas la stratégie politique. Et il dit : je voudrais qu’on reparle du fond. Il le fait avec cette intelligence diabolique d’une construction invraisemblable où tout est grotesque, et le met en échec, et pousse le cinéaste à Moretti aussi à enfourcher ses dadas et radoter et se faire plaisir – mais d’abord il nous fait aussi grandement plaisir sur le chemin, plaisir de reconnaissance, Moretti en famille, nous sommes en famille chez lui – et avec beaucoup de générosité. Parce que les comédiens se régalent. Parce que les chansons sont ouvertement sentimentales. Parce que l’humour dépressif de la chose n’en finit pas de faire rire. La fille qui n’a pas envie de voir Lola pour la énième fois. L’abandon perpétuel. Le fiancé de 78 ans. Personne n’est à la hauteur de l’égotisme de Giovanni !  une forme de Buster Keaton, en somme, il se prend des « vents », encore et encore, il les mérite bien, qui plus est. On en a pour notre argent, on a le beurre et l’argent du beurre, le plaisir réac (et légitime !) de la dénonciation d’une vente à l’encan de tout, notre époque misérable – et celui de la distance, « parce qu’on ne peut pas être aussi réac que ce personnage égocentrique et exaspérant que tout le monde renvoie à ses emmerdements ». Je la prends avec gratitude, cette farandole, moi, elle me donne de la joie, elle m’emporte.
Les œuvres, c’est ce qui compte, et c’est ce que m’offre aussi Wes Anderson, même si j’ai, quant à moi, plus de distance avec la proposition. Qui n’en aurait pas, d’ailleurs, tant l’œuvre est elle-même si distante de tout ? Mais elle existe, elle existe tout de même et avec quelle… J’ai failli écrire « tenue », mais ça ne suffit pas, bien qu’évidemment ce soit tenu ; elle existe, et avec quelle cohérence, peut-être. Précision et cohérence. A force, ça produit quelque chose, une pointe aigue qui touche quelque chose, un point de vérité peut-être. Une bulle sans rime ni raison qui flotte ? En un sens, oui. Mais beaucoup de rimes en réalité : explosions nucléaires, armes fatales, cancers passés, armée absurde (penser à cet article récent du Parisien sur un lanceur d’alerte américain ancien de la Nasa qui explique que l’armée a caché les preuves d’existence d’ovnis depuis des décennies). Et bien sûr extraterrestre. 
Tout cela n’a aucun sens : l’extraterrestre ne vient que pour analyser la matière nouvelle composée par un des petits génies, ensuite il la rend, trois petits tours et puis s’en va. N’a de sens que celui de faire un tour de manège : de petite grande roue, littéralement. Foire absurde et délicieuse – écoeurante tout à la fois, comme de la barbe à papa – de ce cirque commercial et médiatique qui s’installe – il y a du jeu pour y arriver, il n’y a que du jeu, entre et autour, jeux d’enfants pour faire passer un message à l’extérieur, ou simplement pour s’occuper en récitant des listes de noms – jeux de photos et de désir des adultes, c’est mignon, voué à l’échec ? non… mais comme inhibé, ne semblant pas soi-même y croire, moi j’aime beaucoup (le cowboy et la fille, le photographe et Scarlett, bien sûr) – très sentimental en fin de compte – du jeu pour se faufiler entre les lignes, inventer des histoires – qui ne pèsent pas (il faudrait faire peser ici ce mot même de « peser » auquel je ne peux pas donner d’italiques avec la typographie de Facebook, parce que c’est le centre, ce qui pèse ou s’envole, la bulle ou l’enclume, la faucille et le marteau : où il faut peser, où il faudrait trancher, où l’on peut au contraire – ou seulement, tragiquement seulement – flotter sans accroche)
et puis finalement on remballe tout ça, le village portatif, les inventions burlesques ou létales, ses photos, ses souvenirs, et chacun repart chez soi, comme l’extraterrestre, la pièce est finie, littéralement. L’auteur est même mort (comme ça ne pesait pas ça ne faisait pas pleurer, mais si l’on aime voir jouer Edward Norton, on sera un peu triste de savoir qu’il n’y reviendra plus, dans le film : notre registre de tragique, ici, de très loin, de très loin, et qui existe pourtant, ne peut exister qu’ainsi). Le metteur en en scène dort dans les coulisses. 
Il ne s’agit que de ça finalement : dormir, jouer à dormir, rêver, mettre en scène des rêves farfelus dans des studios les plus artificiels possibles. Une bulle. Tout cataclysme peut arriver (on ne parle que de ça ici), on est dans la bulle de la fiction. Solipsime que je trouve très beau. J’aime infiniment plus Moretti qui dialogue (et peste et fulmine) avec le monde, à qui il demande des comptes, il bataille, que Wes Anderson qui s’en détourne, non pas qu’il ne l’ait pas vu – il l’a très bien vu – mais qui préfère le transformer en maquette mélancolique, mais je trouve les deux extrêmement justes, chacun à sa manière. 
Réponse de cinéastes à un désastre qu’ils nous montrent dans le même geste, à l’intérieur duquel (le geste) ils donnent de l’amour (moi je ne trouve pas du tout les personnages désincarnés). Quant au côté réac (à nouveau), la politesse guindée et inhibée des personnages, les filles comme des poupées : coincé dans des représentations anciennes, Anderson s’accroche à son théâtre à lui ; à nous de le prendre avec le plaisir ou la distance ou le désintérêt que nous voulons. Il ne connaît que ça – c’est son étiquette – est-ce que nous voulons seulement voir le miroir de notre étiquette à nous ? le tract pour notre étiquette à nous ? pas moi, en tout cas. Je veux voir des films, y compris s’ils me parlent d’un monde qui n’est pas le mien ni même que je désire, y compris s’il est dans la tête de son auteur qui en sait et n’en veut rien savoir, mais ça, il me le montre vraiment… Je suis contente qu’on me montre vraiment, et bien, quelque chose, que ça traverse l’écran et m’atteigne, ce n’est pas rien. 

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