La peur. La trahison. Le compromis. Le père. Le devenir-adulte. La survie (et aussi : l’amour, le désir et son appropriation, la peinture d’un monde, les échos en soi, spectateur, avec le contemporain et sa propre subjectivation dedans…). Tout cela dans un récit extrêmement simple, en quelques touches sourdes, et nettes. Ça travaille en profondeur ; ça surgit avec un tranchant infaillible.
J’avais vu le film une première fois à la reprise d’Un certain regard, au Reflet Médicis, en juin : j’y étais allée sans rien en savoir, par accident, je me suis retrouvée saisie et bouleversée. Retournant le voir, l’effet de surprise, le saisissement sont moindres : mais j’y trouve quand même cette force ; la rencontre a lieu de nouveau.
Le film est construit comme une nouvelle : par grandes lignes précises et concises. Pas de profusion du récit, mais quelques séquences où tout se dit. En creux pour bonne partie, mais le moment venu – le moment nécessaire – elles se feront entendre, ces choses tues. Je ne veux pas trop dire du contenu même du film, laissant la découverte de son avancée à chacun. Mais dire qu’on avance pas à pas, avec cette jeune fille, dans son entêtement d’abord amoureux puis, disons, existentiel, et encore amoureux – c’est d’ailleurs je pense part de ce qui me touche tant, cet entêtement de son désir à sa manière à elle seule, désir amoureux, amical, politique, existentiel, le sien, c’est le même, sans lâcher. Et qu’avec elle on croise une brutalité qu’on connaît théoriquement mais que le film nous fait ressentir avec une précision et une présence rares ; pas seulement la brutalité ; l’ambiguïté de ce que demande grandir. Certes dans un pays à une époque où la perte de l’innocence a un coût conséquent… Pour autant, cette perte, ce coût, ils nous atteignent de plein fouet.
Le travail de la peur et du dégoût : il n’y a besoin de rien. Il suffit de la menace. Ce que les personnages vivent – être sous cette menace – le film le fait très précisément vivre au spectateur, absolument, dès lors, engagé dans chaque scène, chaque situation. La mollesse de la fête, les chagrins et interrogations de l’héroïne ? Ils basculent pour nous, comme pour elle, comme pour ses camarades, dans l’irruption soudaine, sèche, de la police. Désormais tout a basculé ; plus rien ne sera comme avant. Le film se resserre comme on dit que le cœur se serre, tout entier concentré sur la logique à l’œuvre, dans chacun de ses détails, chacun de ses pas. « Qu’est-ce qui se passe, alors, après ? » Pas plus que les jeunes, le spectateur ne le sait ; comme eux, il se doute que c’est une catastrophe, et il la suit effectivement, tendu de peur, accablé d’avance du gâchis, car tout est consommé dorénavant.
Comme les personnages, il apprend alors lentement, retournement discursif après retournement discursif, que non, pas tout-à-fait ; oui pourtant : rien ne sera plus comme avant, c’est une catastrophe ; et non, tout peut également continuer, car on ne meurt pas de trahir, tout le monde trahit, c’est ça le monde qui s’ouvre soudain : fondé sur la trahison de chacun, la vie. L’émancipation, même : c’est par la trahison seule que le jeune homme et sa mère passent à l’ouest ; c’est par la trahison que nos jeunes s’offrent la possibilité d’un avenir ; et en quoi pèse-t-elle ? Question vertigineuse incarnée par le film et son héroïne qui rue dans les brancards, resserrant à chaque fois le nœud coulant qu’elle a autour du cou, avant de finalement accepter de trahir à son tour – se trahir, elle qui a été trahie – se trahir par chagrin – un chagrin à vomir, un chagrin qui est du dégoût – mais qu’est-ce qui pèse de ce dégoût si ensuite tout est comme avant ? Il suffit d’avouer et l’on peut vivre ; menteur à ses amis comme ils sont menteurs avec soi, et la honte habite l’image, l’écran, les corps, et ça n’empêche pas l’amour ni même la légèreté. Une sacrée leçon, à la fois glacée, légère et bouleversante.
Une leçon pour moi ; ça me frappe fort sans doute parce que ça croise des choses à moi. J’entre dans la peau de la fille. Son rapport à l’amour ; son « je veux savoir s’il m’aime » qui justifie tout, y compris passer par-dessus la trahison ; son rapport à son père – et le rapport de son père à elle, j’ai rarement vu une scène sur un parent qui a peur pour son enfant aussi forte, un film de parent, ça me touche beaucoup ; et la honte et la colère et la révolte et le dégoût et la peur, je suis tellement avec la fille que j’ai physiquement envie de vomir pendant la succession de scènes avec le Colonel – je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé. Puis, magnifique mise en scène de la scène au lit – la deuxième –, d’une précision admirable (la première était très belle mais cette répétition prend une autre ampleur). Ils se regardent, on ne voit rien, et chaque geste est là, extraordinairement clair, présent. La fille prend les choses en main : elle se libère en allant jusqu’au bout, c’est ce qu’elle voulait, c’est elle qui l’a choisi. On est, encore plus que dans le reste du film, exactement dans son désir, l’intensité intransigeante de son désir, ce qui la meut absolument. Et là aussi, j’ai rarement vu ça avec une telle précision.
En somme le film croise des choses à moi de telle sorte qu’il m’emporte entièrement, dans des zones profondes et fortes. Je dois cependant dire que le revoyant, je suis moins totalement emportée et que j’y vois pas mal de limites aussi – la première étant que la revoyure le fasse un peu tomber, d’ailleurs. Le film, tout brillamment mis en scène qu’il soit, se révèle ainsi d’abord un film de scénario, au sens où il fonctionne avant tout sur les effets de révélations narratives. Quand on sait ce qui va se passer, c’est moins puissant. On voit la (relative) complaisance (parfois) de la mise en scène ; on aimerait être plus nourri, pas uniquement par le récit en tant que tel ; et l’on voit aussi la trop grande désuétude de l’ensemble du geste, son maniérisme (sujet, rythme, format, couleurs etc). Le film raconte une histoire passée d’une manière qui à la fois croit très fort en son récit et le mène avec une précision magnifique et beaucoup de talent – mais en même temps il le fait sans dialogue avec ce que serait le présent, ne serait-ce que le présent du cinéma. Plus précisément, son seul dialogue est le maniérisme et l’absence de dialogue, ce qui je dois dire est un geste artistique, une forme d’affirmation à la exercice de style, malgré tout, que je trouve beaucoup moins puissant que le fond de ce qui est travaillé ; ne l’empêchant pas d’atteindre sa cible, pour moi en tout cas, mais en limitant un chouïa la portée. Il faut aller le voir, malgré tout, expérience infiniment plus subtile et puissante que majorité des films qui nous sont proposés.