Jeanne du Barry, c’est l’histoire d’une fille sympa, elle ne voit pas à mal, partie de rien mais comme elle est très très belle, tout le monde lui a toujours ouvert la porte, une fille sympa donc qui vit avec son cœur et ses tripes. Et son cul aussi bien sûr, parce que, et c’est une gloire, elle est quand même le meilleur coup de Versailles (et avant Versailles, partout où elle est passée, si ç’avait été la lune elle aurait été le meilleur coup sur la lune – ça ne fait pas rêver les petites filles, ça, d’être la meilleure des meilleures à ce point-là ?). Mais cul, cœur, tripes, c’est une seule et même personne, et la tête aussi, parce qu’elle lit, qu’elle a du goût pour les arts. En fait, « Jeanne du Barry » c’est l’histoire d’une fille sympa avec un grand appétit de vivre, de la générosité et qui ne voit pas à mal. C’est mal vu, surtout à l’époque, autrement dit : les autres voient à mal, mettent le mal là où ils voient – mais aujourd’hui aussi, bien sûr, parce que la sincérité, la vitalité et la sympathie échauffent les mauvaises langues et les cœurs mesquins, aujourd’hui comme hier – mais on fait avec. Ou sans : comme on est plus belle, plus forte, et un meilleur coup, on laisse ces obstacles et mauvais esprits derrière soi, parfois c’est coûteux mais tout de même c’est eux qui se vautrent dans leur petitesse.
Car heureusement les rois savent reconnaître la valeur là où elle se trouve : donc c’est mal vu, il y a des obstacles, des affronts et des brutalités, mais il y a, recouvrant tout cela, l’élection, la magnifique élection, par le Roi. L’élection en amour (en sexe, en or, en puissance) : ce n’est pas rien.
Un conte de fées, en somme, mais incarné dans une vraie (si si) histoire, avec le vrai château, et même Johnny Depp la vraie idole des jeunes (ex idole, mais c’est une autre histoire) en trophée au centre. Le conte de fées est bien réel, c’est ce à quoi le film tout entier s’attache : attester, pas à pas, épisode après épisode, de sa réalité. Il était une fois Jeanne, ou Maïwenn, et il lui est arrivé tout ça, qui n’est pas rien. « Il était une fois » : conte pour petite fille qui rêve d’être non seulement une princesse, mais LA princesse, la seule et l’ultime, indépassable : et elle y arrive. Le roi congédie toutes les autres courtisanes ; l’impose à ses côté ; l’aime ; Jeann/Maïwenn est l’unique, celle qui a réussi à se hisser à cette position oxymorique, être la reine en l’ayant gagné ; l’élection à la force du poignet. La réalisatrice française qui a fait tourner Johnny Depp et qui fait l’ouverture de Cannes ! ça vaut au moins d’être la favorite du Roi. J’ironise alors que précisément le film est sans ironie (bien qu’il tâche de faire de l’humour) : c’est vraiment cela qu’il raconte, ce conte pour petites filles pas sages, ce rêve de gamine mégalomane réalisé, et il le raconte avec élan, sincérité et zèle.
Et une terrible platitude : car, collant absolument à ce désir, tout entier tourné à le « réaliser », donc, le film ne peut qu’ânonner les étapes de l’ascension en y croyant de manière telle qu’on est dans l’édification. La littéralité est totale : le texte dit « il était une fois ceci, il était une fois cela », et le film l’illustre avec diligence, et ça dure près de deux heures. Vous n’avez pas compris quelque subtilité du récit (il faut dire que les us de la cour sont une langue labyrinthique et obscure, à déplier avec attention et rouerie) ? Elle vous sera expliquée dans le texte, puis montrée. Chaque plan se préoccupera de vous rendre la situation lisible. Vous n’avez pas compris quelque commentaire de la mise en scène sur ce que vous voyez ? Il sera explicitement commenté (« mais c’est grotesque ! – Non, c’est Versailles, Madame ») ; et ainsi de suite.
Parlant de grotesque, précisément – hors le thème de la sincère vitalité de Jeanne / Maïwenn, entourée de ceux qui savent la voir et l’aimer (Richelieu – Pierre Richard – il n’est pas sans trouble d’ailleurs de voir Pierre Richard ainsi mannequiné à l’écran le jour où l’on apprend la mort de Rozier, deux mondes entrant ainsi en collusion sous nos yeux, l’un venu écrabouiller l’autre -, ou le Roi Johnny bien sûr, ou Benjamin Lavernhe…) – tout, séquences, situations et personnages, et l’on n’en manque pas, est traité à mi-chemin entre une volonté de satire et un désintérêt criant, créant un grotesque lourd, mou et raté qui alourdit terriblement le film. Les filles du roi, les conseillers, la cour, les figurants ou silhouettes mêmes : grotesques et ricanant, de manière à la fois volontaire (il est évident qu’on les a dirigés en ce sens) et abandonnée (il est tout aussi évident que la caméra ne s’intéresse pas à eux, que même leur grotesque n’est pas aimé : de fait, ils sont les ennemis, et traités comme tels), pour un résultat plat, médiocre.
Seul Pascal Greggory réussit à se hisser au-dessus de ces grimaces de théâtre amateur : il est vraiment monstrueux, vraiment grotesque, et – le temps d’une réplique – vraiment drôle. Il échappe ; il joue. Les autres exécutent, sur-dirigés sous le signifiant : il faut que le spectateur comprenne TOUT.
C’est assez frappant : Maïwenn, dont je déteste les derniers films, y restait une bonne directrice d’acteurs : ici tout s’abandonne au zèle scolaire du récit, aux intentions déclarées, à la collure avec sa propre identification. C’est mal joué, ils ont tous l’air de momies encombrées ; on sent l’armée d’assistants et de costumiers derrière tout cela, qui a bien fait le travail, mais le film s’en fiche, il veut que le spectateur sente, certes, qu’il n’est pas pauvre, mais ce qui se joue là ne l’intéresse pas, et ça se sent. Ce qui l’intéresse, c’est qu’on voie Jeanne-Maïwenn heureuse, ou éplorée, dans une, deux, cinquante robes extraordinaires, ou pleine de la jouissance qu’elle dispense et reçoit, voilà, c’est pas compliqué. Une affaire de petite fille. Ce qui est troublant c’est que la petite fille plus que quiconque ressemble à une momie – bien plus que Johnny Depp, que j’ai trouvé parfait pour, non pas le rôle vraiment mais la fonction, le Roi, venu d’une autre planète, posant son œil de fauve sachant, usé mais toujours intense, pour offrir son élection.
Tout est troublant d’ailleurs dans le film du côté du symptôme : ça ne fait pas un bon film, mais c’est intéressant à voir. La petite Jeanne-Maïwenn dont on se demande comment on a trouvé un tel sosie de la Maïwenn adulte, de même pour l’adolescente, mais est-ce vraiment ainsi qu’on construit une identification ? une élaboration ? Je ne crois pas. Pas en collant à son propre fantasme : il n’y a pas d’espace pour que ça décolle, littéralement. Ce qui n’empêche pas le récit de prendre à peu près, parce qu’un certain savoir-faire tient la barque, parce qu’en presque chaque spectateur somnole une midinette pour se laisser prendre par l’histoire d’amour dans son stéréotype le plus intense, alors c’est pas très bon mais quand même pas atrocement mauvais, donc ça marche, ça marche, elle lui a dit je t’aime, il l’aime vraiment, il est royal, ah la la, soupir et larme de midinette.
Dans ce point à mon avis réside le plus intéressant (mais pas traité, puisque lui aussi du côté du symptôme) du film : cette affirmation qu’une femme se juge à la valeur de son cul. Non ce n’est pas cela. Cette affirmation asbolument anti-féministe, mais pas moins intéressante pour autant, parce que tellement vraie AUSSI, qu’existe entre les femmes une concurrence féroce, la concurrence suprême, d’être celle qui sera le meilleur coup. Celle qui jouira le plus et fera le plus jouir l’autre (l’homme – mais je suppose qu’il peut y avoir exactement la même férocité et le même enjeu entre lesbiennes). On se plaint des concours de bites des hommes : mais les femmes aussi, et elles peuvent s’y vautrer avec délices, avec ferveur, avec appétit, avec rage. Que celui (celle !) qui n’a jamais… jette la première pierre...
Affaire de petite fille, et en réalité non. Les affaires des grands se jouent derrière. Comptes d’apothicaire du cinéma français, et comptes et récits géopolitiques, aussi. Est-ce que le film n’est pas si lourdement surligné à chaque pas parce qu’il est si lourdement financé qu’on a obligé la réalisatrice à ces éclairages écrasants ? Maïwenn est la favorite… Mais ce n’est pas elle qui a le pouvoir. Et tout se joue là : le film, la réalisatrice, le personnage, le fantasme d’élection, de réussite, ne font que reconduire le pouvoir de ceux qui l’ont, et ça, c’est tout-à-fait une affaire de grands. Grands méchants qu’il arrange bien de financer un machin de ce registre, où l’on admire et fête la cour du Roi, en 2023, sous le règne du roi Macron ; une cour où la politique (le reste du monde) n’existe pas, où l’on raconte des contes pour enfants et midinettes ; une cour où l’ordre des choses restera absolument intouché ;
Cannes est la même cour bien entendu – et notre 21è siècle très argenté et très brûlant a les mêmes préoccupations (ses puissants, du moins, et pour notre malheur ils parviennent donc encore à méduser une bonne part du public, à coups de films de midinettes, à suivre leurs préoccupations alimentant la servitude de la multitude), arracher un peu de privilèges à son voisin à la cour en oubliant tout le reste : le monde. Dont on souhaite qu’il fourmille d’une révolution à venir, comme il fourmillait sous Louis XV (j’espère seulement que ça fourmillera plus vite, parce que ça chauffe, rappelons-nous).
Mais donc : Caucheteux produit le film ; il est possible qu’il ait aimé le cinéma, un jour, désormais il aime le succès et c’est cela qu’il enseigne quand il intervient à la Fémis, et sans doute il a raison, car il est plus agréable d’être riche et célébré que pauvre et méconnu, certes. Les Dardenne coproduisent, il faudrait interroger un peu ça. Et surtout, surtout, l’Arabie Saoudite finance. Mais comment diable ? avec une fille libérée, qui baise à tout va, au centre ? C’est que dans le fond, probablement, le sexe est assez secondaire là-dedans : tant qu’or, pouvoir et armée restent du bon côté, les Occidentaux peuvent bien se raconter des histoires de princesses avec du cul, ça ne remet rien en question (tant que ça n’est pas diffusé sous les yeux de leurs femmes à eux, peut-être).
Donc ils financent, et on est content, l’argent coule à flots chez nous. Comme le foot : le cinéma, c’est du prestige, comme les vignes bordelaises pour les Chinois, prestige et argent, et pouvoir. Pourquoi essayer de parler cinéma ici ? ce n’est pas la question.
Mais alors, Cannes ? Eh bien sans doute le cinéma n’y est effectivement pas la question, si c’est avec ce produit qu’on l’ouvre. Pas parce qu'il serait plus mauvais qu'un autre, mais de ce qu'il raconte à tous points de vue, à tous niveaux, le crier en ouverture c'est vraiment déclarer allégeance totale, totale, à - pas le cinéma, même dans son intérêt bien compris.
La question, c’est l’or, noir, bleu, ou classiquement jaune, comme le buste de Louis XV enfant, dans cette scène où tout l’ethos du film se dévoile en un grand élan de sincérité, et c’en est même touchant tant c’est à découvert, et je ne fais pas d’ironie en écrivant ça. Moi je veux bien : il y a des gens, effectivement, la limite de leur rêve c’est ça, des flots d’or. Et même on peut être touché de leur émerveillement. Et même on a chacun, de même qu’une midinette, un petit enfant avide caché quelque part en soi, qui écarquillerait les yeux avec la même ivresse impressionnée. Mais est-ce que c’est ça que j’ai envie de voir, et de voir fêté, comme EFFECTIVEMENT le désir suprême, légitime ? La monarchie, les privilèges, la ploutocratie et leur ivresse ? Non. Du tout. Bien au contraire, plus qu’au contraire. Il se trouve que c’est cela qui est mis au centre et fêté. A chacun d’y choisir son désir et son camp : à la cour, ou bien ?