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Billet de blog 11 mai 2023

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La série qui nous occupe tant

« Une île » donc. Ou : est-ce que la série la plus écologique, c’est comme l’énergie, parfois, ce n’est pas celle qu’on ne produit pas ?

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"La Série qui nous occupe tant : pas « la série » en particulier qui nous occuperait, je ne sais pas laquelle ce serait d’ailleurs il y en a tant, mais « la série » en général qui occupe tant écrans – écrans devant canapés -, discours, financements et langue de l’image. Mais ce titre n’est pas très honnête de ma part : pas de discours constitué sur « la série » ici aujourd’hui, seulement une note en passant sur une série, au hasard d’un soir de paresse. Mais une série, ça parle de la série, forcément…

Ou : comment ARTE, lieu supposé (et ayant mission de) soutenir les arts, la pensée, le cinéma etc, courant derrière l'audience ? le fantasme du progrès ? sa propre image ? produit des séries Z (les nommant séries de prestige), en tirant le regard et toute la chaîne vers le bas, parce que le pire, c'est qu'il y a des gens pour le faire effectivement. Mais ce n'est pas un post sinistre, c'est un post pour rire.

Je n’en ai regardé que les deux premiers épisodes. C’est produit par ARTE, notre chaîne exigeante, la chaîne qui aime les arts et le cinéma et la pensée. Et puis c’est une série écologique (c’est écrit sur le bandeau, et via les métaphores, on va vite comprendre pourquoi).

Il y a des bons et beaux et bankables comédiens, ils font ce qu’ils peuvent ; pas pire. Il y a le langage série universel aujourd’hui, la novlangue : caméras qui tournoient, cheveux dans le vent, image 5D (plus définie bien sûr, on est en 2023), bref, du clip en un peu plus lent. Un croisement étrange entre la grammaire fonctionnelle d’un Julie Lescot, et le côté arty mal compris d’un Terrence Malick dont on ne garde que les gestes signifiants manifestes (j’aime énormément Malick, par ailleurs), bref ce mélange de plans moyens explicatifs, plans au drône, plans artistiques pour faire joli, plans d’exposition, gros plans d’intensité, qu’on reconnaît en moins d’une seconde et qui se répète et répète et répète de série en série (et maintenant de film en film, de plus en plus), avec plus ou moins de talent et de précision mais au bout du compte la répétition vient étouffer la question du talent et de la précision, rendue secondaire : on voit seulement la même chose, encore et encore et encore, la répétition du même recouvre tout reste.

Dans cette même chose évidemment il faut donner le sentiment qu’on donne du neuf alors l’innovation (quel horrible mot de l’ère entrepreneuriale en folie) passe notamment par le récit. Innovation, originalité. Il se passe plein de choses et on va en rajouter encore par-dessus : mais c’est comme les plans sous-marins, plus on cherche à faire de beaux plans originaux qui frappent l’œil, plus on fabrique du même, à savoir « du plan qui cherche à frapper l’œil », et l’œil épuisé d’être trop dragué, comme les fonds marins, se ferme. Ou renvoie l’image. Ou meurt.

Donc il y a une sirène tueuse mais dont la fille (j’imagine, je ne suis pas allée jusqu’au moment où il serait déclaré qu’elle est sa fille, mais de forts indices m’incitent à croire que ce moment existe) a échoué parmi les méchants humains, elle est donc gentille autant que méchante, parce qu’elle cherche sa fille, elle tue les hommes en les embrassant (il faut dire que comme elle est jouée par Laetitia Casta qui est vraiment très belle, les hommes ne se méfient pas, ils se laissent approcher), mais c’est aussi que les hommes sont méchants parce qu’ils ont épuisé les ressources de la mer (on avait dit écologie), et puis ils traficotent en tous sens, mais c’est parce qu’ils ne savent pas comment s’en sortir sinon, bon c’est aussi parce que comme c’est des hommes mal construits par le patriarcat ils sont un peu fermés ils ne savent que répondre à leur peine par plus de brutalité – sauf le très doux – et très beau, aussi – garde-côte, puis peut-être d’autres qui vont nous surprendre on ne sait pas -, et puis ils boivent seuls dans leur cave sans parler à leur femme ni enfants depuis quinze ans parce que l’autre enfant est mort parce que la femme avait un amant – qui bien sûr habite dans le même village – dans lequel il y a quatre maisons et demie (on le voit grâce aux plans au drône, ce qui permet de montrer que le décor est beau, et préservé et tout, très bel endroit pour partir en vacances, deux-pièces sur le port, 2000e la semaine, si vous ne pouvez pas vous la payer vous pouvez au moins regarder en streaming, ou bien fabriquez des séries),

mais parmi ces quatre maisons et demie il y a tout de même une halle aux poissons, un dispensaire médical, assez d’hommes pour faire des amants, le poste des garde-côtes qui en fait font aussi la police (mais gentiment, parce qu’ils sont garde-côtes, on ne va pas leur crier ACAB), assez de jeunes pour faire une énorme rave partie sur la plage – quelle plage d’ailleurs ? parce que depuis le village les deux gamines meilleures amies du monde y vont en voiture en roulant très très vite (et même en s’échangeant le volant debout dans la voiture décapotable, parce qu’elles sont jeunes et pleines de vie) le long de cette magnifique route au-dessus du vide (ouest du Cap Corse ?) où l’on ne pense qu’à la voiture-plateau qui tire tout ça, mais ça permet quand même de refaire des plans de belle route au drône, bref,

La plage n’est pas tout près : la copine le fait même remarquer à sa copine qui n’a pas envie de rester là, elle est forcée de rester, elle va pas rentrer à pied ! Sauf que 4mn plus tard elle rentre à pied et ce n’est pas un problème, hop, et elle va se coucher dans son mobil-home d’orpheline abandonnée (bientôt découverte sirène).

Heureusement qu’il y a le camping avec les mobil-homes, d’ailleurs, parce que le policier taiseux et brutal mais qui lui sait quelque chose de cette histoire terrible qui ravage notre village de quatre maisons et demie va pouvoir y loger ; son idée à lui ; « Capitaine », on l’appelle, et il est joué par Sergi Lopez (que j’aime beaucoup, par ailleurs, je viens de le voir en épouvantable ordure dans « Dirty pretty things » de Frears et il est formidable), et c’est le Continent qui envoie enfin quelqu’un à la rescousse – et aucun scénariste ne s’est dit que ça vaudrait la peine de faire l’effort de faire ne serait-ce que semblant de donner un tant soit peu d’ancrage vraisemblable à ses personnages ? Leur fonction, l’organisation sociale autour d’eux… ? La matière même dans laquelle ils évoluent ? On dit « chalutiers » et on voit des barques pour touristes, on dit « enfant placée » et on voit une ado sans aucune structure administrative, on dit « garde-côte » ou « capitaine » mais il n’y a pas le moindre ancrage dans la réalité d’une police, et ainsi de suite.

(sans parler du sexe, est-ce à mettre du côté scénario ou du côté réalisation je ne sais pas : la copine couche avec son copain, c’est chaud – et les acteurs y sont assez engagés je dois dire -, coït très classique mais prenant -, mais voici que la copine croit apercevoir une silhouette et donc s’interrompt, puis discussion, puis rhabillage, « je dois y aller c’est l’heure », mais pas un instant il est fait mention du coït interrompu, du fait qu’un coït interrompu ça n’est pas sans effet, c’est comme si ça n’avait pas existé : ce qui résume le fonctionnement narratif au sens large de l’ensemble, on pose un élément pour sa fonction immédiate, sans jamais en tenir la moindre conséquence, sans jamais, donc, en faire vivre l’enjeu, le poids – la scène est assez saisissante d’irréalisme, en ce sens : d’utilitarisme qui ne paie ni pèse rien).

Il n’y a que des signifiants posés là : le Continent (où Sergi Lopez est appelé), au début j’ai cru que c’était Hong Kong (le comble, parce que Hong Kong, justement, c’est une île), avec ses gratte-ciel et sa gargote chinoise – mais ça a dû plaire à quelqu’un – qui ??? est la question -, cette idée-image-signifiant, et hop, on la pose là et peu importe que ça n’ait aucun ancrage, que ça ne soutienne aucune accroche du spectateur, qui ricane. Il y a l’ile et le continent : là-bas, la mer bleue, la presque absence de civilisation, et en tout cas de pouvoir ; ici, les gratte-ciel, la mondialisation, et le pouvoir. Et puis un policier taiseux ça mange seul un bol de nouilles dans une gargote chinoise, en regardant de manière obsessionnelle ses images de sirène tueuse sur son ordinateur portable. Bon. Il y a des signifiants, et des obligations : que chaque personnage soit surdéterminé (s’il y a dépression ou défaillance, il faut que ce soit soutenu par quarante couches de drames passés), que tout se noue ensemble, comme un pendentif d’écaille de poisson (ou de sirène, mais je ne suis pas allée assez loin pour savoir) qui passe du cou de l’héroïne à la plage puis à la main de la sirène officielle puis à la gueule d’un poisson mort… Vous avez suivi ?

Tout le monde peut suivre. Il suffit d’entrer « fantastique + social + Corse + policier taiseux + sirène + drames familiaux +… » dans le logiciel et ça fabrique ce gloubi-boulga, avec exactement ces mêmes surdéterminations, ce trop-plein, et cette absurdité fondamentale du « produit original » - tous mots retournés contre eux-mêmes, l’originalité travaillant contre l’originalité.

En attendant, un soir de déprime je conseille, la Corse c’est l’ile de Beauté, c’est assez drôle, on se demande comment les uns et les autres ont pu fabriquer ça sans un moment s’arrêter en se demandant si peut-être, peut-être, il n’aurait pas mieux valu accepter ses pertes et arrêter là… ? Il est possible aussi que tout le monde soit très content (tragique contemporain : farce).

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