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Billet de blog 14 mars 2023

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Laisser à César ce qui est à César : mais César, il est temps que ça s'arrête

Un retour d’après-coup sur la soirée des Césars d’il y a quelques semaines, que je n’ai pas regardée, dont j’ai comme tout notre petit monde entendu parler, et notamment entendu - vu - des extraits. Le premier d’entre eux, celui qui fait saillie, étant celui qui ne pouvait pas se voir : l’éjection de la militante de « Dernière Rénovation ».

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Pour être précise, ce qui fait vraiment saillie, pour moi, dans cette soirée, ce n’est pas tant son éjection que la coupe dans laquelle elle a disparu – et plus encore, le silence d’après, le silence de la salle. Il ne s’est rien passé aux Césars…

Il se trouve que ce rien que je n’ai pas vu, cette absence, me taraude. Le silence est criant et je n’arrive pas à me défaire de l’irritation qu’il me laisse à l’oreille; je tique, à répétition. La jeune fille est éjectée : c’est de bonne guerre (comme j’en ai lu la remarque je ne sais plus où), comment aurait-il pu en aller autrement, elle n’allait pas s’en aller gentiment parce qu’on le lui demandait, ni on n’allait la laisser s’emparer de la soirée. Donc on la prend par les jambes et par les bras et on la sort. C'est du spectacle - précisément.

Que l’éjection soit à son tour éjectée du récit officiel: ce que les téléspectateurs voient du spectacle de la soirée, est, en revanche, une autre affaire ; un autre niveau de silence, un autre enjeu. Il faudrait dire haut et fort, publiquement, que le spectacle est un faux : spectateurs, sachez ce que vous recevez. Est-ce que les critères se sont durcis, la TV de Bolloré tolérant de moins en moins les interruptions intempestives ? Car avant il me semble qu’on ne coupait pas si vite… Ou bien est-ce la nature du message qui fait aussitôt coupure : qu’elle sorte de là, ça précisément on ne veut pas en entendre parler ? (vu la rapidité de décision nécessaire pour couper, je pencherais plutôt pour la première possibilité, malgré mes désirs d’interprétation qui vont vers la seconde ; j’imagine que le, les réalisateurs de la soirée, préférant prévenir que guérir quant à leur propre position dans la chaîne, la chaîne de décision et la chaîne de diffusion, ont jugé qu’il valait mieux couper EN TOUT CAS).

EN TOUT CAS, ce qui, moi, me taraude, ce n’est pas le fait du prince et de ses sbires, qui se dépêchent d’effacer ce qui pourrait fâcher ; c’est l’absence totale de réaction de ceux qui, eux, ont effectivement assisté à la scène. Ceux pour qui on ne pouvait pas couper, pas remonter, parce qu’ils étaient là, avec leurs yeux et leurs oreilles. Et... C'est là que je dois respirer un instant - parce que c'est là que c'est fou - réellement fou. Ceux-là: rien. Personne n’en a dit mot, si je ne me trompe ? Ni dans la salle ni sur scène ? Pas de brouhaha, pas de protestations, pas de relais du message, à aucun moment ?

Adèle Haenel se lève et se casse et une partie de la salle la suit ; mais une jeune fille nous rappelle que nous allons tous crever si nous continuons de cette manière, si nous laissons rouler la machine telle qu’elle roule (tous, les moins nantis en premier, tout de même, et les invités à la fête ne sont pas les moins nantis, même les moins nantis d’entre eux), et personne ne bronche, rien, nada.

Donc pas de brouhaha ; pas de rupture de la narration ; pas d’intervention sur scène. Pas un mot. Sans doute on chuchote entre fauteuils, ici et là… Mais lauréats et présentateurs se succèdent, émus ou rigolards ou tout ce qu’on veut, on va jusqu’à parler des retraites, de féminisme et de diversité oui on parle, bien entendu, mais de ce qui vient de se passer, non. Motus et bouche cousue. Une salle entière de gens dont une part non négligeable invite, le reste du temps, à coups de tribunes, de pétitions, parfois même de films, le reste des mortels (le commun des mortels) à se soucier d’écologie, de durabilité et de vertu; fait des films, oui, avec des militants, des expulsions par les pieds et les cheveux, des combats, du courage, des jeunes (les si beaux jeunes !), un message, des valeurs et des idéaux à partager, faire entendre - et ainsi de suite : mais au moment où l’un ou l’autre de ces gens pourrait se faire le relais public d’une parole d’urgence, en direct, devant les téléspectateurs (et devant ses confrères aussi, ce qui n'est pas sans poids) ? …personne n’ouvre la bouche. C’est tout de même frappant. Au bas mot. Ça raconte quelque chose.

Moi j’essaie de comprendre ce que ça raconte qui me titille tellement. Pourquoi on peut dénoncer la réforme des retraites, protester contre les inégalités de genre, réclamer plus de représentativité, comment on peut s’affirmer politiques tous azimuts – et ne pas moufter quand fait irruption la question la plus urgente, la plus littéralement brûlante, de notre temps (de tous les temps, aurais-je envie de dire – j’oublierais la menace nucléaire qui flottait au-dessus des générations précédentes, et qui revient en force depuis l’est, aussi) ? La réponse est terriblement simple, évidemment. Bien sûr il y a la peur de déplaire à Bolloré ; évidente ; mais elle est anecdotique, de surface – bien qu’évidemment elle compte, tout le cinéma français a peur de déplaire à Bolloré puisque c’est en partie lui qui le nourrit : le cinéma qui bénéficie de ses bienfaits a peur, et celui qui, n’en bénéficiant pas, espère y accéder, a peur aussi. Peut-être ceux-là, qui n’en bénéficient pas, devraient-ils d’ailleurs cesser d’espérer et passer à autre chose ; comme ceux qui en bénéficient devraient s’interroger sur ce à quoi ils participent.

Et c’est précisément dans cette interrogation : à quoi on participe, à quoi on veut participer, dans ce détournement de la question, qu’on passe peut-être au véritable enjeu de ce silence. Déplaire à Bolloré, dans le fond, c’est accessoire. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’il nous reste 761 jours.

Manière de parler évidemment ; l’apocalypse ne va pas nous tomber dessus dans 761 jours ; manière de dire ce que nous savons tous : il faut dès aujourd’hui arrêter un certain fonctionnement pour que notre planète reste à peu près habitable pour à peu près tous, et non pas devienne un four et un cauchemar pour une bonne part de l’humanité (pas nous en premier lieu, c’est vrai).

Donc si je résume : « We have 761 days left », on sort la fille qui vient mettre ça sur le devant de la scène, on coupe le passage pour les téléspectateurs, et absolument personne dans la salle ne réagit : comme si la question de réagir ne se posait même pas.

La question se pose-t-elle ? C’est ça la question.

Elle ne se pose pas. Elle ne se pose pas pour les gens dans la salle : elle ne peut pas se poser. Ou bien si elle se pose, elle fait s’effondrer tout ce sur quoi ils sont assis (ou essaient de se tenir pour ceux qui n’y ont qu’une demi-fesse posée). Tout leur geste, tout leur désir, tout ce derrière quoi ils courent. J’écris « ils », mais je devrais écrire nous : je m’inclus, comme j’espère que chacun de mes lecteurs le fera. Nous qui faisons des films, qui voulons en faire, qui voudrions qu’ils soient vus, qui voudrions en vivre, aussi.

Que dit cette jeune fille – que disent ces groupes dits « radicaux », les mêmes qui se mettent à genoux dans les rues de Paris pour interrompre un instant la circulation, qui jettent de la soupe sur les vitres blindées qui protègent nos œuvres d’arts les plus célébrées dans les musées les plus fréquentés du monde (ceux-là où des foules de touristes sortant de foules d’avions se pressent), et ainsi de suite (et je ne parle même pas de ceux, encore plus nombreux et moins médiatisés, qui font énormément de choses dans beaucoup d'endroits pour lutter pour un changement par des voies moins communicationnelles)? Ces jeunes gens – XR, Dernière Rénovation, tous ces groupes qui fleurissent – que disent-ils, que crient-ils, plus précisément ? Qu’on ne peut pas continuer comme si de rien n’était. Que c’est urgent. Qu’il faut arrêter – arrêter, tout changer, basculer.

Pourquoi le crient-ils ? Précisément parce qu’on continue, on n’arrête pas. Par tous les moyens, tous les angles, toutes les portes, ils tentent de faire entendre à « la machine » cette évidence : nous allons droit dans le mur, il faut changer de pied. Rénovons / Stop oil / Arrêtons l’extraction (on peut décliner de multiples, multiples manières) : changeons. Sortons de là. Et nombre d’invités à la fête d’opiner, si nous discutions ensemble à un dîner, évidemment il faut arrêter, bien sûr, on le sait, on est d’accord, on a même voté verts. Mais alors, là, quoi ?

Personne ne peut relayer pendant la fête, parce que relayer signifierait : sortir de la fête. On se lève et on se casse : sortir de la salle en effet, du métier tel quel, changer de désir. Le désir d’être là. D’être de cette fête-là. Celle du plus de visibilité possible. Celle du centre. Celle des multiplexes et du succès. Celle où ensuite on vous appelle pour vous proposer une série Netflix. Celle où l’on produit toujours plus. Celle où l’on est dans le jeu. Celle où si ça marche on fait le tour du monde en avion pour les festivals, les promos, les repérages. Où l’on passe à la TV, on va sur les plateaux, on sourit aimablement, on essaie d’avoir sa star, sa part, on continue. Le monde de maintenant sans rien y toucher, pour en avoir sa part. On serait heureux de faire Look up et Avatar, non ? On parlerait écologie au reste du monde (en ne donnant d’ailleurs comme leçon que celle de l’impuissance et du chacun chez soi, parce que dans le fond on ne peut rien faire, n’est-ce pas, sinon se retrouver avec amour autour d’une dinde avant de mourir - ce qui raconte d'ailleurs bien le fond de ces films qui font mine d'écologie quand ils ne sont que les grands-messes pour grands profiteurs de la décomposition). Ou bien on prêche le changement et la sobriété, voire l’activisme : pour les autres, bien sûr. Nous « on fait du cinéma », on ne peut pas (le changement, la sobriété, l'activisme).

Mais j’ironise bêtement, je ne devrais pas, parce que la contradiction est dans les termes et elle est réelle. Amazon (Amazon !), Disney, Netflix, et tutti quanti. Les écrans plasma, ordinateurs, tablettes, smartphones (smartphones !!!) sur lesquels on va regarder ça ; les huit écrans par foyer, les matériaux rares qui les composent, et toujours en racheter de nouveaux pour une meilleure image ; les publicités vidéos dans le métro, dans la rue ; les nouvelles plateformes et 28 chaînes en continu ; le streaming et le torrent et les téléchargements et les data centers et les clouds. Youtube et Viméo. Toute ces énergie, tous ces matériaux, toute cette technique, partout, tout le temps : ils nous financent (ou pas), ils nous diffusent (ou pas), ils nous mettent en avant (ou pas), ils nous démultiplient (ou pas), et tout ce modèle détruit le monde et on le sait parfaitement.

Mais faire des films qui soient vus (ou même qui soient assez peu vus, à vrai dire), sans eux ? Il faudrait tout changer. Renoncer à beaucoup, à presque tout. On ne sait pas. On est totalement à l’intérieur de ça. Ce modèle qu’il faut changer.

Pouvons-nous, nous « qui faisons du cinéma », faire autrement ? Pouvons-nous relayer le message de la fille ? dire sur scène : elle a raison, il faut arrêter, il ne s’agit pas de prendre un pourcentage sur les profits d’Amazon, il s’agit de ne plus rien fabriquer pour ces plateformes, renoncer à ces financements, ne pas tourner de grosses machines, refuser le téléchargement tous azimuts et les installations d’antennes 5G qui les facilitent encore plus, rester chez soi sans accompagner son film en festivals, laisser tomber les effets spéciaux, arrêter de fantasmer dessus, etc etc. « Etc etc » c’est commode parce que je ne sais pas, en fait, ce qu’il faudrait faire : ce à quoi il faudrait renoncer : ma liste est aussi à côté de la plaque que les solutions que nous ne trouvons pas. Je sais que la réponse n’est pas : mais oui, nous t’entendons, jeune fille, nous avons désormais des pailles en carton à nos cocktails (cocktails, tournages, et ainsi de suite).

Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre, comment on peut faire là-dedans, si on se pose la question (je crois qu’une part d’entre nous commence à se la poser) ?

Moi je crois, chaque jour un peu plus, qu’il faut quitter l’industrie du cinéma : la vider de l’intérieur, qu’il n’y reste plus rien ; qu’on ne doit plus s’y tenir. Mais c’est une position très abstraite ; très théorique. A ceci près cependant que cette croyance un peu incantatoire est connexe à cette autre question : pouvons-nous encore désirer l’industrie ? Question qui, elle, est plus simple à saisir. Je ne prétends pas répondre : ma croyance, pour être solide, ne m’empêche pas de vouloir, moi aussi. Moi aussi je voudrais ma part, du moins, parce que je me rends compte que ça bouge, de ce point de vue, une part de moi voudrait avoir sa part. Faire un film avec un vrai bon budget. Etre riche et célèbre et parcourir le monde avec mes films amples et romanesques vus partout, sur tous supports. Ne serait-ce que pouvoir les faire correctement, même.

Mais une autre part de moi regarde la machine et se demande ce que ça raconte et ce qu’elle en désire encore. Le cinéma en salles, avec d’autres spectateurs, oui : mais devant quels films ? et tout le reste, l’omniprésence du flux, vraiment, je veux ça ? avoir ma place dans l’algorithme (et chacun reste seul derrière son écran) ? c’est ça dont je rêve ? ça pour quoi je joue des coudes ? batailler pour exister comme ça ? faire à tout prix, produire, produire des flots d’images ? Ces images-là ?

Elle interroge ça, la fille. Moi c’est facile, je n’étais pas invitée aux Césars, je ne les regarde même plus, désormais. A cause en premier lieu de cette question que je développe ici quelques fois : quelles images on fait, pourquoi. Mais si j’étais invitée, si j’avais été là, qu’est-ce que j’aurais fait ? Parce que moi aussi je voudrais ma chance de faire un film qui soit vu. Je voulais. Je voudrais ? Qu’est-ce qu’on fait de ça désormais, ce qu’on voulait, et qui a changé de sens pendant qu’on courait derrière ?

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