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Billet de blog 14 octobre 2020

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Le nez au milieu du visage, bis. Peut-être que la loi ne vaut plus.

J’ai reçu réactions et commentaires d’amis au texte d’il y a deux jours, ils me paraissent approfondir le sujet chacun à sa manière, et je les présente ici, avec l’autorisation de leurs auteurs. Bien sûr c’est enfoncer le clou. N’est-ce pas précisément ce dont il s’agit ? Penser et parler plus profond et plus loin. Et répéter, oh oui

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il n’y a pas que l’hôpital ; mais l’hôpital est la première phrase, qu’il faut dire et redire encore précisément parce qu’elle disparaît à répétition derrière les autres quand elle en est la première clé.

Je prends à mon compte les mots d’Axel Tufféry pour commencer : « insister sur [ce qui devrait être] le traitement proprement médical ou sanitaire de la crise sanitaire souligne en creux que si ce n'est pas ce qui a été fait par les fondés de pouvoir du Capital, en France comme ailleurs, c'est parce qu'ils sont absorbés par autre chose : la crise du capitalisme comme tel, et son absence désormais probable d'avenir, ne serait-ce qu'au regard de la crise climatique déjà commencée, et en même temps à peine commencée. Cette crise, c'est clair qu'ils la pressentent, et qu'en même temps ils la refoulent – ils ne savent rien en faire d'autre, et en particulier, ils n'ont pas la moindre idée d'un traitement de ladite crise, pas la moindre piste d'une porte de sortie à cette crise, ce qui est aussi bien la raison pour laquelle ce sera sans doute vraiment cette fois, à moyen terme, la fin du capitalisme. Ce ne sera cependant une bonne nouvelle que s'il ne nous entraîne pas dans sa déconfiture, ce qui n'est pas encore acquis. We need you to hope again est un énoncé dont l'utilité ne fait que croître ; et c'est un bon point de départ que d'insister sur le fait qu'il faut tenir sur le fait qu'une crise sanitaire doit être traitée comme telle – et que les moyens doivent et peuvent être donnés à la médecine pour cela ; qu'il n'y a pas de raison de ne pas croire en ses revendications, et de croire pouvoir les tenir jusqu'au bout. »

Donc répéter, oui. Il faut non seulement espérer mais le faire : être là. Je le dis pour moi en premier lieu : j'ai moi-même oublié la priorité de l'hôpital, il y avait et y a foule d’autres sujets à penser. Il faut à chaque fois reparcourir le raisonnement qui y mène (si l’on ne donne pas les moyens nécessaires à l’hôpital, tant qu’on ne les donne pas, tout le reste de ce qui prétend s’attaquer à la pandémie est du mensonge et du bavardage) pour se le rappeler. D’où la nécessité impérieuse de le rappeler en effet à chacun et en toutes circonstances : c’est la FAUTE PREMIERE, ancienne certes mais réitérée et permanente, du gouvernement de ne pas le faire, en premier, chaque jour ; et notre responsabilité première, chaque jour, de l'exiger, en préalable de quoi que ce soit qui concerne la pandémie. Ne pas la mettre en préambule, c’est bavarder ou mentir.

Un texte de la réalisatrice Marie Vermillard : « Faut-il faire un loto pour sauver l’hôpital ? ». Nous connaissons tous ce que Marie raconte à nouveau ici, de manière très incarnée, mais nous l’oublions en permanence. Marie a publié ce texte le 1er septembre dernier sur sa page Facebook ; elle remarque qu’« il n'a eu aucun écho, très peu de réaction ». Elle l’a « reposté deux fois, rien ». Et elle interroge : pourquoi n’entendons-nous pas ? « Qu'est ce qui paralyse ainsi, empêche de foncer ? [elle sait] que cet "oubli" de donner les moyens à l'hôpital n'est pas une question d'argent mais a des causes idéologiques liées au choix du néo-libéralisme qui se met en place depuis plus de 25 ans, mais l'absurdité, face à l'urgence, de ne pas répondre à cette situation de l'hôpital, est en effet très très troublante, tant moralement que concrètement. » Comme si « la raison [s’était] dissoute dans un truc [qu’elle] ne saisit pas ou [qu’elle a] peur de saisir et là c'est l'effroi. »

« Pour des raisons personnelles j’ai fréquenté ces jours derniers les hôpitaux parisiens. J’y ai vu du personnel épuisé, tendu, j’ai vu une petite pancarte sur un guichet à l’accueil « Faut-il faire un loto pour sauver l’hôpital ? ». Voilà rien de plus, pas de plainte, pas de demande mais silence, tension. Alors j’ai posé des questions, les réponses sont identiques : fatigue et crainte. L’urgence qui a vu les hospitaliers s’engager corps et âme dans la bataille Covid avec l’énergie de la nécessité les a laissés « exsangues ». Ce qui les met dans cet état ce n’est pas seulement la Covid mais cette politique de rentabilité appliquée aux services publics depuis des années qui laisse les hôpitaux dans une situation dégradée, manque de personnel, manque de lits, de matériel, de produits, une gestion humaine et qualitative minimisée. Ce qui les met dans cet état, c’est la peur d’un retour à l'état d’exception de ces derniers mois dans un contexte toujours défavorable. C’est au-dessus de leurs forces, ils ne pourront pas le faire une deuxième fois. Ils sont tendus et doutent de réussir à trouver les ressources pour faire face. Juste une petite pancarte sur ce guichet, du silence et un air abattu. Quand on les questionne un peu, ils disent qu’avant la Covid ils avaient déjà tenté de prévenir de cet état dégradé. Ils disent le plaisir des applaudissements qui leur paraissent aujourd’hui bien vains. Ils disent qu’on leur a promis que cette politique allait changer, qu’on comprenait le manque de moyens mais rien n’a changé, pas la moindre ébauche d’une concrétisation de cette soi-disant prise de conscience. On n’applaudit plus, et la politique mise en place il y a des années continue. Tous disaient « on n’oubliera pas », moins de trois mois plus tard on a oublié, tout oublié, on parle d'autre chose, masque ou pas masque etc… Des chiffons rouges agités qui détournent de l’essentiel. L’état des hôpitaux ne permet plus de soigner au mieux, la gestion de l’hôpital comme une entreprise est une défaite morale, sociale, médicale.

Amertume face aux primes et promesses, sentiment qu’il suffirait de cela pour calmer, pour effacer les problèmes. Ce ne sont pas les primes qui font se taire les hospitaliers, c’est un profond découragement. Ils ne manifestent plus, ils sont un peu KO, aux aguets. Et nous qui avons applaudi et dit qu’on n’oublierait pas, c’est ce que nous sommes en train de faire. Covid ou pas Covid nous devons les aider.

La guerre des médicaments, la question du vaccin, la relance de la machine économique, les sportifs et artistes déprimés, les vendeurs de souvenirs et les gérants de boîtes de nuit en faillite, le tour de France, le désarroi d'un monde à l'arrêt, le masque, les chamailleries diverses… Tout nous occupe, masque justement, bâillonne. Pendant ce temps le train de l’inégalité roule tranquillement et érode les services publics, derniers adoucissants des injustices sociales. Réveillons-nous, on écrase ceux qui empêchent que l’écart ne se creuse. »

Marie ajoute, ces quelques semaines plus tard, alors qu’on recommence à jouer au jeu du décompte des lits occupés-pas-encore-occupés-et-serons-nous-soignés ? Que cette apathie collective en lieu et place d’exigence martelée que nous devrions porter lui rappelle l’inertie « face au désastre écologique de la planète. Où regardons nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas à la hauteur ? ». Hébétés, nous regardons filer le train sans broncher. Le train c’est le monde, pourtant, notre vie et celle des générations d’après… 

Sur les raisons idéologiques de cet oubli de l’hôpital, quelques contributions encore. Ni mes amis ni moi ne prétendons, je crois, révolutionner le sujet ni le clore, mais contribuer à en rappeler les axes principaux, oui, peut-être ; quelques points pour penser, avancer.

Yaron Shavit, avec quelques mots sur le refus de renflouer l’hôpital, refus avant tout idéologique : « La raison pour laquelle nos gouvernants n’ont pas préparé l’hôpital à cette deuxième vague est très claire. L’hôpital (et tous les services publics, tant qu’on y est), n’est pas vu par eux comme un bien commun à cultiver, ensemble, pour notre bien-être partagé dans le vivre-ensemble. A l’exact opposé, les gouvernants occidentaux (pour les autres despotes, tyrans etc. c’est encore plus simple, on n’y prétend pas s’occuper de bien commun), de droite et de « gauche »,  le voient comme un trou noir qui, laissé à lui-même, aspirera tous nos moyens « productifs » sans qu’on puisse ensuite jamais arrêter ce processus irrésistible. Car nous vivons désormais dans une société, globale, dans laquelle l’apport productif est devenu le critère premier (et quasi exclusif) pour évaluer l’apport de tout fait social. C’est une équation infernale : « croissance =  valeur collective = contribution ». Montrer, dans les faits et à court terme, qu’il était possible d’apporter un changement significatif au fonctionnement des fondamentaux de nos services publics, aurait ouvert, ouvrirait un boulevard, large et sans fin, à toutes (et je dis bien, toutes) les revendications sectorielles ; chacune d’elles élaborée sur la base d’un raisonnement socialement inébranlable et politiquement irrésistible.

Les gouvernants préfèrent, et de loin, gérer toujours dans l’urgence, tête dans le guidon : parce que lorsqu’ils gèrent « sous la contrainte » d’une situation « d’urgence » où ils sont confrontés (et nous avec, évidemment !) aux vraies difficultés de la vie, celles qui supposément ne trompent pas (« nous sommes en état de guerre »), ils bénéficient, ipso facto, d’une excuse toute faite pour ne pas rendre le recul qui, lui seul, permettrait de changer les choses sur le fond. Argument et méthode typiques de la droite (et même usés à un point tel qu’ils en deviennent embarrassants), mais de nos jours lorsque la « gauche en politique » est devenu une vague variante d’ajustement, la « flavor of the month » de la politique de droite (la « vraie » !), il n’y a rien d’étonnant à cela. »

On le sait! On le sait donc!

Et pour préciser cette notion d’« apport productif » qui régit en effet tout, en l’occurrence de manière sidérante l’hôpital qu'on ne dote pas, quelques mots bienvenus du réalisateur Mathieu Lis. Il dit : il y a des « raisons factuelles [au] choix de notre président de ne pas investir dans l'hôpital, alors même que d'un point de vue strictement - et petitement - économique, les restrictions coûtent beaucoup plus cher que les sommes qu'il faudrait investir dans la santé publique pour faire face efficacement à l'épidémie. Macron a engagé une politique dite de "compétitivité". Elle repose sur deux leviers : la baisse des impôts sur le capital (ISF, IS, taxe sur les transactions mobilières), et la baisse des cotisations sociales (principalement les cotisations maladie car ce sont les plus importantes). Investir dans l'hôpital impliquerait nécessairement de revenir sur l'ensemble de cette politique, car on ne peut à la fois dépenser plus pour la santé et baisser les impôts et cotisations chargées de la financer. Or, Macron n'a pas de politique de rechange. La politique de "compétitivité" est l'alpha et l'omega de toute sa politique. C'est sa ligne Maginot et il n'a pas prévu de positions de repli, tout au plus des opérations de diversion, comme la loi sur les "séparatismes". Il va donc s'enterrer dans son bunker, distribuant au passage quelques médailles aux soignants, en attendant le jour de la contre-attaque, non contre l'épidémie et ses conséquences, mais avec elles, en se servant d'elles comme d'une arme, contre les services publics, contre la protection sociale, et tout particulièrement contre le système de santé, puisque c'est le principal obstacle à baisser les impôts. La France va sortir essorée de cette nouvelle vague : dette, chômage, troubles sociaux. Pourra-t-on dans ces conditions continuer à dépenser autant ? La réponse est dans la question. Et Macron - comme tous les néo-libéraux du monde - ronge son frein pour nous la poser... »

Une stratégie de destruction qui n’a plus rien à voir avec le bien commun pour défendre lequel ces gouvernants ont été élus, bien sûr. Louis-Michel Marion fait remarquer que cet écart entre la fonction théorique des gouvernants dans une démocratie, servir le bien commun, et leurs motivations et (sans même parler de motivations après tout impossibles à sonder) actions, qui vont pour bonne part, dans un sens très différent, que cet écart est peut-être une des raisons de notre sidération : nous ne l’avons pas encore compris, nous n’arrivons pas à y croire.

On peut considérer qu’« une stratégie est à l'œuvre depuis des décennies, détruire (en douce, de façon à ce que personne ne sorte les fusils) les services publics donc aussi l'hôpital public tout en affirmant les moderniser pour les sauver »… Et que nous n’arrivons toujours pas à y croire, l’assimiler : « Ce n'est pas dans notre mode de pensée usuel. [Nous ne pouvons pas croire] que des dirigeants n'en aient rien à faire de nous, c'est un truc de cinéma, de littérature, mais pas de réel... Ce qui est finalement compréhensible puisque, de fait, nous les avons élus : comment accepter de se dire que nous avons nous-mêmes mis au pouvoir des gens qui nous méprisent ? » -

ce qui me paraît un point de butée crucial.

Comment se dire en effet, pour revenir à l’hôpital, qu’après en avoir demandé tant aux soignants, qu’après leur avoir tout promis, alors même qu’on sait qu’il va à nouveau y avoir besoin d’eux de manière cruciale, que rien n’a été fait ? Comment y croire réellement ?

Je pense que nous sommes nombreux à ne pas imaginer à quel point rien n'a été fait ; à conserver un rapport à l’autorité, à la figure de la gouvernance en pays démocratique tel, que nous croyons, dans le fond, qu’on a donné des moyens à l’hôpital depuis mars, qu’on a "fait ce qu’il fallait" - parce que nous savons tous que c’est ce qu’il fallait. Ce n'est pas possible autrement. Que ce n’ait pas été fait est si impensable : si contraire à toute logique et à la mission même de nos gouvernants, mission qu’ils ne cessent d’affirmer porter et servir, que nous n’arrivons pas à recevoir la réalité de la situation. Non, rien n’a été fait. Et pas une fois, pas deux fois : tous les jours, à répétition. Les moyens ont été refusés. Rabotés. Niés encore. C’est une telle contradiction qu’elle a du mal à se faire entendre : elle défie absolument la logique même de nos systèmes et de nos représentations démocratiques. L’écrivant ici, moi-même je tente de me contredire : « mais ils croient faire le bien en défendant la productivité et le marché – moi je suis convaincue que productivité et marché vont à l’encontre du bien, mais eux croient à ce bien comme bien commun, forcément ». Je n’arrive moi-même pas à y croire.

Mais peut-être est-il temps en effet, et le bénéfice paradoxal de cette pandémie sera peut-être, parmi quelques autres du même registre, de l’éclairer de manière si crue qu’on ne puisse plus faire autrement que de le voir, peut-être est-il temps de se l’avouer. Les dirigeants actuels, élus au nom du bien commun dans un système démocratique, servent frénétiquement (et consciemment?) un maître et une visée qui ne sont plus le bien commun, qui vont contre le bien commun – et contre évidemment le principe même de la démocratie dans le même geste.

C’est une évidence, peut-être (on le sait si bien déjà, notamment du côté écologique, où la politique travaille presque exclusivement contre l’environnement, mais aussi du côté social bien sûr), mais elle est difficile à intégrer. Nos dirigeants ne sont peut-être plus nos dirigeants, autrement dit.

Ce qui laisse ouverte la porte à ceci : que leur ordre, leurs ordres, ne valent peut-être plus loi.

Merci à Axel Tufféry, Marie Vermillard, Yaron Shavit, Mathieu Lis, Louis-Michel Marion

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