...ce qui, il se trouve, était mon cas, plus exactement je n’avais écouté que d’une oreille, et ai dû réapprendre dans le courant du film qu’en effet l’héroïne allait mourir, que c’était en effet le programme même du film, oui, non seulement son programme mais même son objet et son thème. Un réapprentissage plutôt qu’une découverte, mais à contre-cœur, ce qui est peut-être la raison pour laquelle je n’avais pas voulu trop écouter : si je l’avais vraiment entendu, je n’y serais peut-être pas allée. Mais j’y suis allée, et si je conseille de ne pas y aller à son tour au lecteur éventuel de ces mots ici, ce n’est pas parce que ça parle de mourir. Il y a de très beaux films qui parlent de la mort à venir, la mort déjà là, la mort au présent, à commencer par celui que LA CHAMBRE D’A COTE cite à foison, THE DEAD de John Huston. Ici le problème c’est que c’est déjà mort avant : totalement mort, évidé de vie, alors que tout le monde bouge, respire, discute (un peu), soliloque (beaucoup), consomme (énormément). Des miles, du chauffage, du tissu, de l’essence, des soins, de l’espace – oh à l’écran tout est très élégant mais il serait intéressant de nommer ce qu’il faut de déchets, par exemple, ces déchets dont on ne voit évidemment pas trace dans le film, car le film n’est composé que de belles choses, même Tilda Swinton mourante puis morte est belle, ce qu’il faut de déchets hors-champ pour produire ces éléments si élégants dans le champ. Toute cette élégance coûte. Terriblement. Elle coûte l’air, la beauté, la vie aux autres : mais ce n’est pas ceux-là que le film regarde, il a oublié qu’ils existaient – les autres. THE DEAD, le titre même les incluait ; la chambre d’à côté, il n’y a plus que soi et soi, dans la même (très, très belle) maison.
Le spoiler, depuis lequel j’ai dérivé, c’est donc cet effet de mise en scène à la fin, Joanna Hogg a déjà fait le coup avec la même comédienne : Tilda Swinton morte incarnant sa propre fille venue en savoir plus (se repentir de sa fâcherie). On aura vu l’actrice en femme mûre atteinte d’un cancer en phase terminale, voici qu’elle réapparaît en femme un peu plus jeune : beaucoup moins bien traitée, plus coincée, plus raide, toute grise – tout le monde n’a pas le chic d’être un reporter de guerre à succès – mais tout de même Swinton herself, donc tout de même élégante, forcément, et moins agonisante (et comme j’ai aimé le film précédent de Joanna Hogg, THE SOUVENIR, où la jeune fille était jouée par la fille de Tilda Swinton, sa fille réellement, pas Tilda Swinton grimée, non : une jeune fille qui toute fille de qu’elle soit, échappe à sa mère, parce qu’elle existe, elle, aussi, tout simplement – et quelle tristesse pour ma part ça a été de passer de The souvenir à The eternal daughter, justement).
Elle-même et sa fille en même temps. Qu’est-ce donc que Tilda Swinton porte qu’on veuille tant la garder à toutes les places, toujours en même temps ? est-elle une icône ? un spectre ? Moi je dirais une marque : un DESIGN. Le CHIC. Et c’est un peu ça le drame : on veut rester dans le chic, le chic est la valeur ultime. Ce n’est pas péjoratif envers la comédienne, suffisamment passionnante pour qu’on continue à avoir envie de la regarder, ce qui est en jeu c’est ce qu’on fait d’elle. Chic, choc, branché, in. Entre nous de bonne qualité. Elle et Julianne Moore qui détaille ensuite ses plaisirs pour la magasine M du Monde, antiquités de luxe, voyages de bon goût, etc. Lincoln center. Maison architecturée. Vues sur New York sans New York. LE BON GOUT. La bonne coupe – de cheveux, de vêtements. La bonne couleur, la bonne culture, les bonnes citations. Comment aurait-on pu trouver une fille à Tilda ? Personne n’aurait été à la hauteur. La hauteur du chic le plus pur.
Une autre manière de le dire : le film aurait-il pu citer Charlot plutôt que Keaton ? Evidemment non, jamais. Keaton c’est magnifique, il ne s’agit pas de dénigrer Keaton : mais c’est (utilisé de cette manière) l’art chic. On retient la pâleur, l’impassibilité et la mélancolie de Keaton. Charlot, c’est plouc, évidemment on ne va pas citer Charlot.
Autre manière d’essayer de nommer ce qui m’expulse du film et me fait le regarder avec une grande colère : Tilda Swinton joue également sa fille - super idée de mise en scène, « on vit encore dans ses enfants », « on ne disparaît pas vraiment », patati patata, bien sûr. Mais ces idées sont mélancoliques, déchirantes et VIVANTES si elles ne se rabattent pas sur leur propre caricature. Ces phrases, « on vit encore dans ses enfants », « on ne disparaît pas vraiment », peuvent aussi signifier, dans une autre lecture plus étroite : « tout ce qui m’intéresse c’est ma propre survie », « jamais je ne disparaîtrai ». Or dans l’apparition de Tilda en sa propre fille, une fois que son personnage à elle est mort, c’est cela qui crie à l’écran : que le film (ses personnages, sa mise en scène, son point de vue) ne voit que soi-même et la survie de son soi magnifique dans ses « enfants ». Les enfants eux-mêmes, que dalle. Il n’y a que soi – et que soi perdure – et rien d’autre n’existe. Il est loin le temps du sexe, ça c’est sûr ! Même le sexe comme masturbation il y faut encore un peu de place à l’autre, ne serait-ce que le fantasme de sa trace. Là le fantasme s’inverse et se referme : il n’y a que moi qui m’intéresse. Je veux bien me perdre, c’est la vie c’est la vie (à prononcer à l’anglaise) : mais en laissant mon MOI au centre.
Egotrip
Les autres, ça n’existe plus. La fille est la seule personne d’une autre génération, d’un autre milieu, qui pourrait trouer le film, entrer dedans pour le trouer et le faire respirer, et c’est précisément ce qui n’aura pas lieu : on ne sortira plus jamais de cet entre-soi. Pour nous le cauchemar (plus jamais ! vous n’en sortirez plus !). Pour eux le souhait vampirique (à la Elon). Si, c’est vrai, il y a le bel hidalgo prof de gym, mais lui il ne troue rien, il est AU SERVICE de nos personnages, pour leur offrir des câlins (même virtuels) et les accompagner. TOUT. VA. BIEN.
(c’est peut-être pour nous faire entendre distinctement que tout va bien que les deux comédiennes articulent tout du long avec une telle netteté, on croirait parfois à une parodie : yeees hooooneyyyy, I am sooooo moooovvvved by youuuuuuyrrr aTTenttttiooooon)
Arrive alors le discours de Turturro. Tout ne va pas bien, en fait. Turturro n’a plus goût à rien mais il parle vrai. Le film nous sert donc soudain, par son entremise, un discours extrêmement noir, mais extrêmement juste, liant ultralibéralisme, fascisme et réchauffement climatique (je ne me rappelle plus comment c’est nommé, j’utilise l’expression comme métonymie de l’ensemble du problème environnemental), et là ça troue, comme si toutes les cartes se renversaient d’un coup. Ah ok Pedro, tu vas vraiment y aller. Tu as loué la villa la plus chère d’Espagne comme décor, ton personnage mange des fraises en hiver, mais tu poses ça là. Vraie surprise. Vraie brutalité. Ouverture, enfin.
Et qu’est-ce qu’il se passe ? Julianne Moore s’offusque et le film avec elle : tu n’as pas honte de venir me pourrir le moral ?! elle dit (quelque chose comme) : oh mais c’est pas gentil vu mes circonstances à moi, qui suis en train d’accompagner l’euthanasie d’une amie chère, de me fiche le bourdon. Ok, jusqu’ici, c’est vrai qu’on a le droit de vouloir penser à autre chose que le désastre contemporain, surtout quand il est dit de manière aussi nette et massive (ce qui rappelle qu’il ne s’agit vraiment pas de savoir, mais de désir de savoir, parce que Pedro, il sait). Puis elle ajoute, et là c’est du sérieux : et puis surtout regarde : Tilda, elle est en train de mourir, elle va même se tuer pour éviter l’horreur de sa dégradation progressive, c’est tragique et triste, c’est épouvantable, mais c’est magnifique en même temps, elle m’apprend la valeur de la vie tellement elle fait ça bien, elle aime tout, les oiseaux le matin, le goût du café, les manteaux jaunes bien coupés, c’est trop beau. Alors il faut faire pareil avec le réchauffement arrête de faire ton type sinistre apprends à vivre (ou à mourir, mais à nos âges c’est pareil).
Et là, on reste sidéré. Ce discours très clair sur la situation actuelle, posé sur la table, au centre, il est ainsi aussitôt retourné, effacé : non pas comme un accident qu’il faudrait oublier au plus vite, parce qu’on n’a pas envie de le savoir et qu’on préfèrerait penser à autre chose et oups ça m’a échappé, non : mais comme une mise en scène active POUR pouvoir s’en débarrasser. Nommer le problème précisément pour le nier. Il n’y a pas de trou. Nulle part. TOUT. VA. BIEN. Donc Turturro, ayant nommé la réalité des choses, il dit « mais non tu as raison ne soyons pas sinistres c’est pas grave il faut apprendre à vivre avec ces choses-là ». Voilà fin de la question.
Et ça politiquement c’est extraordinaire. C’est comme une déclaration pure : le monde, je m’en fous. Ce qui m’intéresse, c’est mon confort et mon plaisir (y compris celui de la tragédie), et que les autres crèvent (y compris pour soutenir mon confort actuel), je ne veux pas le savoir, je veux même l’effacer, comme une grossièreté dont il ne faut pas parler. De toute manière je serai déjà mort. Il n’y a que moi. Faut-il détailler ? La mort individuelle, jusqu’à nouvel ordre (tant qu’Elon n’a pas trouvé de solution, Tilda et Pedro espèrent bien qu’il va la trouver assez vite pour en profiter), ça a lieu. C’est comme ça. Le réchauffement climatique, ce n’est pas une fatalité existentielle, c’est le produit d’une activité humaine et de choix politiques humains. Ça fait déjà une différence notable, comme la différence entre ce même réchauffement et la comète apolitique de DON’T LOOK UP. Mais la plus grande différence, celle qui m’a réellement sidérée – car Almodovar n’est pas un idiot apolitique – est ailleurs : c’est que la mort d’un individu, c’est triste pour lui (peut-être, après tout, on ne sait pas, personne n’est revenu pour le dire), c’est triste pour les gens autour de lui, mais ça n’emporte pas le reste du monde avec. Donc apprendre à accepter avec sérénité le réchauffement, apprendre à jouir des petits et grands plaisirs de la vie avec « philosophie », comme on apprend à le faire quand on se rend compte que la mort approche, c’est dire : il n’y a que ma mort qui m’importe. Oui c’est triste. Ah la la, il va y avoir des tas de difficultés (pour les autres). Mais bon, il faut écouter les oiseaux au-dessus de sa piscine au milieu des bois, de l’autre côté de sa baie vitrée, et ça console.
D’où ce double hurlement politique. Tilda Swinton va mourir, comme tout un chacun, mais comme tout un chacun il y aura d’autres gens après elle, la mort est un scandale métaphysique, mais elle ne dit pas la mort de tout, de toute l’humanité etc. Or le réchauffement ça ne concerne pas que Tilda, ou Pedro, ou les pauvres amis qui vont perdre Pedro, mais après ils vont se remettre, en le portant dans leur cœur, en plus il est tout entier dans son œuvre ; le réchauffement (la politique), ça concerne tout le monde. Même des gens qui n’ont jamais vu un film de Pedro. Après nous le déluge ! On s’en fout, il faut apprendre à regarder la tragédie du monde avec le sourire. Ou : « Dans ma villa qui n’a pas encore brûlé j’apprends à soupirer de la perte du monde, ah la la, c’est triste. » Pendant ce temps bien sûr les autres crament migrent se noient subissent la guerre, et leurs enfants après eux (pour continuer à fabriquer le cadre à l’intérieur duquel je soupire), mais moi j’apprends à savourer les petits plaisirs de la vie avant la fin du monde. Pour moi.
De toute manière : mes enfants c’est moi.
(A part ça quelqu’un sur Facebook a trouvé le descriptif de la maison, je ne résiste pas au plaisir d’en mettre le lien ci-dessous, ça vaut comme illustration du film, ne pas se priver de regarder les liens en bas de page - je me demande d’ailleurs comment ça infuse chez nos amis de Los Angeles qui ONT perdu leur villa, Pasadena etc, je me pose vraiment la question, est-ce que quelque chose les atteint réellement enfin, du monde, pas eux uniquement, non, le monde, les autres. On verra, j’imagine, si ça produit quelque chose).
https://luxe.net/la-casa-szoke-par-aranguren-gallegos-larchitecture-au-coeur-du-nouveau-film-dalmodovar/