Dire qu’outre le plaisir de cinéma – plus exactement, par et dans le plaisir du film – il y a le vertige de cette vérité à laquelle il nous fait accéder, ou qu’il nous rappelle. Vérité implacable de notre condition, quelque chose de cet ordre, entre mesquinerie, enfermement et, simplement, vie. Une tragédie parfaite, autrement dit. Le vertige ne s’annonce pas immédiatement mais gagne peu à peu le film, dans une construction d’une intelligence subtile et sans faille. Les couches de récit et de méta-récit se superposent en toute légèreté jusqu’à nous amener à une culmination où le film recouvre sa propre histoire, l’histoire de sa fabrication, et notre histoire à nous, en un effet de miroir absolument saisissant – et glaçant, dans, avec, grâce à, et malgré le plaisir. Il y a le film que Panahi réalise dans le film que nous voyons (et à quel point sa réalisation correspond-elle à la réalité de la réalisation de ce que nous sommes en train de voir ? est immédiatement une dimension qui s’ajoute aux images que nous voyons effectivement sur l’écran). Puis, l’accompagnant et le commentant en quelque sorte tout en déportant le propos et le récit, le film dans le village, qui peu à peu prend corps d’une manière de plus en plus perturbante, grinçante, et dense. Ce qui n’empêche pas humour et aménité du regard. Il y a notre propre rapport de spectateur à la position de Panahi, maître absolu (parce qu’absolument respecté) de son tournage (dans le film qu’il réalise dans le film), en même temps qu’impuissant puisque n’y étant pas, et citadin un rien condescendant dans le village qui n’est pour lui qu’une utilité (condescendance qui est tout autant le reflet de notre propre regard de spectateur « éclairé », tellement « éclairé » qu’il peut même se sentir gêné, ou a minima critique, de cette condescendance qu’il lui semble sentir). Puis il y a la peur, qui, théoriquement, ne nous concerne pas : peur de passer la frontière clandestinement, quand on est habitué au confort des visas ; mais elle nous concerne, parce que nous sommes habitués au confort des visas comme celui qui a peur. Lui dans cette fiction qui borde le réel, nous face à l’écran.
Tout fonctionne à l’encan : ça borde le réel, ça borde notre place dedans, engouffrés dans l’image tant les questions deviennent les nôtres, celles de notre rapport à la fiction, de notre confort de n’être pas engagés dans cette histoire, et de notre inconfort vertigineux à nous y sentir peu à peu aspirés par le brouillage progressif entre la fiction et la réalité. La réalité à plusieurs étages, tiroirs. La seule fiction qui semble désormais intéresser Panahi – le personnage du film – et Panahi – le réalisateur de ce film que nous voyons – est celle qui touche absolument au réel, et je dirais qu’il a absolument raison, absolument. Il est temps de passer aux choses sérieuses, en quelque sorte, nous dit le film. De la fiction certes, et le film nous en offre beaucoup, avec la jubilation de ses fausses pistes, de son suspense, des complications des rapports entre les gens, de la découverte d’un univers, de personnages – mais elle ne vaut qu’à être le reflet et même plus que le reflet, la vérité au cœur du réel. Dans le réel il y a des rues animées dans des villes banales, ici et là ; des traditions, des frontières, des désirs multiples et contradictoires. Au cœur du réel il y a des tragédies implacables et c’est cela que le film fait émerger. La tragédie de l’enfermement global, « globalisé » comme on dit mondialisé : il n’y a d’issue pour personne, ici, et il me semble que ça ne parle pas que de l’Iran, ou de traditions dont nous sommes à peu près, nous, libérés. Chaque personnage est pris dans un réseau de raisons, désirs, jalousies, empêchements, peurs, obligations, forçages multiples et permanents dont il semble absolument impossible de s’extraire, et absolument impossible DANS LA REALITE, et c’est ce qui est glaçant. La jeune femme du couple qui veut fuir la Turquie : on comprend que le film que Panahi met en scène dans le film est son histoire réelle, on ne sait pas si c’est « réel réel » ou « réel » seulement dans le film, et le vertige nous prend. Quand elle s’est tuée, et que la caméra de l’assistant de Panahi le découvre, pour lui-même, pour le personnage de Panahi, et pour nous spectateurs, et que Panahi s’écrie, épouvanté : « Coupe ! » - on a le sentiment d’avoir VRAIMENT assisté à la découverte de cette mort. C’est d’une puissance sidérante. Cette proximité permanente avec la question du réel envahit tout : la découverte des corps (encore) des deux amoureux, en fin de film, prend alors une valeur équivalente. La fiction est en fait désormais le récit même du réel, c’est ce que la construction du film a réussi à fabriquer, c’est extrêmement fort. Non pas seulement comme prouesse artistique à saluer, mais aussi et peut-être surtout comme geste éthique crucial : désormais, la fiction doit être cela. Cette prise en charge réelle du réel. Question de respiration.
Naturellement cette impression ( sa nécessité, sa puissance, une véritable invocation) vient aussi de ce qu’on sait Panahi aujourd’hui emprisonné, et que le film semble préfigurer cela, le geste de survie d’un homme qui risque réellement sa liberté, et qui met en scène ce qu’est l’enfermement à ciel ouvert. Mais ça n’a rien de conjoncturel, c’est un élément du film aussi, son histoire et sa vérité : de même que cela appartient à notre histoire face au film, bien au chaud dans une salle de cinéma en France. Nous savons la situation de Panahi aujourd’hui. Nous savons les mouvements qu’il y a en Iran aujourd’hui (et leur épouvantable répression). Nous savons les migrations qu’il y a à nos frontières, et ce qu’il en advient aussi. Nous savons qu’un pays tout entier ne peut pas fuir son propre pays (Iran, Afghanistan, Syrie, Ukraine, etc, etc, la liste s’allonge) – et nous savons qu’il y a de moins en moins de lieux vers lesquels fuir. Nous savons que nous ne sommes pas concernés, au chaud dans notre salle de cinéma : mais qui peut se croire concerné avant de l’être ? c’est aussi cela que le film inclut. Ses personnages le sont, dans le film et hors même le film qui fait partie du film, et nous aussi : voilà ce que c’est, un film qui fait émerger une vérité, ce rapport-là à la fiction. « ça calme », c’est sûr. Il faut y courir, donc : prendre la mesure.