SAINT OMER
Naturellement j’hésite à me lancer dans l’écriture de ce post, et surtout à le déposer ici. La figure est telle, l’unanimité de l’accueil, que cela semble provocation ou masochisme de venir en dire autre chose. Il y a le moment, aussi : est-ce pertinent d’écrire avant que le film ne soit sorti, et qu’on puisse me répondre ? Sans doute pas totalement, mais le rouleau compresseur qui arrivera au moment de la sortie, je crois, rendrait cette publication impossible. Et moi, j’ai envie de l’écrire – parce que si l’on parle des objets que sont les films, ici, eh bien je l’ai vu, j’en pense des choses, elles ne vont pas dans le sens de ce que j’en entends par ailleurs c’est peu de le dire, mais pour autant elles me paraissent valables, et peut-être nécessaires. La prudence me dicte de ne pas ; je n’ai pas tant que ça le goût de la provocation, ni le plaisir de jouer les têtes brûlées ; mais je n’aime pas les interdits de penser et je pense que des choses méritent d’être dites – chacun à son endroit, son échelle, moi je dirai quelques mots ici.
Le film, donc. Bien sûr la question est celle de la perplexité face à l’écart entre l’objet et sa réception ; qui ne fait pas sens. Pour être plus précise, cet écart fait parfaitement sens, mais dans une logique autre, tue : le film est fait par et pour cette réception, en un sens il répond parfaitement à ces attendus-là, non seulement indépendamment de ses qualités en tant que film mais même au-delà : il doit y avoir cet écart. Dans une certaine logique plus ou moins consciente mais qui est la logique principale à l’œuvre en ce moment dans notre milieu et travail, le film doit effectivement être ce qu’il est. Alors de quoi je me plains ? Eh bien, évidemment, de cette logique qui peut amener un film aussi obscur à lui-même et mal pensé à être traité comme le chef-d’œuvre du siècle, et non seulement peut l’amener, mais doit l’amener, parce que sa fonction, et non pas malgré le fait qu’il serait raté, mais main dans la main avec ce « ratage » (le mot n’est donc pas satisfaisant, n’est raté que ce qu’on a essayé de réussir, et ici quelque chose au contraire est parfaitement réussi à l’inverse), s’appuyant sur lui, est d’être ce chef-d’œuvre annoncé et applaudi. De ce point de vue la machine a marché parfaitement ; donc ratage, non, en effet. Mais si j’écris ici, c’est pour essayer de la mettre à jour, parce que moi elle étouffe les gestes de cinéma, le désir de faire comme celui de voir.
Mais c’est du film que je voulais et dois parler, pour revenir à cette logique plus claire et à mon avis plus libératrice de : c’est l’objet qui fait objet de réflexion, de réception. Et ce film, bon. Je dois dire en avant-propos que je connais peu le travail d’Alice Diop, je n’avais vu que « Vers la tendresse », que je trouve pas inintéressant mais très surévalué ; et que je ne savais même pas que « Saint Omer » était inspiré d’un faits divers réel, à côté duquel je suis par ailleurs totalement passée. Pour dire : pas d’attente de ma part de ce point de vue. Il y a une manière simple d’aborder le film : ce faits-divers est passionnant, au croisement de thématiques fortes, obscures, bien naturellement il a eu de quoi donner à Alice Diop envie d’y mettre les mains ; elle choisit de construire un autre personnage en miroir de l’accusée pour produire de la distance, et elle avance là-dedans en choisissant le non-spectaculaire, tentant de faire résonner l’opacité de ce qui s’est tramé dans les allers-retours entre les deux femmes, dans la subtilité de regards à regards, sans dire, mais par le trouble magique du cinéma. Intention plus que louable. Mais ça ne prend pas. Et ça ne prend pas. Et encore pas. Et à force de ne pas prendre, de se défaire, on perd, spectateur, le fil de cette intention, de ce désir, et émerge alors la vision d’une autre intention à l’œuvre, plus profonde peut-être, ou pure imagination de sa part à soi, spectateur ? Mais cette vision, elle, se met à prendre ; elle, elle fait sens, elle habite le film de quelque chose ; moi c’est le chemin que j’ai parcouru en le regardant, en essayant ensuite de comprendre ce que j’avais vu, ou pas vu : je ne peux dire que ça.
Je ne sais pas ce que le film raconte. Je vois qu’il y a beaucoup d’intentions, parce que tout est traité comme des intentions, qui doivent être le plus visibles possibles pour le spectateur, des traits signifiants qui construisent intégralement tout le film et peinent terriblement à prendre corps, chair, vitalité, frémissement de la vie ? du trouble ? de quoi que ce soit qui échapperait à ce programme ? Mais des intentions pour quoi, en revanche, je ne le saisis jamais ; je pense tout simplement parce que la réalisatrice ne le sait pas elle-même (autres que les intentions évoquées plus haut, encore une fois : et encore une fois, pourquoi celles-ci ne me tiennent pas, pourquoi je ne peux peu à peu plus les comprendre comme les intentions du film, c’est bien ça le ratage réel, qui ouvre la porte aux lignes qui suivent).
Des choses qui racontent ce que peut-être elle ne voulait pas raconter, il y en a, certes ; des choses qui se racontent de manière absolument littérales et sont totalement voulues telles quelles, tout autant – choses qui ont à voir précisément avec ce que, dans un registre mondain (et c’est peut-être son registre principal), le projet est : donc en ce sens les intentions sont claires. Femmes, noires, Afrique, racisme, maternité, condescendance occidentale, frottement des cultures, difficile maternité, opacité de la mère à elle-même, exaltation de la nature de mère, Loi, accession à la culture, « on va parler de tout ça ». Ça clignote trop pour qu’on l’ignore. Il y a aussi, excusez du peu, Bresson, Duras, Pasolini. Il y a les couleurs automnales du décor du tribunal comme du costume de la prévenue, comme des boiseries de l’amphi, et les boubous africains, les belles boucles d’oreilles en or, et puis il y a les flash-backs (l’héroïne a un problème avec sa mère parce qu’elle est une femme brisée puisqu’elle est une immigrée africaine en France), et puis les rêves et les envolées artistiques, et vous avez compris qu’une femme noire issue de l’immigration pourra se saisir avec brio et ampleur de la Grande Culture Occidentale ? Médée et Wittgenstein ? Vous le comprendrez forcément, c’est tout le projet, tout entier tendu vers la démonstration. Donc bien entendu on « comprend » ce qui se passe, qui n’est pas très compliqué et assez martelé (spoiler, je récapitule : une femme enceinte et très brillante et qui a magnifiquement réussi, bien qu’elle soit issue de l’immigration africaine, donc d’autant plus glorieuse et méritante, est enceinte, ça l’angoisse beaucoup, parce qu’elle n’arrive pas à avoir de lien affectif avec sa mère, on est dans le trauma, elle écrit un livre sur ou inspiré de Médée et pour ce faire elle va assister au procès d’une matricide d’origine sénégalaise qui voulait faire une thèse de philosophie et qu’on va traiter comme une mythomane et une usurpatrice sans rien entendre de sa souffrance, mais en même temps il faut dire qu’il y a ce mystère sacré au centre, l’opacité noire de l’acte, l’infanticide, donc c’est vrai que ça pose un problème. Donc la boucle est bouclée parce que l’héroïne est enceinte, donc ça lui fait des choses, mais ça l’a fait bouger donc elle a avancé). Mais dans le fond on ne comprend pas. Qu’est-ce que le film nous raconte ? Au sens de : quelle est sa question réelle ? Quel est son point de vue, qu’est-ce qui le travaille réellement ? Tout vient faire faire obstacle à la possibilité pour le spectateur d’en recevoir sens et sensation
(et je me demande si pour certains cette DELIAISON (involontaire, immaîtrisée) en quoi consiste globalement le film n’est pas précisément ce qu’ils prennent pour radicale nouveauté, ou geste radicalo-magistral, en quoi à mon avis ils subissent surtout l’intimidation de ce qu’on leur a dit qu’était le film, et du langage que celui-ci semble effectivement prendre, se drapant d’atours majestueux pour en imposer : si ça ne fait pas sens pour eux c’est que ce pas-sens est un sens sacré, qu’il faut reconnaître et honorer. « Le roi est nu », c’est exactement comme ça que cela fonctionne, je ne peux pas en croire mes yeux, donc je ne les crois pas, et je projette les habits qu’on m’a dits, et je les vois, ils y sont, si si, ils y sont d’autant plus qu’écarquillant les yeux je ne les ai pas vus. Quels habits doivent-ils donc être, quel chatoiement tel que je ne puisse même pas le voir !)
Qu’est-ce qui fait obstacle ? le manque d’incarnation, pour commencer, la réalisation médiocre pour tout ce qui concerne le personnage principal (la première séquence en famille est embarrassante, de ce point de vue, au point qu’on se demande si on est dans de la parodie), autour de qui tout est à la sous-signifié (pour sursignifier qu’on est dans la subtilité) et sursignifié (rêves, souvenirs, images vidéo de l’enfance, dialogues…), puis pour qui on confond insistance des gros plans et plongeon dans l’intériorité d’un personnage. Puis l’absence de fil dans le regard porté sur le procès. On ne sait qui regarde. L’héroïne ? En partie oui, mais c’est aussi en permanence démenti par un fantasme de regard objectif sur le procès. Il n’y a jamais de raison cinématographique de regarder l’un plutôt que l’autre ; d’entendre cette partie du discours plutôt que telle autre. Il y a des raisons de signifiants, bien sûr (faire entendre le racisme, la tension entre les interprétations de l’état et l’histoire de la prévenue, le contraste entre tel et tel témoignage…) : mais savoir, plus que savoir, sentir, ce qui nous mène de tel ou tel morceau à l’autre, impossible. Ce qui est soulevé par ce faits-divers est absolument passionnant, bien sûr, du gouffre psychotique (ou sorcier) au malentendu radical qu’est un couple, du fantasme de sa propre image à la parole de l’autre, de la souffrance aigüe d’une solitude à la machine à broyer que peut être la société, etc etc. Mais dans le film c’est évoqué et effleuré, rien n’en est vraiment saisi, on ne plonge dans rien vraiment, aucune de ces pistes vraiment. Elles sont nommées, comme pour dire, « voyez, je n’ai rien oublié », comme dans une dissertation où il ne faudrait pas avoir laissé un argument de côté ; mais mises en perspective, en tension, résonnant avec quelque chose qui se jouerait vraiment du récit, dans le récit, et du regard sur ces corps, ces parcours ? Pas un instant (bien qu’il y ait, à l’intérieur de cette déliaison, de beaux morceaux, incontestablement, et je pense surtout à ce que Valérie Dréville et Aurélia Petit, respectivement juge et avocate, prennent en charge ; et aussi la mère de l’accusée, qui amène, pourquoi elle ? je ne sais pas, une dose soudain de réalité, une présence qui résiste à l’abrasion générale de la présence que le film opère sur ses personnages et situations). C’est très troublant c’est vrai : mais pas de manière laudative. Il y a plutôt de quoi être étonné : « mais qu’est-ce qu’elle raconte donc ? » est vraiment la question qui m’a traversée pendant tout le film. Et qui parfois amène des réponses qui ne sont sans doute pas celles que la réalisatrice souhaiterait, bien que celles-ci, elles y soient. Bien entendu elle se projette dans l’héroïne souffrante mais debout, intellectuelle achevée et à succès ; bien entendu commencer par un extrait d’ « Hiroshima mon amour », presque terminer par un extrait du « Médée » de Pasolini, c’est affirmer qu’on se met là, c’est faire (vraiment je fais un effort) du métalangage qui donne les clés de sa propre construction, entre voix blanche, regards caméra, et tension vers le mythe. Mais ce sont aussi des gestes qui finissent par sonner comme des efforts angoissés pour ne pas être l’autre, celle que le film regarde sans savoir quoi regarder d’elle, la meurtrière, la plouc, celle qui voulait se hisser tout en haut, celle qui parle tellement bien « mais quand elle doit produire quelque chose, là on se rend compte qu’il n’y a rien », celle qui aurait voulu mais qui a raté – celle qui est toute tendue vers La Grande Culture et qui essaie d’en prendre les signifiants mais qui n’est qu’une mythomane de piètre talent et que cet écart mène au pire. Les citations de Duras et Pasolini se mettent à résonner aussi comme ça : tout pour dire qu’on y est, et dans le geste même aveu qu’on n’y est pas, du tout.
Mais puisqu’on lui dit qu’elle y est ; puisque le film a été construit comme ça, pour ça ; alors tout ce que je nomme ici sera preuve au contraire qu’elle y est. Je me rends compte que je me retrouve à écrire en termes mêmes de plaidoirie : il faut prouver la qualité du film, ou son inanité, il faut rassembler les indices, démontrer, contrer les accusations, démentir, justifier, légitimer. Termes et logique qui répondent à ce que propose, à ce que fait le film. Mais ce n’est pas faire un film que le construire POUR prouver qu’il est un chef-d’œuvre. Ici il n’y a pas de projet préalable ou indépendant de ce projet-ci. Il ne peut donc rien en ressortir de réel – outre bien sûr les effets, massifs, eux, dans le réel, i.e. ce qui était effectivement visé : « être le grand film », « être la grande réalisatrice » etc - puisqu’en un sens il n’y a pas de film. J’ajouterai d’ailleurs que je ne sais pas de qui c’est le désir, et peut-être Alice Diop elle-même s’est-elle retrouvée dépossédée, dans cette grande machinerie, de son désir de cinéma (qui ne soit pas exclusivement, donc, désir de « réussite »). Mais moi il me semble que le bonheur d’un film ce doit être le film lui-même, ce qu’il porte dans son corps même, ce qu’il invente et fait vivre et résonner pour me le faire ressentir et traverser, face à l’écran. Pourquoi j’écris ce très long texte pour lequel je me ferai sans doute taper sur les doigts : parce qu’il me semble que le foin fait autour de ce film (fait avant même qu’il n’existe, d’ailleurs), déclare que ça, en fait : ce qu’on voit réellement sur l’écran, on a décidé que ce ne serait plus le sujet. Moi, c’est pourtant le sujet qui me fait aimer le cinéma, donc ça m’embête, donc j’écris.
Note d'après-coup: bien sûr le film n'est pas effroyablement pire, il comporte même des morceaux et moments intéressants. Il est effroyablement pire par rapport à ce qui en est présenté, promu, promis, et affirmé, et c'est cette logique-là dont je parle tout autant sinon plus que du film lui-même. Pour mettre les points sur les i)