Sortant de « The Quiet girl », je me dis qu’il y a deux trois choses à dire. Sur le cinéma et pas que. J’avais vu « Aftersun », puis dans la foulée « Tengo Suenos Electricos », ça me faisait pas mal réfléchir, l’effet de miroir entre les deux mais je ne comptais pas écrire : moments avec et moments sans, tout ne demande pas toujours à être mis en forme non plus d’ailleurs. Mais cette série de films sur les pères et leurs filles, ou des filles à leurs pères, finit par insister, et avec ce troisième terme dans les yeux, je me dis qu’il y a quelque chose à répondre. Répondre ? rebondir. Non, pas rebondir, reprendre. Reprendre le fil de la discussion
(avec qui ? est la question : à quelle adresse ? au père des films ? je peux sembler monologuer à voix haute, en écrivant ces mots, mais je crois que ça concerne aussi le spectateur – et mon lecteur : qu’est-ce qui est cherché dans cette insistance au père, des filles aux pères, de chacun de ces films et de leur concomitance ? que quelque chose m’en parle, à moi, il se trouve que j’ai des raisons pour, et sans doute chacun à sa manière en a ; mais il n’y a pas que ça, voilà, c’est ça que j’essaie de dire, même si je ne sais pas exactement nommer ce que c’est que cet autre chose qui insiste, qui demande à être remarqué. Ni ce que c’est ni qu’en faire. Les filles parlent aux pères (Aftersun, Tengo suenos…), un garçon parle d’une fille avec ses pères (The quiet girl), le père hante quelque chose, le père hante ou manque, en ce moment ; manifestement.
Les trois films semblent ainsi –de ce fait ?-, chacun à sa manière, boiter derrière quelque chose… Aftersun et The quiet girl usent (abusent aussi) d’un langage commun, relativement neuf dans la fiction, celui de la supposée sensation, du fragment qui dit la délicatesse – dont l’autre versant est le clip, à mi-chemin entre du Malick mal digéré et du MTV folk. Tengo suenos… nous propose un registre beaucoup plus classique, cadré et tenu. « Cadré » : sans ce décadrage systématique du « langage de la sensation ». Mais Aftersun touche quelque chose, dans ce décadrage, que Tengo suenos ne réussit pas à saisir vraiment, malgré ses qualités très réelles ; ouvre quelque chose, dont on a effectivement envie que le cinéma s’approche, quand peut-être ses formes cadrées classiques le laissent à distance désormais, à suivre des chemins trop rôdés. Ce qui est très intéressant c’est que les trois films sont chacun une combinaison inédite, plus ou moins satisfaisante, de vieilles recettes et de tentatives neuves, de désir d’ouvrir un champ et de volonté en même temps de le refermer aussitôt, mais chacun très différemment des deux autres, comme en un effet de miroir réciproque, comme une exemplification triple de tendances contemporaines.
« The quiet girl », très bien joué, délicatement décliné tout du long, est aussi et dans le même temps une arnaque, un chantage calibré à l’émotion haut de gamme, assez déplaisant de ce fait. Tout est joli, personnages prolétaires abîmés grossiers compris : ils sont affreux, terribles, méchants, mais quand même cinégéniques ; la petite fille est évidemment ravissante ; la pureté des sentiments des gentils est totale. Le récit a des allures de fable, mais d’abord : où va la fable ? au conte cruel ou à la résolution douce ? Le film ne tranchera pas, voulant gagner sur les deux tableaux (« daddy » à l’un, « daddy » à l’autre, et le film gagne ainsi le beurre avec la douleur de la séparation et l’argent du beurre avec l’émotion des retrouvailles : il faudrait lui rappeler qu’on ne peut pas avoir le bénéfice du tragique sans le tragique, qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, parfois, : trancher, avec ce que ça coûte) ; puis la fable se construit avec des trucs de scénario extrêmement classiques, reconnaissables, qui jouent du côté du suspense le plus élémentaire et le plus malhonnête, et une matière tellement léchée qu’elle en vient à travailler contre le point d’innocence dont par ailleurs le film se fonde pour capturer son spectateur. La petite fille a de très grands yeux ; l’image est pleine de flares et chaque cadre (décadré) terriblement composé ; la brutalité qui entoure le personnage est terrible ; chaque élément signifiant est dessiné de telle sorte qu’on ne puisse pas passer à côté, mais qu’on note la délicatesse avec laquelle il nous est présenté ; la musique également délicate vient scander les émotions que nous aurons nécessairement, mécaniquement. Et ça marche, c’est vrai, ça marche : mais comme une machine marche – que la machine ait été dessinée précisément pour avoir l’air d’une pas-machine, c’est du fait qu’elle vise un autre marché, celui des spectateurs qui veulent délicatesse / pas-machine / subtilité / émotions pures / machin propre. Digérés comme dans un clip : rien ne dépasse, tout brille, tout est balisé, et l’on pleurera au bon moment. Dans le fond qu’est-ce qui manque ? de sortir des ressorts psychologiques à demi-cachés à demi-exposés du récit, de sortir de ces mauvaises questions que sont : de quelle manière émouvoir le plus possible le spectateur, lui plaire le plus possible, lui faire comprendre le plus possible ? pour se poser la question de ce qui arrive réellement à ces personnages, cette fillette calme au centre, ce qui les engage réellement. Alors peut-être quand la fillette s’approche du puits on partagerait son vertige, on aurait le cœur serré vraiment, au lieu de voir un film qui veut que nous ayons peur et le cœur serré à tel et tel moment et déploie ses effets stéréotypés (bien qu’élégamment et de manière toute contemporaine) pour ce faire. Manque de se détourner du « père qui jugerait si le film répond à la demande, s’il coche bien les cases, pour se tourner vers le film lui-même, l’enfant, en somme : faire un film en adulte, pas pour complaire mais parce que c’est l’enfant à filmer qui insiste.
« Aftersun » utilise le même langage des cadres décadrés, des éblouissements, d’une matière fragmentaire, que « The quiet girl », de manière encore plus irritante souvent, mais aussi avec plus – sinon d’inventivité, du moins de liberté, mais inventivité aussi parfois. Le film utilise toutes les cordes du genre, peau d’adolescente au bord de la piscine, reflets sur l’eau, gain de la vidéo, cadres dans le cadre et déformations, montage de sensations… Un festival à soi tout seul. Ça produit en effet un film de festival, et dans l’esthétique et dans le récit : mais pas seulement. Gangue de film de festival avec tous ces tics d’image et de montage, ces effets permanents, dont certains très malhonnêtes (inventer de toutes pièces une menace au son quand un personnage traverse une rue, créer une tension là où elle n’existe pas, pointer en permanence vers soit la sensualité soit la menace avec une telle insistance que toute la délicatesse supposée du geste se transforme en crincrin lancinant du code utilisé jusqu’à plus soif), son récit bien sûr avec le suspense qu’il installe à l’intérieur de ce qu’on finit par comprendre comme un flash-back lui extrêmement conventionnel au contraire – bordant ainsi d’une main ce que l’on prétend libérer de l’autre –
bref, le film est pénible et malhonnête ; joue sur toutes les cordes de la sensiblerie, et aussi de la mode, de l’homosexualité de l’héroïne adulte à la veine nécessairement sociale-puisqu’on-est-concerné-par-les-pauvres-gens, en une esthétique flatteuse mais impensée et informe, et tape-à-l’œil à la fois.
Sauf que. Sauf que le film est bouleversant, aussi. Il s’y passe donc quelque chose ; dans, à travers, malgré cette débauche d’effets, court une vérité qui fait mouche, aussi. Et qui n’est pas entièrement contradictoire avec cette débauche : puisque c’est bien par là qu’elle arrive. On regarde cette fille et son père ; ils ne font rien, ou rien de que très banal ; ça n’en finit pas de se dérouler dans un registre volontairement, manifestement, systématiquement (au point d’en être pénible de lisibilité, d’intentionnalité du geste) anti-spectaculaire ; on se demande quand enfin quelque chose va prendre forme, autre que cette complaisance à se regarder ne pas donner forme, dire que la fiction désormais c’est ça, dérouler du vide ; on finit par admettre qu’en effet il n’y aura rien d’autre, et même on s’y installe – ce n’est pas passionnant, à cause de cette complaisance, mais tout de même il y a de la matière : les corps des uns et des autres, leurs rapports ou non rapports, qui existent vraiment à l’écran, et les trous d’air du père. Et peu à peu, à travers cette matière, on s’attache à quelque chose, on se laisse atteindre par ce qui travaille en-dessous, qui est le vrai enjeu de tous ces moments déroulés jusqu’à plus soif, et qui envahit peu à peu le film jusqu’à le clore : la perte, le suicide (hors-champ) du père. Et sans doute la perte est tellement bouleversante parce qu’on l’a racontée depuis les sensations et la peur, depuis l’incompréhension et l’aveuglement, ce qui n’apparaît qu’en sourdine, dans un chemin narratif non bordé, justement, où les émotions sourdent depuis les personnages et leur présence, et non pas depuis un récit qui les mènerait ici ou là.
Et en cela le film est une proposition relativement rare, sa force vient de là, de cet à-côté du récit classique, cette ouverture à une autre dimension narrative, un autre accès au récit et à ses enjeux (accès que d’une manière très différente mais sourdant également du récit plutôt que raconté par lui j’ai essayé de travailler dans « Poursuite », quant à moi, donc naturellement ça m’intéresse). La perte, il faut défaire ses codes pour la raconter. Il est regrettable cependant, très regrettable, que ce faisant le film – la réalisatrice – s’enferme dans d’autres codes, appauvrissant le film lui-même, répondant à des tics, travaillant sur des réactions réflexes assez grossières, participant à visser encore plus cette esthétique esthétisante où en général rien ne passe, au contraire : c’est un film que je ne peux pas aimer vraiment, de ce fait, parce que je le trouve trop détestable dans le même geste. C’est un film que l’industrie a pris au berceau ; et dans le bouclage narratif, et dans les faux suspenses imposés, et dans le trop-plein d’effets sans rigueur… Quand on entend la réalisatrice s’émerveiller de ce que son monteur lui a fait trouver – et l’on sent que c’est le monteur en effet qui seul a monté, c’est bien regrettable (même bataille pour le musicien) -, plaquant un discours parfaitement théorique de mise en forme proustienne des souvenirs comme s’il y avait une recette pour ce faire, autre que celle de la recherche elle-même – on ne peut que s’inquiéter pour le film suivant. Le monteur "savait ce qu'il fallait faire", la réalisatrice s'est démise de son savoir à elle (ou de sa plongée dans sa propre ignorance): elle a eu tort. Mais celui-ci : quelque chose de réel le travaillait, pour quoi elle, la réalisatrice, a réellement trouvé un langage, à l’intérieur même de ce standard arty dont elle s’est laissé décorer et berner, et ça transperce quand même.
Dans « Tengo suenos electricos », ça joue tout-à-fait différemment – à l’opposé, exactement. On arrive dans un langage extrêmement balisé, qu’on connaît parfaitement, récit de scénario construit, mise en scène de naturalisme social et psychologique lisible, construction classique : aujourd’hui classique, parce que ce naturalisme-là, filmé de cette manière-là, ce type de récit-là, on l’a vu mille fois, il est la grammaire et narrative et visuelle du cinéma indépendant mondial – une de ses variations. La variation élégante, rêche, non pas flatteuse et pleine d’effets des films indés à la Sundance, mais celle qui saisit vraiment la chair de ses personnages, leurs corps, leurs enjeux dans toute leur ambivalence etc ; la variation de qualité – et je le dis sans ironie. Qualité de regard, qualité de récit, pas à pas, pied à pied, avec les personnages. Qualité réelle et qui se ressent dans le refus absolu du film de jouer le jeu d’une pudibonderie contemporaine : le film raconte ce qu’il veut raconter sans ciller, et il le fait bien. Il ne va pas adoucir les rapports entre la fille et sa mère, ni rogner sur la dureté – brutalité – folie du père, ni reculer devant la question du désir de la fille, sa traversée à elle de l’entrée dans l’âge de femme. Il ne va pas l’inventer comme victime au-delà de son propre geste quand elle va elle draguer le copain du père – ni faire un monstre de celui-ci. Chacun ses responsabilités, ici, la vie est dure et tout le monde rame et le film prend ça à bras le corps comme sa matière évidente, on se cogne eh bien c’est comme ça, évidemment qu’on se cogne, mais c’est aussi comme ça qu’on vit. Je trouve très belle cette manière d’avancer sans du tout faire mine de se préoccuper d’autre chose, de soigner son spectateur : le soin, c’est la vérité du récit. Donc bravo.
Mais je viens de voir « Aftersun », et bizarrement ce film-ci dont le langage m’est beaucoup plus proche, qui ne joue pas les effets de manche à chaque cut, qui me propose un regard sans fard (et j’aime ça) sur une situation pleine d’ambivalence, ne m’emporte pas absolument comme il le devrait ; beaucoup moins que le précédent, au bout du compte. Alors j’essaie de comprendre pourquoi ; et ça a je crois un rapport avec le type de récit, en surface, en lisibilité : non pas que les enjeux soient explicités plus qu’il ne faut, mais ils sont construits, le fait est, dans une logique narrative que je connais par cœur ; non pas que les séquences ne soient pas réussies (elles le sont, et le rythme général aussi, un certain souffle), mais elles sont tout de même calibrées, elles restent dans leur cadre (sauf la séquence étonnante où la jeune fille rêve de l’ami du père et se masturbe, le film s’autorisant soudain un écart, une illumination, littéralement).
Quelque chose, en un sens, d’un cinéma à la papa. Pas le papa d’il y a trente ans, le papa d’aujourd’hui. Quelque chose n’échappe pas au cadre ; prend les chemins qu’on a déjà parcourus (le fait vraiment bien), dans un rapport au spectateur qu’il a déjà reçu, une littéralité des choses déjà expérimentée, et sans doute déjà usée. La réalisatrice fait exactement ce qui est attendu, Alors même que le récit déploie l’émancipation d’une fille envers son père. Il se termine, c’est frappant, par ce exactement par quoi l’on imaginait qu’il allait se terminer et c’est à mon avis une erreur : la boucle se boucle, les quelques mots de réconciliation et de conclusion sont dits, le film retombe sur ses pieds comme il faut. J’imagine bien qu’il aurait été dur de renoncer à ces mots (qui sont effectivement beaux, vraiment) : mais il est plus coûteux pour l’ensemble de ne pas avoir renoncé à la boucle. Peut-être suis-je, moi, spectatrice, lassée de tant d’obéissance ; d’un tel respect de l’ordre, l’ordre établi. Spectatrice, et réalisatrice, et femme, et fille de : peut-être quelque chose du féminisme se joue-t-il là, dans le rapport à papa, est-ce que, fille, on continue à servir l’ordre de papa ou pas. La question n’est pas ce qu’on raconte (qui reste parfaitement à la surface, en réalité) : mais à quel ordre on obéit. Artiste, à quel ordre obéis-tu ? Femme, à quel ordre obéis-tu ?