Etrange proposition, que ce film autour duquel on entend s’esbaudir toute la profession, critique en premier lieu (et ça marche ! à sa mesure : les quelques salles où le film, ses deux parties, une somme de plus de 4h, est projeté, sont pleines ; cette unanimité de l’enthousiasme produit donc encore parfois quelques effets, parfois, dans cet espace si étroit d’une sortie marginale).
Etrange parce que pour moi elle s’est totalement renversée : deux parties, une expérience, puis son envers, l’expérience de sa débandade, où tous mes arguments enthousiastes (bien que pas également aux dithyrambes lues ici et là) retombent comme un soufflé, le charme ? pschit, l’inventivité ? ah merci bien, la liberté ? mmm pas si sûre… Alors comment considérer l’ensemble ? Où chaque sensation ouverte dans la première partie est écrasée par la seconde, ou presque ? Je crois que par accident, la réalisatrice (elle, sa bande, le collectif, que sais-je), a croisé une grâce qu’elle n’a pas su reconnaître – ça a lieu puis ça disparaît. Tant pis. Mais qu’on ne crie pas au génie, non merci : il y a trop d’intentions mal pensées ici, la naïveté c’est pas une excuse (« naïveté », « fraîcheur », audace non ce n’est pas ça).
Alors comment en parler ? Dans l’ordre, peut-être, tout simplement : ce qui permet, a minima, de raconter quelque chose et surtout d’échapper à tout autre ordre.
TL Partie 1 : l’image est terriblement laide, le film n’est pas un monument, mais la narration est tellement réjouissante qu’on est prêt à voir ce qui pourra bien s’inventer dans la seconde partie. Donc film extraordinaire, non ; cette laideur de l’image n’est pas un détail, les rapports de rythme peinent souvent (c’est dans le 2 qu’on verra comme ils sont à la peine, dans le fond), la mise en scène est fonctionnelle. Quant à la surprise absolue que constituerait cette forme de récit, je ne veux pas paraître pédante, d’autant que je suis loin d’être connaisseuse, mais Ruiz ? Se le rappelle-t-on ? Et surtout toute la littérature d’enchâssement de récits, récits et feuilletons, de Quichotte à – bien entendu – Borges ? On est en Argentine, ce n’est pas un hasard, l’Amérique du Sud regorge de ce rapport libéré au récit. Donc des codes : bien sûr il y en a. Et tant mieux, pourquoi pas : mais ce sont d’autres codes, pas ceux du grand récit majoritaire, et c’est ça qui est bienvenu, qui fait du bien. Au centre, ici (Partie 1), l’immense Bolano, pour moi : histoire qui se construit sur le texte derrière lequel on court, qu’on analyse, disparition d’une femme (puis de deux), réunions de comploteurs bienveillants dont les relations s’enchaînent à celles de ceux qu’ils poursuivent… Manquent les meurtres, la mort en général, l’implacable noirceur de Bolano, mais (Partie 1) le film produit une grande mélancolie en même temps que de la réjouissance narrative. Donc ça ne révolutionne pas Le Récit : mais une proposition enthousiasmante qui s’autorise une logique peu exploitée au cinéma, et qui échappe entièrement à la logique officielle de La dramaturgie Efficace telle qu’elle a avalé toutes les autres formes. Naturellement c’est réjouissant, en effet. Il y a du feuilleton, il y a du récit dans le récit, il y a de la sitcom, même, soulignée avec (ce qui paraît comme de l’) humour (mais s’effondre en 2) par des notes de musique de soap aux moments adéquats, il y a du romanesque à foison, une liberté d’association et d’illustration (illustration comme les gravures d’un livre qu’on feuillette avec délices), un comédien peut se projeter dans tel ou tel personnage évoqué, et hop, c’est lui qu’on voit à l’écran, une femme peut faire chavirer un homme par l’extraordinaire de son vagin, l’amour peut brûler jusqu’à la fin des jours, ou palpiter dans des cœurs timides sans se dire, et ainsi de suite. Il y a du burlesque, de l’invention, du j’m’en-foutisme et franchement on le prend avec plaisir, du coq-à-l’âne et du marabout-de-ficelle, mais on suit, parce que les personnages jouent le jeu, toujours, et que les enjeux se suffisent.
Ça fait histoire (voir l’introduction dans le post précédent) : chacun est là où il se trouve et on fait avec ça, les relations qu’on a, ce qu’on sait des autres autour de soi, et ce qu’on ne sait pas, à quoi ces relations tiennent : l’amour ? qu’est-ce que c’est ? une « relation », « être ensemble », si ce n’est pas « être ensemble » dans le plan (ni dans la même ville, mais surtout : dans le plan) ? Laura avec Ezechiel créent quelque chose d’un amour modeste, parce qu’ils enquêtent ensemble, et c’est émouvant, tout bêtement : la forme de bêtise de l’un face à l’agilité de l’autre, l’action commune, la tension que ça crée, tension au sens de : être tendu vers – puis détendu, quand l’aimée disparaît, détendu au sens de : le fil est lâché, pfff, on en devient tout mou, tout empli de mélancolie, et l’on chante en boucle une chanson d’amour triste dans sa voiture. Rafael et Ezechiel nous font voyager de classes sociales en classes géographiques, celui de la capitale et du capital social et celui de la pampa, le trou, quoi, le plouc ; mais les enjeux sont les mêmes partout. Il y a de l’absurde partout. Des fausses pistes, rumeurs, contradictions partout : on s’écrit des lettres d’amour et on se rate, on disparaît des registres, on croit qu’on cherche quelque chose quand en fait on cherche quelqu’un, ou espère que quelqu’un vous cherche, plus encore, peut-être ?
L’histoire absurde et drôle du lac (Partie 1), l’évocation de corruption, le côté mystère et boule de gomme – mais sur lequel on passe en toute légèreté, et tant mieux, car on n’est pas obligé de tisser tous les fils ensemble (Partie 1) quel plaisir au contraire d’en laisser ballant, et Laura a-t-elle mis le souk dans sa chambre d’hôtel, et ainsi de suite ? Ce sont points de vue et récits multiples, qui se croisent, se complètent et se contredisent, et l’on se laisse balader avec joie, et que ça se termine par cette situation aussi simple, en fin de compte, aussi peu fantasque, qu’un homme et une femme qui se quittent au départ d’un bus alors que manifestement ils se sont plu, mais qu’il ne se passe pas plus que ça, que personne ne fait d’action d’éclat, que les choses passent (et se ratent, parfois), comme dans la vie : eh bien c’est justement la beauté de la chose : libre oui, mais tout autant modeste. Dans le fond, libre parce que modeste aussi.
Puis tout ça s’effondre (Partie 2). L’image est toujours aussi laide. Mais on s’y était presque fait. En revanche, le récit, lui, jette à la poubelle légèreté et intelligence pour, poussivement, et au prix de l’adhésion du spectateur et de la tenue, tenue au sens fort, de sa proposition, « faire histoire », justement. A quelle loi les auteures ont-elles voulu obéir ? Celles du plus d’originalité ? croyant que les fils lâchés sans nœud coulant en leur terme devaient être noués absolument ? Qu’il fallait boucher les trous ? On bouche, on bouche, mais à coup d’absurdités massives. L’enfant-alligator du lac, qui était un délice, du fait de n’être évoqué qu’en passant, comme une absurdité du paysage (car dans le monde, notre paysage, on ne manque pas d’absurdités, elles sont belles à ne pas s’y appesantir, parfois), devient le centre grotesque du récit, centre d’autant plus mal fichu qu’une fois posé le récit ne sait plus comment s’en dépêtrer. Alors il saute d’absurdité lourde, sur-signifiante, en absurdité plus lourde encore, encore plus sur-signifiante, bien que n’ayant aucun sens. On a un monstre caché, une fausse jungle, une psychiatre qui surgit de nulle part, des fleurs jaunes qu’on fait pousser dans des machines de science-fiction de bazar, et encore plus, et encore plus.
Tous éléments qui pourraient être fort joyeux, qui sait, s’ils étaient utilisés de manière ludique, comme la Partie 1 réussissait à le faire : mais au contraire tout doit se recouper, s’expliquer, le scénario pousse et pousse encore pour que ça colle, pour que le récit retombe sur ses pattes, à la « le sac à dos vert est dans le coffre de la voiture ah c’était parce que ceci », mais alors que – par définition rien ne peut coller, et par maladresse de fait ça ne marche pas. Par définition parce qu’on plonge dans l’absurde donc que s’il s’agit de quelque chose, ce n’est certes pas de cohérence narrative classique ; par maladresse parce que c’est très mal fait, alors, on est là à se demander pourquoi la psychiatre est apparue à tel moment du récit si c’était pour demander telle chose qui pourtant ne pouvait arriver que plus tard, des questions idiotes mais qui mettent le nez sur une certaine paresse – non, gardons le mot de maladresse – qui fait chuter l’ensemble.
Parce que ça chute terriblement. Ce qui faisait invention et joyeuse règle du jeu en 1 se transforme en systématisme maladroit, poussif et mal tenu en 2. Le récit dans le récit, la voix off omniprésente ? la solution narrative du récit par l’enregistrement radio est plate et répétitive et prend un temps fou. Il n’y a plus exploration des multiples possibles de la fiction, mais répétition d’un truc assez plat. La reprise des queues de récit off par le récit in (ou l’inverse) ? C’est intéressant une fois, plus du tout la 3è, d’autant que ça a lieu comme tic désormais, ça ne produit plus rien. Sinon du trop de temps : un trop de temps (qui n’est pas « la durée magnifique » qu’on atteint parfois dans des longueurs au cinéma) qui peu à peu envahit la totalité de cette seconde partie. Trois quatre séquences voient des personnages se tenir face à face sans parler, ou en fin de discussion, sans que rien ne se passe plus, vraiment rien, et on a le sentiment que les comédiens encore plus que les personnages ne savent tout simplement plus ce qu’ils font là : or c’est l’impression globale que donne cette partie, qu’elle ne sait plus pourquoi elle se tient, donc elle mouline à vide et ça n’en finit pas, pour rien, pour rien, sans plus savoir s’arrêter. Il est symptomatique qu’ici les séquences durent systématiquement trop ; que les mêmes trucs de la Partie 1 soient repris jusqu’à plus soif comme pour étirer encore le récit, comme dans une situation de panique où au lieu de s’en tenir là on en rajoute, on patauge, on empire ça. Donc temps morts, inventions burlesques qui n’arrachent plus un sourire, notes ironiques de musique « à la sitcom », révélations toujours plus délirantes, et hop : la seule solution pour s’en sortir c’est d’effacer littéralement l’héroïne du cadre. Naturellement on y trouvera toutes les explications métaphoriques qu’on veut, la fusion avec la nature, la fuite des femmes, que sais-je : mais moi j’y vois surtout une fuite panique pour enfin se débarrasser de ce machin dont on ne savait plus quoi faire.
Fréquente, cette déception d’une seconde partie d’un film qui a séduit en premier temps, et on pourrait n’en tenir pas plus rigueur que cela. Mais ici c’est un peu comme dans une histoire d’amour où une partie de la joie venait de la projection sur le futur : si l’histoire se casse la figure, c’est tout ce qui s’est passé qui en est dévalorisé, parce que c’était la promesse qui faisait tenir si fort, quand ça tenait. Ce qui m’attriste ici c’est que quand ça se casse la figure, c’est en mettant à mal tout ce qui a été inventé et trouvé dans la première partie, la liberté, la légèreté, l’autorisation qu’elles se sont donnée : « en fait non ». En fait c’était du flan, puisqu’elles bouchent tout dans la seconde : ce n’était là que pour être bouché. Dommage. Ça aura toujours eu le mérite de donner des idées et des envies, avant la chute : voyant la Partie 1, je m’étais dit que c’était surtout un film pour réjouir les réalisateurs qui se sentent empêchés, leur rappelant qu’il suffit de jeter l’empêchement à la poubelle, que l’empêchement n’engage que celui qui le décrète, et de s’amuser enfin. Essayons de garder cette leçon même illusoire en l’occurrence vivace…