Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

33 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 mai 2023

Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

IL FAUT BIEN SE TENIR A QUELQUE CHOSE - ¼ - SHOWING UP de Kelly Reichardt

SHOWING UP / WAR PONY / LA FILLE D’ALBINO RODRIGUE / TRENQUE LAUQUEN Quelques films pour réfléchir à cette question de la dramaturgie qui épuise le cinéma (les récits en général, pas uniquement au cinéma) et appauvrissent l'imaginaire, en profitant qu'il y en ait justement ici qui s'autorisent autre chose : et c'est là qu'on respire.

Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un chien, un pigeon, quelques modelages - ses objets à soi-, un père (bien qu’il y ait été plutôt moins que plus, à faire le père !), un frère ou un fils, une copine ou des copains : du lien, des liens, fragiles, friables, d’autant plus cruciaux, auxquels on essaie de s’accrocher comme Münchausen à ses cheveux dans sa chute. Miraculeusement, ça tient, aussi, en partie. Et ça fait des histoires, juste cette question de : comment vivre, en se tenant à quoi. Pas des histoires imposées de l’extérieur pour « faire histoire », non, du récit qui émerge depuis les personnages, qui ils sont, dans quel monde ils vivent, dans quelles circonstances on les trouve. (Quand à l’inverse on se met à faire des histoires de malins, ça s’effondre en plein vol, c’est dommage, mais cohérent)

(pas pour râler – encore que n’est-ce pas en partie ma fonction ici ? mais précisément pour ceci, c’est une fonction à endosser avec parcimonie ; avec un peu de distance, un peu de jeu – : pour râler, donc, si, dans le sens où il faut bien le dire : cette manière naturelle de faire histoire qui produit de beaux films est exactement aux antipodes du fantasme d’efficacité qui ferait bonne histoire, que tout auteur-scénariste actuel se voit opposer, avec ses passages obligés et codes narratifs et carcans on ne peut plus conformistes qui, tous – TOUS – font passer à côté de ce qu’on cherche. Il faut bien le dire en effet : il serait temps de se réveiller de ce mauvais songe. Le drôle de l’affaire étant que les mêmes qui s’accrochent à cette religion mal fichue sont les mêmes qui applaudissent ce qui lui a heureusement échappé).

SHOWING UP

Il faut bien se tenir à quelque chose. Y compris minuscule, y compris imparfait (très imparfait), y compris faillible (très faillible) : mais quelque chose. Ou choses, au pluriel, et ce qui lâche ici peut se rattraper là. Parfois tout semble lâcher en même temps ; à moins que ce ne soit se retourner, ou être tellement minuscule qu’on ne puisse s’y tenir, ou bien même n’avoir jamais existé. « Et pourtant ça tient » : le spectateur se demande, tout du long, est-ce que ça va craquer ? Est-ce qu’on ne court pas à la catastrophe ? Et, s’il entre dans le récit, son rythme étrange et son ton mezza voce, lui aussi se met à tenter d’attraper les signes, plutôt des mauvais signes mais même ça c’est quelque chose. Et mieux vaut quelque chose plutôt que rien (me semble-t-il, semble aussi que le film me dise).

« Showing up », donc, une exposition au terme de quelques jours de préparation par l’artiste, Lizzie. Ce n’est rien qu’une exposition dans une galerie d’une ville de l’Oregon, tout le monde semble connaître tout le monde, en tout cas tous les artistes se connaissent – et il semble qu’il y en ait beaucoup ; il y a cette école au centre où règle la mère de la fragile héroïne ; il y a le père, qui était artiste, semble ne plus en vouloir grand-chose (sinon les compliments, encore) ; il y a donc les artistes qui se jaugent, s’enseignent, se fréquentent, s’envoient des piques, se concurrencent, se soutiennent, travaillent aussi, bref, chacun est là et fait avec ce qu’il est et comme il peut et plus ou moins de succès, au sens large. Et puis cette étrange affaire, l’ « art », les « artistes » : on fabrique des trucs et des machins, on y met – toute son âme je ne sais pas, toute son angoisse et tout son espoir certainement, certains, du moins (et sans doute ça fait au moins vibrer quelque chose dans l’objet, cette valeur impossible qu’on y met, on peut espérer ça : dis-je, parce que moi c’est pareil, évidemment, naturellement je me vois en miroir, dans ce trou dans lequel notre héroïne tourne, ses objets au centre comme radeaux).

Lizzie, donc, a une vie assez étroite, terriblement seule, tenue à de toutes petites choses assez mal fichues, parfois (souvent) nettement pathologiques, elle avance avec difficultés. D’ailleurs ce n’est pas qu’elle avance, c’est que c’est la vie, le temps passe, donc le film avance. Le fait est, cependant, dans le temps du film, Lizzie avance vers son exposition, et tout est affaire d’angoisse : la solitude, intense, colossale, les heurts minuscules et énormes en même temps du réel, par ceux qui ne sont pas dans l’angoisse (semble-t-il, depuis son point de vue à elle, mais évidemment c’est que l’herbe est toujours plus verte ailleurs et on n’est jamais dans la tête de personne – sauf avec notre art, parfois, oui, on VOIT quelque chose), naturellement ce spectacle est lui-même terriblement angoissant puisqu’il renvoie à son propre sentiment d’échec, et ainsi de suite.

Minuscules détails – gestes, regards, micro-situations du quotidien dans le rapport entre soi et soi, soi et l’autre, et ça ne cesse pas de buter sur une dureté intrinsèque du rapport, l’indifférence ; parfois on (notre héroïne mal fagotée et tellement tenaillée par l’angoisse qu’elle empire toutes les situations, et soi-même, spectateur pris dans son parcours pathétique et mineur) respire un peu : parce qu’une autre artiste a fait un compliment, parce que deux personnes partagent un moment de complicité, parce que le pigeon recueilli roucoule, que sais-je : de fait, l’étau de l’angoisse se desserre, Lizzie trouve une position un tantinet plus posée, on peut regarder autre chose que ça : le miroir de l’angoisse.

Film étonnant. Je ne suis pas une grande connaisseuse de Kelly Reichardts, je n’ai pas vu tous ses films ; mais il me semble que le langage de celui-ci crée une autre proposition que celle que j’avais vue jusqu’à présent. Tout se construit non seulement sur un mode mineur, radicalement non spectaculaire, au fil de détails, de blessures minuscules (mais énormes, parfois) mais aussi dans une manière de platitude volontaire, comme pour trouver le chemin de ce qui se joue en effet à l’intérieur de la platitude même. Pas à pas, dans la banalité absolue de chaque situation, et de la manière même de les filmer, au-delà de « simplement » : platement, oui, sans intensité, sans mise en avant de rien, se contentant de montrer (mais avec une science extrêmement précise de la mise en scène, ah ça, oui, tout du long). Au point qu’il est facile de passer à côté ; moi-même j’ai commencé par m’endormir, puis, me réveillant, m’irriter : je n’ai pas envie de voir des histoires de pigeons qu’on emmène chez le vétérinaire, d’entendre parler de problèmes de chauffe-eau,  de regarder des bouts d’exposition d’art contemporain du fin fond de l’Oregon, pas envie, est-ce qu’il n’y a pas plus important, franchement ? Plus engagé ? Plus vital ? Puis je me réveille. A force d’insister en sourdine, plan à plan, séquence à séquence, le film finit par me réveiller, et me saisir, même, et totalement : le pigeon, le chauffe-eau, les artistes, ceux qui commencent et ceux qui persévèrent, et les parents, et la voisine, et la température du four : eh bien oui, c’est vrai, les jours sont tissés de ça. L’amour absent, la blessure du rapport familial pathologique et toxique, l’indifférence, le risque de la folie, l’enjeu vital qu’on met dans ces objets qu’on fabrique (qu’en un sens on se met donc à construire pour ça : s’y tenir), la fragilité dans laquelle on est à être au monde, tout simplement : c’est là.

(ainsi l’art : l’objet qu’on fabrique : c’est ça qui compte, c’est ça qui tient : le faire. Les gestes de le faire. Aller regarder les gestes des autres, aussi, avec cette curiosité documentaire distante que le film a aussi. Etrange impression d’ailleurs que se dessine un monde où n’existent que ceux qui font ces gestes-là, comme si manger, s’habiller, se loger, étaient produits même par ce geste : limite du film ? ou simplement voyage mental, ils ne voient que ça, et le film est dans leur tête sans faire mine d’autre chose ?)

Et ça fait, dans ce rythme atone, tranquille, dans cette succession imperturbable de minuscules éléments (en fait extrêmement scénarisés et construits, le chat a une fonction comme le pigeon, les trous creusés par le frère aussi, tout a sa place dans la configuration du film, une place sans dramatisation et d’autant plus réelle, mais très définie et utilitaire dans une narration à sa manière extrêmement classique – jouant le jeu du classicisme, apparemment), vivre l’angoisse comme une série de vagues qui affluent et refluent, Lizzie prise dedans puis un peu moins prise puis à nouveau prise, presqu’engloutie, et ce flux et reflux est la pulsation du film, pulsation à la fois très subtile et profonde. Et douloureuse.

Alors quand à la fin (attention spoiler) l’exposition fait office de réconciliation, une réconciliation qui n’efface pas la dureté ou mesquinerie ni autres idiosynchrasies des uns et des autres, mais la remet en perspective : renverse la perspective, précisément, permettant enfin aussi de voir la générosité, drôlerie, affection donnée – parce que le personnage est à nouveau capable de les recevoir, réapprend à les voir – eh bien quand ce moment arrive, c’est un très beau cadeau que le spectateur reçoit. Lui aussi, le film lui apprend ce faisant à recevoir : c’est là, il suffit de respirer un peu pour le voir. Le plan final, où les deux amies (car cette voisine contre laquelle Lizzie a bataillé avec acrimonie et angoisse pendant tout le film, c’est sa copine, en fait !) partent ensemble en bavardant comme si de rien n’était, est magnifique : mais oui, elles sont amies, mais oui, parfois on est incapables de s’entendre et de voir autre chose en l’autre qu’un ennemi, « mais en fait », il n’y a pas que ça, et si on passe sans trop trébucher, même en trébuchant, pardessus le trou (qui peut être profond, et large), eh bien quelque chose se tempère et la vie peut retrouver sa générosité, tout simplement. Il faut être là, on s’accroche à ce qu’on peut pour ça. Certains, c’est l’art à quoi ils s’accrochent, peut-être parce qu’ils sont plus mal fichus que d’autres ! ou peut-être pour d’autres raisons, mais voilà, ils tiennent là-dedans, cahin-caha.

La séquence finale embrasse absolument la convention du genre : le pigeon va s’envoler, tous les éléments s’assemblent, ils convergeaient vers cette fin, chacun – personnage animal, élément de récit - y jouant son rôle, venant y faire son tour de piste, comme pour saluer : mais d’une manière qui déjoue toutes conventions. La cruauté n’a pas disparu ; le pigeon s’envole mais comme une déception : il s’échappe, plutôt, dans une forme de rabaissement d’un éventuel romantisme lui conventionnel, par les mains du frère ; les pique-assiette se goinfrent de fromage, rien n’a changé, rien n’est résolu. L’à-plat a investi la convention et la déporte : bien sûr on joue le jeu du récit, mais ailleurs, comme jeu ; ce qui compte c’est la sensation qui en reste : on se fiche que le pigeon s’envole, ce qui compte, c’est que ça s’ouvre un peu, et ça, ce n’est pas une convention du tout, c’est un moment de la vie, pour encadrer lequel la cinéaste s’est donné une forme, son petit théâtre de marionnettes. Le film n’est pas facile parce qu’il faut accepter sa langue : mais il nous offre, en sourdine, comme un haïku sous forme de film, une leçon pathétique et palpitante comme le cou d’un pigeon.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.