Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

33 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 mai 2023

Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

IL FAUT BIEN SE TENIR A QUELQUE CHOSE 3/4 LA FILLE D'ALBINO RODRIGUE

Homme avec chien, fille avec cheval... (Commencer par dire peut-être qu'il faut se dépêcher d'aller voir le film !) Et ce qu'est une fiction qui part de ce que ses personnages portent: leur nécessité, leur rythme et leur logique.

Marina Déak (avatar)

Marina Déak

Réalisatrice, auteure.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La fille d'Albino Rodrigue - le personnage - se tient à une incompréhension qu’elle prend au sérieux ; le film a exactement le même geste : prendre au sérieux sa propre question, et la suivre pas à pas, y compris dans ses impasses éventuelles. Et c’est ce qui moi, m’a paru si beau : cette manière de s’y tenir, avec obstination, presque, même quand personne n’en veut, même quand ça semble ne pas faire sens, même quand on est y seul. Une forme d’idéalisme sans chichi que, spectatrice, je suis heureuse de croiser : croire en le sérieux de sa propre croyance (intuition, désir, jusque dans son ignorance, même), tout simplement parce que ça insiste, c’est là, réel. Il n’y a pas le choix. Et la fiction, dans ce geste, retrouve une nécessité /qu’elle a rarement ; elle peut alors se construire à sa manière : selon sa propre nécessité – ce qui devrait être toujours le cas ! Donc le chemin se cherche et se trouve au fur et à mesure de l’avancée du récit, ce qui autorise digressions, pauses, trous, accélérations : dans la logique interne de ce qui se cherche, se joue, se passe et que nous découvrons en même temps que cela se découvre aux personnages et au film.

Il y a là-dedans une forme de droiture : un rapport de vérité à sa propre recherche, au geste fait et donné à voir du même élan, que j’aime beaucoup, qui me fait me sentir extrêmement proche de ce qui se passe, parce que je m’y sens incluse, le film m’embarque dans ce sens-là. Je patauge en même temps que lui et c’est formidable. Je suis et suis la fille ; être, suivre, parfois c’est la même chose. Et cette droiture s’incarne aussi dans le rapport à la réalité de ce qu’on montre, rapport absolument passionnant – même si manifestement il laisse une partie des spectateurs à la porte. Peut-être parce qu’il est très difficile à tenir de manière assez exacte pour attraper chacun, et que le film n’est pas entièrement sans fragilités, ouvrant la porte à une certaine dés-identification au-delà peut-être de ce qu’il souhaiterait, aux prises de distance, au refus ; ou peut-être (mais les deux raisons se nouent sans doute) parce qu’on oublie systématiquement, structurellement, que le cinéma n’est pas que pur réalisme ou pure fantaisie, parce que notre rapport à l’abstraction est un peu écrasé en ce moment ; on ne la reconnaît que quand elle est encadrée, soulignée, déclarée officiellement, avec dispositifs explicites et explicatifs à la clé, en mode d’emploi. Moi je voudrais qu’on ne l’oublie pas (mais sans avoir besoin, ouh la la non, des modes d’emploi qui étouffent d’office ce qui s’y jouerait), parce que je crois que cette abstraction, au sens littéral d’abstraire une structure (structure, sensation, vérité…) depuis la matière du réel, me semble le cœur même de notre désir et de notre pratique. Me semble devoir l’être : la raison même pour laquelle nous nous agitons, s’il y en a une.

Donc on est très loin ici d’un strict réalisme, même si le film s’attache à être très précis dans son rapport aux lieux, aux espaces, à leur ancrage concret, à la matière de son environnement sociologique, psychique, aussi. La zone pavillonnaire où habite la famille. Le train, la gare, les bus, la ferme de la famille d’accueil, les femmes de l’Aide Sociale à l’Enfance, les couloirs du Palais de Justice : tous espaces qui existent très fort, par leur précision. Mais tout autant : la matière des décors, faux rustique ici, contre-plaqué ou posters de chevaux là, les costumes, robe de belle pépée menteuse, tenue de police scientifique, et ainsi de suite, c’est concret, ça cadre tout. La réalisatrice sait ce qu’elle voit et nous donne à voir. Stylisation précise très bienvenue, qui donne de l'air au spectateur, de l'air et la liberté de regarder

(et je trouve tellement triste - pour revenir à ce rapport à l'abstraction que j'évoquais - à ces esthétiques reconnaissables que le milieu demande, y compris "reconnaissables à dire qu'elles sont tout-à-fait originales", donc dont la supposée originalité est reconnaissable : on n'échappe pas à ce besoin de savoir d'avance en lieu et place de découvrir pas à pas - tellement triste que le film n'ait pas été montré dans les festivals supposés mettre en avant des vraies formes de cinéma : à croire qu'on ne l'a pas pris à mesure de l'intérêt de sa proposition, précisément, du fait même de sa juste nécessité, qui fait singularité; la machine y compris dite d'auteurs ne voudrait - ou ne sait reconnaître, encore une fois - que des machines, on retombe systématiquement là-dessus).

Le parcours de la jeune fille, Rosemay, est évidemment très émouvant – la matière même de l’abandon, comment ne pas ? L’absence d’amour, le rejet, la perte : l’enjeu est immédiat, évident, massif : et non pas seulement dans la disparition du père, mais dès avant, toute la matière de la vie de cette fille est tissée de perte, c’est très fort. Toute la matière du film : parce qu’il y a elle, mais aussi son frère, mais aussi la petite nouvelle chez la famille d’accueil, et même l’amour que celle-ci sait donner – elle – est également tissé de perte, qu’on devine. C’est sans doute le plus fort du film d’ailleurs : la perte est partout, elle est le fond des personnages, du rapport au monde et du film, et tout ce qui a de la valeur en provient. Mais ça fait mal, aussi.

Alors justement « se tenir à quelque chose », cheval, âne ou cochon, ou père de substitution, ou mot gentil : on se tient d’autant plus fort, qu’on est lâché, qu’on a toujours été lâché. Mais elle, Rosemay, justement, elle ne lâchera pas. C’est très beau. Sa détermination, butée, sans armes, jusqu’au boutiste. « J’ai dit tout ce que j’avais à dire » : le film aussi, et c’est ça force : il fait le chemin entièrement. Le scénario fait tours et détours sur ce chemin : il suit tout simplement le parcours intime de son personnage, latences et désarrois inclus, et cette logique narrative nous rapproche du cœur des choses. Les chutes de Rosemay, et aussi des autres. L’incompréhension. Ce qui pousse chacun. Tout cela, encore une fois, est naturellement matière immédiatement pathétique : la brutalité des rapports, l’incapacité à donner, l’impuissance de chacun, le gouffre de l’égoïsme poussé à son paroxysme ; violence fondamentale qui sous-tend tout. Mais le film ne le traite pas comme du pathétique mais comme une matière concrète : « c’est comme ça », c’est aussi sa puissance, comme celle du personnage : parce qu’elle se tient, cette fille.

Il faut parler bien sûr – y revenir – de cette mise en scène en permanence sur le fil, entre abstraction et ancrage réaliste ; théâtralité et explication ; opacité et déploiement. C’est une proposition passionnante, qui permet le pas de côté nécessaire au récit de ces affaires terribles dans lesquelles on plonge, qui nous en abstrait, précisément, au sens fort : mais dont l’équilibre est périlleux. Parfois, pour moi, il ne tient pas, et peut-être est-ce cette difficulté qui m’empêche d’être absolument bouleversée : ce rapport délicat et parfois à mon sens bancal entre distance, frontalité et possibilité de l’émotion. Sur le fil, toujours : les cadres sont posés, la mise en scène nous tient – de même qu’elle se tient -, on est presque dans un regard caméra brechtien, Rosemay nous regarde, au sens fort. Et déclare. Ce qu’elle veut, ce qui lui manque, où elle ira (dire évidemment le talent et la présence magnifiques, à la Bonnaire jeune, de Galatéa Bellugi, à nouveau – je voudrais aussi mentionner particulièrement Samir Guesmi, que je trouve extrêmement émouvant).

Donc non ce n’est pas du naturalisme, loin de là. Parfois ça grince et ne fonctionne pas, parfois on aimerait plus de fluidité, moins sentir l’artifice, qui nous renvoie à une distance malvenue. Emilie Dequenne pour moi a du mal à trouver la note juste : elle semble jouer faussement pour faire vivre la fausseté de son personnage, je pense qu’il n’y avait pas besoin. Dans la même veine, je suis parfois gênée par les rapports avec la petite fille, d’abord massivement rejetée puis massivement accueillie par l’héroïne : c’est très déclaratif, on sent l’écriture, la volonté de faire entendre, dans le jeu aussi bien, et il y a un certain nombre d’occurrences similaires ici et là, ça coince ; mais le geste général du film, qui veut effectivement faire entendre, et pour moi, absolument à raison, fait passer par-dessus ces difficultés : oui, elle a dit ce qu’elle avait à dire, et ça a du poids, et moi j’ai le sentiment de l’entendre, de le recevoir. Parfois les films, comme les gens, sont des petits chevaux opiniâtres qui vont leur chemin. Moi je suis heureuse quand je peux faire ce chemin aussi.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.