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Billet de blog 26 juin 2021

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Simpliste et compliqué, et réciproquement

Pourquoi se prendre la tête, franchement ? Vous n'êtes pas d'accord avec votre ami, laissez donc la place à votre ennemi, c'est plus facile. Comme tout cela est fatiguant, vous avez besoin de vous ressourcer, alors quand vous allez au cinéma, il faut que ce soit agréable. Plus facile de défaire que de faire, plus facile d'avaler que de plonger, c'est sûr. Nomadland - les élections : Je ne peux pas m'empêcher d'y voir envers et endroit de la même pièce : ne pas penser.

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Il semble qu'on soit à un moment où les œuvres doivent être simplistes pour plaire (ou simplement même exister), et à l'inverse où aucune phrase simple n'ait possibilité de se faire entendre, côté politique. Tout se complique et dérive de manière absurde, absurde, délirante... Nomadland c'est joli et univoque et simpliste, c'est transparent ; on s'y précipite, comme si le principe de l'art n'était pas précisément le contraire de ça, nous plonger dans l'opacité, l'épaisseur et le trouble (du réel, de la vie, de l'imaginaire, de la vérité...). Et à l'inverse chaque phrase politique est prise à contre-pied de ce qu'elle tente de proposer pour se retourner contre elle-même dans des manipulations de langue sans fin et une passion de la défaite où nous serons tous perdants, dupés par plus machiavéliques que nous. Je ne peux pas m'empêcher d'y voir envers et endroit de la même pièce : ne pas penser, surtout, surtout. Edulcoré d'un côté, délirant de l'autre, et vice-versa.

Un type refuse de saisir un tract pour la liste de gauche (Bayou, Autain, Pulvar) aux régionales en IDF. Il dit qu'il est de gauche et qu'il va voter Pécresse, pour dézinguer « votre gauche, là, qui soutient les islamistes ». « Islamo-gauchistes », « qui veulent que les femmes soient voilées », « qui font des horaires spéciaux dans les piscines », il préfère n'importe quoi plutôt que ça. Non il ne votera pas RN « parce qu'il n'est pas raciste ».
Saccager le service public et tutti quanti, il s'en fout, tout ce qui compte c'est se débarrasser d'une supposée gauche dont il a cru comprendre - effroi de cette force de propagande contre laquelle aucune réponse raisonnée ne peut rien ! - que sa vocation première était d'encourager « la scission islamiste » !

Voteront aussi Pécresse, ou en tout cas ne voteront pas pour « la liste de gauche », les  « vrais de gauche », ceux qui considèrent que les « bobos » qui soutiennent les combats « woke » sont leurs premiers ennemis. Et aussi ceux qui trouvent la « liste de gauche » trop modérée (puisque pas officiellement anti-capitaliste), et aussi ceux qui la trouvent trop radicale (puisque presque officiellement anti-capitaliste, après tout y a la FI dedans, on ne va quand même pas s'allier avec la FI).

Bref on est voué à perdre, ça en vient même à ressembler à une blague, à se demander qui, se considérant comme de gauche, vote encore à gauche.

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pourquoi s'allier quand on peut se diviser ? Pourquoi servir un bien commun quand on peut desservir la cause de son voisin pas assez pur ?

En revanche (ou, c'est mon sentiment, suivant la même logique implacable du moment), quand on va au cinéma (ou quand on prend un livre, ou quand on va à une exposition, ou voir une pièce...), mais pourquoi diable SE PRENDRE LA TÊTE ? Hein ?

(Et ce n'est pas seulement quand on y va en consommateur, mais aussi quand on doit le soutenir, le choisir, le regarder, le financer : mais pourquoi diable se creuser la tête à comprendre un projet qui ne serait pas évident ? Où tout ne serait pas donné d'avance ? faisons simple, lisible, cochons les cases, pourquoi chercher midi à 14h ?)

Bref : on regarde donc (lit, entend) un objet transparent.

Il n'y a pas d'autre discours que son discours explicite ; pas d'image dans l'image, pas d'épaisseur, pas d'ambivalence.

Nomadland, je l'ai vu hier, mais sans doute demain je pourrai en dire autant du film suivant : c'est joli, c'est un dispositif assez simple, on plonge la comédienne (qui fait profil bas tout du long, elle le fait vraiment très bien, la performance consistant en cette modestie) comme un personnage lui-même presque transparent dans l'univers qu'on va parcourir, et on parcourt, donc. On rencontre les vrais gens. On regarde les vrais paysages. On va dans les vrais lieux. On écoute les vraies paroles. On s'intéresse un peu à France, aussi, elle est touchante, dans sa transparence, et puis c'est ça qui fait fiction. Tout le monde est touchant, aimable, abîmé mais plein d'amour, chacun fait comme il peut pour survivre (et non ce n'est la faute de personne ni d'aucun système si tout cela se casse la gueule si magistralement), puis on profère quelques vérités sur le sens de la vie, de la perte, du vieillissement, de la liberté, on se DÉCLARE, à l'américaine, et hop voilà emballé c'est pesé.

Moi j'aime bien, hein, c'est agréable, ce mode déclaratif est intéressant, tout est plutôt fin, on découvre effectivement des choses. Et puis rien de plus. C'est pas mal, et c'est pauvre, pauvre, maigre, et ça ne produit que du confort, et c'est ça dont on se gorge ? Ben oui.

Pour le dire autrement : un dispositif (fiction-documentaire) très simple qui ne se renouvelle jamais et se transforme en système simpliste, à force ; des personnages regardés uniquement comme des héros de la pauvreté, sans aucune ambivalence, épaisseur, aucun trouble, toute cruauté ou violence ou difficulté évacuée ; où chaque parole, chaque image, dit et montre exactement ce qu'elle dit et montre et rien en plus ni en moins : tout est absolument au premier degré, transparent, sans profondeur, aucune dimension supplémentaire ne se déploie jamais, ni en creux ni en sus.

Je crois que c'est cela qui fait le succès du film : cette absence totale d'invisible.

Je crois que nous avons oublié ce qui fait oeuvre : l'invisible, seul l'invisible. Nous ne voulons que la visibilité et la transparence.

Les petites notes de piano sur les grands paysages toutes les dix minutes (comme dans tout film actuel qui se passe « dans la nature », à croire qu'une étude a montré que le spectateur avait besoin de sa pause musicalo-paysagère toutes les 10mn, de même qu'on dit que des élèves ne peuvent pas se concentrer plus de 20mn d'affilée, bref, la théorie du cerveau de mouton). Les sourires pleins de bonté toutes les dix minutes aussi.

La modestie pudique des puissants qui laisse la place à la beauté cabossée des humbles.

Naturellement, aucune colère (pour qu'il y ait de la colère il faudrait que ce soit un film pour montrer la colère, avec des raisons également totalement lisibles et univoques, qu'on sache de quel côté être, surtout, qu'on ne risque pas de s'y perdre).

Rien de moche non plus bien sûr ; car si les corps sont abîmés, le spectateur doit quand même trouver ça joli : donc pas trop de jurons et une maison digne d'un catalogue de décoration. La vraie dureté, on la montre ? On travaille avec ? on s'intéresse à cette liberté de l'errance en regardant vraiment à quoi ça ressemble ? (et, écrivant ceci, je ne nie pas qu'il y ait liberté ici, bien au contraire, invitant d'ailleurs le lecteur qui serait arrivé si loin dans ce texte à venir rencontrer « mes » campeurs de Si on te donne un château, tu le prends ?) Non. On fait joli, on fait rêver, on fait propre, et on rentre chez soi, et tout est dans l'ordre,

Et il n'y a pas de cinéma

Et dans la rue, dans la vraie rue, la dureté gagne et gonfle et nous emportera, dans notre bêtise paresseuse. Surtout ne pas penser, surtout, surtout

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