Pourquoi parler des rides sitôt qu’une comédienne de plus de, mettons, 45 ans se montre à l’écran ? Parce qu’elles crient dans leur absence générale, et dans leur surgissement contradictoire devenu monstrueux. Pourquoi le lier au tremblé de la caméra ? parce que le tremblé volontaire ici et la réfection du corps là (en l’occurrence au même endroit) participent du même geste, fabriquer un produit. Il n’y a pas grand-place à la réalisation d’un film, là-dedans, c’est bien dommage parce que les talents ne manquent pas, et le désir, peut-être même, non plus.
De quoi s’agit-il ? d’une femme de pouvoir (d’argent !), mariée, qui n’a « jamais connu l’orgasme », parce qu’en réalité elle a des fantasmes - inavouables non pas forcément, mais qu’elle juge inavouables, et sans doute le public américain aussi. Donc « attention c’est noir c’est sale c’est pas bien » - mais en fait c’est ça qui la ferait jouir. Puis elle rencontre un jeune homme qui, lui…
[Ce « jamais connu l’orgasme » est très étrange parce qu’il est ce qui ouvre le film : le visage de Nicole Kidman hors d’elle, en transe, totalement seule au-dessus de son Antonio Banderas de mari, et dont tout semble nous crier : voyez quel orgasme incroyable, intense, elle a. Voire faux tant il semble souligné ? Peut-être, mais il est filmé comme n’étant que pour elle-même, absolument pas joué pour le mari, pas du tout adressé à lui. Puis on la voit l’air pas très content, mi-figue mi-raisin disons, attendre que son mari – très content, lui – s’endorme, pour aussitôt aller se masturber – ce qui raconte, comme en tout bonne convention, qu’elle n’est pas satisfaite, qu’elle n’a pas eu son compte -, dans une position qui me semble très peu pratique, à moi, mais qui la fait se contorsionner beaucoup, donc c’est peut-être une bonne position pour s’approcher de l’Oscar – se masturber donc devant des images pornographiques moins sages qu’un simple chevauchement de mari, et ce jusqu’à jouir fort (elle se mord le poing). La séquence est très étrange en ce qu’elle semble raconter une chose et son contraire en même temps, mais sans nous en donner de clé autre que : « il me faut une scène de sexe qui fasse de l’effet pour mon ouverture » et « le spectateur doit bien comprendre que mon personnage ne jouit pas avec son mari, qu’elle a des désirs secrets qui lui font autrement plus d’effet » - c’est-à-dire une contradiction non résolue. Mais peut-être un lecteur m’éclairera-t-il au-delà de cette lecture un peu littérale]
Elle vend des services de robots – une sorte d'Amazon sans employés, en somme - – elle est donc très, très riche, mais c’est une incise superflue car on ne peut pas dire que le film la rattache à une forme de pouvoir à la Jeff Bezos, comme il serait fort actuel de le faire -, longs plans de robots qui se baladent seuls dans des allées désertes, métaphore transparente d’un monde où tout roule littéralement en pilotage automatique et sans chair, quand l’héroïne, elle, c’est ça qu’elle veut, de la chair. De temps en temps elle se congèle pour se maintenir : belle, soignée, exactement ce qu’il faut. Corps parfait (on apprend des choses en allant au cinéma, des séances de froid intense pour raffermir les chairs ! rentrant chez moi, il faisait très froid le soir où j’ai vu le film, j’ai hésité à me tenir nue sur mon balcon pour profiter gratuitement du même traitement, mais je n’ai pas eu le courage, n’est pas Kidman qui veut). Visage presqu’encore parfait – mais c’est la course vers l’abime, parce que ça s’abime à toute vitesse ces choses-là.
J’ironise je ne devrais pas. J’étais très impatiente de voir ce film, d’une assez jeune réalisatrice européenne qui a réussi à aller faire son truc à Hollywood, à propos du désir, d’une femme forte, du lâcher-prise ?, du sexe vu par une femme autour d’une femme, un récit et un regard supposément transgressifs. Ce n’est pas grand-chose de tout cela et ça a à voir avec le tremblé de la caméra. Il y a un peu de cette transgression, ou trou, de manière inattendue et renversée dans quelques scènes étonnantes, trop vite balayées, une, surtout : la première fois dans la chambre d’hôtel, quand Nicole Kidman et le héros se cherchent encore, et surtout cherchent leurs rôles respectifs l’un vis-à-vis de l’autre. La transgression est que le rôle n’est pas prêt d’office à être endossé, aucun des deux n’y est pleinement identifié par essence et ça c’est vraiment intéressant, il n’y a pas d’essence, ici : il doit se construire, on peut jouer avec : le quitter, hésiter à le reprendre, y être totalement pris quand même, faire un pas de côté aussi.
Un rapport à l’absence d’évidence, la non identification à soi, qui aurait pu être passionnant et vertigineux, si le film avait non pas adhéré à lui-même (il ne fait que ça, en un sens, en une répétition pauvre et univoque), mais enfin décidé de passer le pas, devenir non pas un produit mais un film – autrement dit, pour citer Lacan, été fidèle à son désir – autrement dit, s’il avait vraiment plongé dans le rôle au lieu de rester, avec son faux tremblé, du côté de l’érotique soft, du bon film pour MILF, qui ne fait pas de mal à une mouche, en somme. Film pour Milf parce qu’il est incontestable qu’Harris Dickinson est très plaisant à regarder (et s’il y a un autre point de sincérité dans le film, hors ces scènes de tâtonnement évoquées plus haut, c’est le désir de la réalisatrice de le filmer ! jusqu’au ridicule, parfois) et que l’ayant regardé, qu’est-ce qu’on fait, en bonne mère de famille ? On rentre chez soi avec ses fantasmes.
C’est exactement ce que raconte le film et on a le sentiment qu’il a 92 ans, ou un continent de retard. Tout ça pour ça, vraiment ? trois petits tours de vague sado-masochisme très hésitant et très soft pour finalement décider que l’héroïne assume désormais de penser à un autre tandis qu’elle couche avec son mari, c’est un peu triste mais c’est un progrès tout de même, parce que maintenant, elle jouit ? On, elle a tout gagné. Elle reste la cheffe au boulot. Elle garde son mari. Elle s’est rapprochée de sa fille ielle (qui a enfin eu accès à une certaine fragilité chez sa si forte mère). Et elle jouit. Ça met un peu de temps à venir, il y faut un montage alterné pushy, mais ça vient (et je dois avouer que l’image de la chienne – la vraie chienne, l’animal – tournant autour de Dickinson – haha ce nom même – est très forte, aussitôt effacée par les retours à Kidman, mais tout de même, elle existe).
Hors les scènes déjà mentionnées, l’on a à peine effleuré la question du désir et de la jouissance; du vertige, plus largement. Le film n’ose pas sortir d’une zone autorisée où effectivement ça se finit proprement à la maison ; dès qu’il s’approche d’un vague danger, il se retranche aussitôt. Je ne suis pas en train de plaider pour la monstration de scènes réellement sado-masochistes, pour du sexe plus cru, que sais-je : simplement pour un film qui n’aurait pas systématiquement reculé à chaque fois qu’il s’approche de sa question, qu’est-ce que c’est que ce vertige de vouloir le vertige, de ne plus vouloir que le vertige, qui n’aurait pas reculé mais au contraire plongé dedans, de quelque manière que ce soit : crudité ou ellipse, masochisme ou sadisme ou douceur, qu’en sais-je, à chaque question sa forme, à chacun sa réponse. Ici, et c’est comme si c’est cela que le tremblé venait en permanence signifier, le film avance le pied, touche l’eau de l’orteil, ouh elle est fraîche, recule, et ne cesse de recommencer ce geste, voulant le prime time et le frisson, la crudité des scènes et des mots, et les déclarations d’amour conjugal gnan-gnan (pas parce que l’amour conjugal serait par définition gnan-gnan, mais parce qu’elles sonnent si terriblement toc) pour recouvrir aussitôt l’écart. Aussi enfermé que son héroïne. A un moment, pour faire un film, il faut lâcher soit le beurre (une foule d’associations m’arrive soudain, refermons immédiatement la parenthèse), soit l’argent du beurre : sans quoi il ne se passe rien.
C’est dommage parce qu’en même temps il se passe, il pourrait se passer, et le film le sait. Qui nomme la catastrophe actuelle sans la recouvrir de fioritures ou de spiritualisme new age de droite comme Almodovar récemment : avec une brutalité sèche, au contraire. Le mari demande à l’héroïne un peu de réassurance narcissique, est-ce que son travail à lui lui paraît un tant soit peu important à elle, et elle répond, bottant en touche, que non, pas plus que son travail à elle : avec l’avalanche qui va tous les emporter, rien n’est important. Irrelevant. L’avalanche c’est me semble-t-il l’état du monde ; c’est aussi bien sûr ce que pourrait être le torrent, l’avalanche qu’est le désir : et c’est précisément ce que le film ne va pas assumer. S’empêchant de faire avalanche, quant à lui. Le beurre et l’argent du beurre, oui : le film prend trop plaisir à filmer la piscine d’extérieur chauffée à Noël de la résidence secondaire de notre famille, et les gouzi-gouzi des jeunes filles encore innocentes – en termes affectifs, pas encore cyniques – dedans, pour en même temps creuser vraiment le trou. Pas de la piscine : de l’avalanche. Du moins, en un phrase sèche et tout-à-fait saisissante, il l’aura nommée. Le pas en plus, voilà ce qui manque. Celui qui se cache à la jointure des poignets de Nicole Kidman, entre ses mains de vieille et ses bras de jeune fille, dans son cou, qui semble cou de sorcière par contraste avec ce visage tellement tiré, ses lèvres gonflées – et tout cela est même nommé dans le film, tant on peut tout nommer sans que ça produise plus rien !
Mais l’essentiel reste lissé (je renvoie ici au très bon article de Murielle Joudet sur le corps numérique dans le Monde ce jour, autour de ce film notamment) ; la chair, ce ne sera pas ce coup-là, si je puis dire. Il manque, je crois, une bombe dans le film. Au sens littéral, pas au sens de bimbo (car une bombe au sens métaphorique, ça je peux le dire, il y en a une, il y a Dickinson, toutes les MILF et même les jeunes filles seront d’accord avec moi : nous, femmes, étant aussi consommatrices de belles images de beaux corps que l’autre sexe, comme on dit). Une bombe qui ferait exploser l’image, le contrat de propreté avec le spectateur, la scène. Beaucoup de bombes y compris hors du film. N’est-ce pas cela, aussi, le désir ?
(à propos de commentaires entendus à propos du film qui, en mettant en scène une femme forte qui ne rêve que de se faire dominer, reconduirait un imaginaire et une sexualité féminine machistes, éculés et réactionnaires. D’abord le film ne réussit pas à faire vivre ce « rêve », ou de manière tellement molle – si je peux dire – qu’il ne charrie malheureusement pas grand-chose. Ensuite, est-ce qu’il n’y a pas une erreur de fond dans le fait de rabattre immédiatement une forme du désir sexuel sur un schéma aussi littéral ? Non seulement – c’est un cliché, mais il reste vrai, et sans doute à rappeler – les positionnements de genre ne se jouent pas en une traduction littérale dans la sexualité – mais aussi et peut-être surtout : ne savent-ils donc pas que nous, hommes et femmes et chiens et chiennes et iels tout autant, ne sommes pas qu’amabilité et parfum de rose ? que le désir masochiste existe et (sans doute) déborde les seules questions de genre ? que la morbidité existe et (sans doute) déborde les seules questions de genre ? Action et réaction, pulsion et détente, principe de réalité et principe de plaisir, pulsion de mort – que ce ne sont pas de vains mots ? Ils ne se rabattent pas tous sur « le féminisme » entendu comme « les femmes doivent enfin sortir du cliché de leur domination par les hommes » (certes, certes, mais ça ne recouvre peut-être pas tout). Ce qui est passionnant, c’est quand enfin on arrive à les articuler ensemble, y compris parfois pour les contredire ou en toucher le vertige, ou l’impossible ; ce que, quant à moi, j’essaie de faire, et que j’espérais de ce film).