ANATOMIE D’UN RAPPORT, donc, comme film et texte de rentrée, anatomie d’une question voire d’une série de questions. Le titre est formidable, il s’offre d’office pour tous les jeux de mots, jeux de plume, jeux d’interprétations que le film lui-même nous invite à déplier. Anatomie d’un récit. Anatomie d’un succès. Méta-Anatomie.
De même que l’intrigue invite à toutes les reconstitutions off autant que in, diégétiques dans le courant du procès qui fait la majeure part du corps du film, mais peut-être plus encore extra-diégétiques dans les discussions de sortie de salle, spectateur, quelle histoire as-tu vue, avons-nous vu la même, qu’est-ce que tu crois, toi ? elle est coupable, ou pas ? ; et même méta, reconstitutions et interprétations de la fabrication du film par une réalisatrice dont le compagnon est également réalisateur et crédité d’un rôle non négligeable dans ce film si fêté, mais ce n’est pas lui qui est fêté, c’est elle, bref, une seconde intrigue méta elle-même mise en scène et discutée sur la scène médiatique qui entoure le film – voire fêtée en tant que telle, dans le versant promotionnel de cette scène médiatique -, intrigue qui vient donc redoubler, avec ses variations propres, celle de la fiction incertaine que l’on vient de voir, l’enrichissant ? je ne sais – lui ajoutant une dimension, en tout cas –
De même le titre, donc, se donne à la fois pour le dedans et le dehors, le film et son commentaire. Commentons, dans ce cas, comment ne pas ? Puis il y a de quoi, parce que, quand même, elle, ils ont tous sacrément bien travaillé, ça, c’est sûr. Mais sacrément bien travaillé à quoi exactement ? ça n’a rien de si évident. Au succès ? oui. A de l’efficacité ? aussi. Au plaisir du spectateur ? oui, efficacité et succès y étant subordonnés, mais est-ce que ça tient jusqu’au bout, ce n’est pas si certain, ou plutôt, jusqu’à quel bout, quel plaisir, c’est là que ça se trouble un peu et que peut-être l’anatomie, la nôtre, commence. Anatomie à ne pas lire si l’on n’a pas envie de voir dévoilés des rouages de l’intrigue.
ANATOMIE…, c’est prenant, efficace, très intelligent, très séduisant, généreux, parfois émouvant. Très bien écrit, construit, extrêmement bien joué (mais à tout cela je reviendrai), filmé avec rigueur et efficacité visuelle, sans vulgarité, et certaines idées de mise en scène frappantes. Ça part sur les chapeaux de roues, posé sans lourdeur mais avec précision et fermeté, scène d’ouverture extrêmement maîtrisée, virtuose presque, où tous les enjeux sont posés, de là, ils se déplieront vite et fort. Et la neige c’est très beau, tout de suite, visuellement il y a cette puissance qui happe, que le film s’offre ainsi dans ce décor (même si, et cela aussi j’y reviendrai, il se l’offre assez peu parce que sa grammaire est d’abord de coller aux visages, aux gestes, plans moyens un peu, gros plans beaucoup, à l’intérieur de quoi les plans larges qui tardent à arriver sont extrêmement bienvenus, et satisfaisants notamment parce qu’il y a cette montagne, la neige, l’architecture, toute cette matière immédiatement spectaculaire).
Pour dire, simplement, que le film est immédiatement très réussi, à la fois accessible à tous et très intelligent, d’une qualité qu’on aimerait voir plus souvent, dans ce registre-là, de la supposée narration classique, d’un cinéma qui ne prétend pas d’abord à la forme, mais simplement à l’incarnation, l’identification et le plaisir du récit. Puis aussi cet aspect tout sauf négligeable que loin d’enfoncer comme d’autres les portes ouvertes et applaudies du féminisme bien digéré, il a cette qualité de mettre au centre un personnage de femme forte, une femme vraiment forte, c’est-à-dire tout ce qu’on nous invite supposément à être, nous, les femmes, mais qui est attaquée précisément parce qu’elle est forte et que cela, on n’est pas sûr que ce soit supportable ; et s’il y a un aspect du film qui me touche vraiment, c’est bien celui-là. Plus précisément, pour être sincère, c'est la question de cette force d'une femme dans le rapport hétérosexuel qui m'y touche: une femme forte, vraiment forte, quel homme peut la supporter? Qui ne soit pas, in fine, littéralement anéanti par sa force, malgré qu'elle en ait, y compris alors qu'elle a raison, y compris alors qu'elle fait au mieux, y compris - non - parce que c'est lui qui fait défaut et que c'est cela qui rend tout impossible, pour lui-même en premier lieu? ça, oui, ça me touche. Elle, elle ne fait pas défaut, ou bien peu, comparativement ; et elle le paie sans fin.
Sauf que. Une scène, centrale, celle de la dispute, porte ça; je ne dirais pas que l'ensemble du film travaille ça. Et pour le reste - est-ce qu’on peut, est-ce qu’une œuvre peut « simplement » prétendre à ça, « l’incarnation », « l’identification », le « plaisir du récit », il y a une histoire, ça se déroule, c’est intelligent, on est pris comme dans une machine, voilà ? Est-ce que celle-ci, cette Anatomie, ne prétend qu’à ça ? à la qualité de la machinerie ? Certainement pas. Si ce n'est que de la machinerie (ce dont je me plains en partie, sans quoi je ne poserais pas la question). Centralement parce qu’une machine laisse à distance… Et que le film prétend à plus, très nettement ; on l'applaudit pour plus, manifestement, c'est même peu de le dire.
Mais moi, spectatrice, c’est le sentiment que j’ai, d’être face à un film qui arrive à me raconter une histoire de la manière presque la plus « efficace », i.e. prenante, possible, mais « seulement », et seulement « presque » (le "presque" et le "seulement" liés ); d’une manière effectivement presque machinale, donc "ça" ne prend pas vraiment, pour moi.
Qu’est-ce que ça fait tenir, alors, comme objet-film ? Pourquoi ça ne me tient pas vraiment, alors que, EVIDEMMENT, le film prétend à autre chose que « seulement ça » ?
c'est vrai pourtant que c’est aussi mieux que ça, pour partie. Revoyant la bande-annonce, la force du film me saute aux yeux. Sandra Hüller dont chaque frémissement ouvre un monde. La présence de Samuel Theis. Les morceaux de bravoure autour du chien, les numéros inspirés des comédiens à la barre, l’un après l’autre, la brillance des dialogues, parfois, une émotion. Sandra Hüller à nouveau : sa rétention, capable de faire exploser toutes les émotions par en-dessous, sans crier gare. Son personnage, je le répète, est très beau : cette force, cet ancrage, cette intelligence ; cette frontalité. J’aime beaucoup, beaucoup ce personnage. Son désir de vérité : rester vraie, rester libre, un seul et même geste, élan, non pas froid mais droit jusque dans ses détours.
Et pourtant, les questions que je nomme ("est-ce que c'est seulement ça? pourquoi "juste une histoire" ça ne me suffit pas, ici ?") taraudent le spectateur tout du long, elles sont là, sous son adhésion au récit, très vite.
Elles sont là y compris dans le dialogue que je crois tout spectateur entame avec les éléments du récit lui-même, mécaniquement, ce dialogue a lieu, est-ce qu’elle est coupable ? qui croire ? comment comprendre la situation ? qui a raison ? que me raconte le film, qu’est-ce que je comprends des éléments que le film me donne à voir ?
« Que me raconte le film » est la question que le spectateur est invité à se poser, par définition : film de procès, qui joue sur la question de la culpabilité et de la vérité, en distillant très classiquement ses éléments de récit qui font information, dévoilement, révélation pour le spectateur comme pour les jurés. Le spectateur est invité à cette réflexion, à cette succession infinie d’évaluations, interprétations, revirements éventuels, "décision", fonction de sa propre lecture des éléments que lui donne le film, éléments narratifs incontestables, mais également interprétables, plus ou moins. Qu’est-ce que j’ai vu ? A quoi je crois ? Meurtre ou suicide ? Victime ou bourreau ?
Mais il me semble que cette logique interrogative, sur laquelle le film joue centralement, machine à efficacité, accroche à spectateur, se double peu à peu d’une autre interrogation qui est non pas le centre mais le trou du film : pourquoi se poser ces questions ?
Hors le jeu même du questionnement dans lequel le film veut me prendre – et me prend effectivement, jusqu’à un certain point ("jusqu’à un certain point" qui constitue une limite à mon avis centrale, justement) – qu’est-ce qui est recherché ici ?
Autrement dit, ce « qu’est-ce que ça raconte » prend une épaisseur différente : qu’est-ce que ça raconte, vraiment, ce film ? Quelle est la question ? Quelle est la raison ? Pour paraphraser l’enfant à la fin – et ne serait-ce qu’en cela, le film est vraiment intéressant, à nous donner en permanence les éléments de sa propre méta-interrogation : interroger non pas le comment, mais le pourquoi. Pourquoi le film ?
Spectatrice du film, j’ai cette expérience pas si fréquente d’être très prise par un récit, une identification aux personnages, d’être tenue par un véritable suspense, et EN MEME TEMPS de ne pas vraiment être prise, de m’ennuyer dans ce suspense, et de me rendre compte, petit à petit, que je ne sais pas du tout ce que tout ça me raconte, ni pourquoi, et ça dure longtemps. De batailler avec ce sentiment de plus en plus prégnant que ça ne me raconte pas grand-chose.
Qu’est-ce qu’une histoire, me demandé-je tout en sursautant à telle révélation, tout en compatissant devant tel émoi ? Qu’est-ce qu’un film, si une histoire ne me suffit pas, comme il semble le cas qu’il m’arrive ici ? Une histoire, il y en a. Elle est même presque assez brillamment menée. Qu’est-ce qui me manque, alors ?
Il manque pour moi que « ça décolle » ; une raison, au sens fort de la chose ; il manque une forme qui ne soit pas la forme standard imposée désormais par La Série, son langage universel, son écrasement universel de la fiction sur la seule narration, jusque dans ses versions de luxe pour le cinéma.
Non. Ce n’est pas qu’il manque une forme : d’autant qu’il y en a, de la forme, et travaillée, disons, une forme apparente, tenue, tout-à-fait tenue ; c’est que la forme est avalée par le standard, et par « forme » je ne parle plus, ou pas seulement, de valeur de plans et texture de l’image et autres signes manifestes du travail, mais aussi, d’abord, peut-être, d’opacité ou de transparence, de ce qui est soustrait au regard ou qui l’excède et le déborde, de ce qui non pas déraille du cadre, dans une logique hystérique que le film ici évite rigoureusement (contrairement aux pour moi épouvantables Sybil et autre Victoria), mais qui, non pas recouvert, bouché, par ce cadre, le dépasse.
Pas SEULEMENT une histoire, aussi rigoureusement soit-elle menée. Pas seulement des éléments nommables. Pas seulement une mécanique psychologique. Cet « autre chose » sans lequel, aussi belle soit la machine, on ne sait pas pourquoi elle se déroule sous nos yeux, et moi, c’est cette sensation troublante que j’expérimente, de fait je ne sais pas pourquoi je regarde cette histoire alors même que je ne peux que l’applaudir et qu’elle me prend, de fait.
Je ne sais pas pourquoi je regarde, parce que je ne sais pas ce que cette histoire CHERCHE à raconter ; à me faire ressentir, dans le fond. Comme si le film, hésitant entre différents axes, voulant les inclure tous, aussi (peut-être surtout), ne savait pas lui-même ce qu’il y cherchait, sa propre question ; ou bien parce que certaines maladresses y barrent l’accès ?
Maladresses – ou ce que je ressens comme telles – et ignorance – ou ce que je ressens comme telle – qui ont à voir. Une chose que je trouve passionnante, et qui me trouble (pour des raisons presque plus extra-cinématographiques que cinématographiques, mais j’y reviendrai), c’est la multiplicité des lectures : ce que moi j’appelle maladresse, ce que moi j’appelle ignorance, n’est absolument pas vécu comme tel par d’autres, cela, c’est habituel ; ce qui l’est moins c’est que cette divergence d’interprétations vient exactement doubler la divergence d’interprétations sur le corps même du récit.
Je suis bien obligée d’entendre qu’il y a d’autres lectures de ce que nous avons vu, la même matière pourtant. Non seulement d’autres évaluations (bon film ou pas, jusqu’à quel point, etc), mais, intimement liées à celles-ci, d’autres interprétations du contenu même du récit.
Cela aussi est habituel, quoique pas toujours de manière aussi nette : mais ce qui ne l’est pas c’est l’articulation, l’écho, entre ces deux étages de divergences, sur le récit, et sur la réception du film comme film.
Mais je dois être plus explicite. Maladresse : le film veut à la fois le bénéfice de l’ambiguïté, le Grand Vertige de La-Vérité-qu’on-ne-peut-pas-connaître-absolument, et celui de l’identification sans cruauté à son personnage principal. Il construit (selon moi!) une certitude de plus en plus objective qui travaille contre cette Grande Ambiguïté, met à mal le vertige, rabat le trouble. Il le fait par la construction de ses personnages, de ce qu’il révèle de leurs actions et rapports, par ce qu’il distille peu à peu de l’intrigue policière en jeu.
Certitude : évidemment Sandra n’a pas tué son mari, évidemment il s’est suicidé. La mauvaise foi des attaques du procureur qui déforme chaque mot prononcé ; plus encore, le témoignage de la 2de experte, qui explose toute crédibilité de l’accusation du 1er expert ;
puis, plus encore, considérablement: la dispute, produite comme élément à charge, mais selon moi au contraire explicitation sans ambiguïté du désir de mort du mari et de son désarroi à elle (sa mauvaise foi dans l’accusation de Sandra, lui reprochant effectivement tout ce dont il voudrait se décharger et en premier lieu sa propre responsabilité dans sa faillite, la droiture précise de ses réponses à elle, imparables), positions subjectives qui désignent nettement la possibilité de tuer ou de mourir. Elle est solide, elle essaie de lui faire entendre qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, elle est malheureuse de sa mauvaise foi, mais ça ne la fiche pas en l’air (même si ça la met momentanément en rage, tant de mauvaise foi, rage d’impuissance à revenir dans un espace de vérité, et ohhh je ne m'étendrai pas sur la proximité que je peux ressentir avec ce registre de sentiments).
Il est malheureux, il s’en veut, il a honte, il lui en veut terriblement, il l’enregistre en secret : que de hargne, que de désir de destruction dans tout cela
(détail, mais à force d’accumuler les détails le film nous invite à interroger ceux qui ne sont pas développés jusqu’à leur bout : quel trouble désir peut mener quelqu’un à transférer de son téléphone à une clé usb l’enregistrement d’une telle dispute aussitôt après cette dispute, si ce n’est, plutôt qu’un désir d’écriture, un désir d’accusation ? forme perverse la plus accomplie de son propre désir de mort, en quelque sorte : je me suicide, je t’accuse – si je pouvais littéralement t’accuser de meurtre, quel accomplissement de mon suicide).
Il la pousse tellement à bout qu’elle finit par dire sans fard ce qu’elle pense de la situation, de son état à lui, de sa honte à lui. Le nez sur sa honte: le suicide est rendu extrêmement crédible, cohérent ; le meurtre n’aurait aucun sens ici.
Enfin, et là pour moi on est dans le registre de la preuve matérielle, l’enfant prend le risque de tuer son chien adoré pour vérifier si son souvenir du chien malade est effectivement lié à une histoire d’aspirine : autrement dit, si le récit fait par sa mère de la tentative de suicide du père est vrai ou pas. Il préfère le faire hors la présence de sa mère : ce qui ne veut pas dire contre elle, mais simplement, seul, parce que vérifier c’est aussi faire la marque de ce dont on n’est pas absolument certain. Il a besoin de cet espace de liberté pour aller jusqu'au bout de son idée, y compris si c'est pour l'innocenter. Donc le chien ingurgitant les aspirines est mal comme il l’a été au moment de cette tentative de suicide nommée par la mère, qu'avait-il avalé dans ce cas sinon effectivement le vomi du père, donc que ce vomi plein d’aspirine du père a existé, donc la mère a dit vrai, donc elle est innocente, a priori.
Donc il me semble que tout est donné par le film; elle n’est pas une femme terrible qui a tué son mari, elle est une femme terriblement accusée à tort. Mais dans le même temps le film distille des éléments pour signifier le doute, l’incertitude : la discussion avec l’enfant autour de la nécessaire « décision », seule manière de se positionner, venant par exemple, centralement, signifier qu’il n’y aurait pas de vérité atteignable ici. Et de fait on est invité à interroger la valeur, la validité et la véracité de chaque parole : le fils empoisonne réellement son chien – cela, c’est factuel – mais ne peut-il pas avoir inventé ce dialogue avec son père ? le doublage par sa voix ne vient-il pas précisément nous raconter que la fiction et la ventriloquie sont partout ?
Le film veut nous rappeler que nous ne pouvons pas être certains, non seulement de ceci ou de cela, mais aussi que personne ne pourra être certain de la totalité. Certes, certes, pour ce qui est de la totalité, ça échappe, forcément... Mais ne pas TOUT savoir ne veut pas dire que l’essentiel, on ne le sait pas ; et le film aimerait bien que la confusion se fasse entre les deux, alors même que de l'autre main il fait en sorte qu’on le sache, cet essentiel.
La confusion ne se fait pas, parce que le film se construit en logique classique, et qu’en logique classique, A et non-A ne tiennent pas ensemble ; qu’on ne peut pas y avoir en même temps le doute vertigineux et la certitude de l’innocence ; ou alors il ne faut pas faire un film de logique classique.
Ce travail à rebours de cette ambiguïté et de ce vertige auxquels il aspire aussi, le film le fait aussi par sa construction narrative en essayant de tout dire, tout montrer, tout recouvrir (au sens de : recouvrir un champ), tout découvrir (au sens de : déployer tous les éléments), et ce désir d’exhaustivité, dans la matière du film comme dans les bénéfices que le film veut tirer de cette accumulation auprès de son spectateur, là aussi à mon sens travaille contre lui.
Le trop-plein crée un manque sans fin (essayer de tout dire de ces personnages ? de ce moment ? ce qui en ressort d’autant plus c’est qu’il y a tout ce qui n’y a pas été dit, au contraire. Les étudiants du père ? la clé usb ? il y a du manque, ça ne peut pas être exhaustif, c’est d’abord cela que la prétention à l’exhaustivité pointe malgré elle).
Et le trop-plein étouffe le manque. Il n’y pas d’éléments narratifs non traités, de pistes non ouvertes, d’ellipse, tout est recouvert, le film raconte, montre tout.
Particulièrement représentatifs de cela, la dispute : ne pas seulement la donner à entendre, mais l’illustrer : cela, venant donner un corps plein à tout ce qui se passe – et qui est déroulé jusque dans les moindres détails des conflits du couple, dans une volonté là aussi exhaustive de ce « moment de vérité » -, impose une lecture, vient boucher les trous de l’imaginaire.
La fin, encore plus : c’est ce trop-plein dont enfin je comprends ma gêne dans les dernières minutes du film, très nettement, soudain. Quand arrive l’acquittement et que Sandra a son fils au téléphone, depuis la voiture où elle s’engouffre, je crois que le film va s’arrêter là, sur ce sourire magnifique – son amour pour l’enfant entier dans ce sourire – qu’elle a quand il l’autorise à venir le retrouver enfin. Mais ça continue, bien au contraire. Il faut développer tous les fils. On a montré un homme et une femme en la personne de l’avocat et l’accusée ? Il faut développer, jusqu’au bout, cette question que le spectateur pourrait se poser, et que déjà le film avait abordée en amont, y aura-t-il, n’y aura-t-il pas, contact amoureux ? Il n’y aura pas, mais on a clos le cercle. Qu’est-ce que ça fait de « gagner » ? Il faut qu’il y ait une réponse. Comment se passe le retour à la maison ? Il faut qu’on le voie, dans tous ses détails. Et ainsi de suite : c’est à vrai dire la même logique que le film a suivie depuis le début, mais c’est vraiment à la fin qu’elle se déplie à nu, me semble-t-il. Toutes les branches narratives possibles : il faut n’en laisser aucune sans couverture ni clôture.
Or tout dire, tout montrer, tout développer, c'est généreux et ambitieux, mais ça étouffe, aussi. Illustrer la dispute, illustrer les images fantasmatiques du meurtre ou du suicide, ne rien laisser dans l’ombre, ne pas laisser de manque : eh bien ça crée le manque de l’essentiel, que je cherche, ou qui ne réussit pas à m'atteindre.
C’est ce trop-plein qui produit la contradiction dans le geste central du film, peut-être : vouloir qu’on aime le personnage, ne pas supporter qu’on risque de le penser coupable ; vouloir aussi le vertige de l’ambiguïté, ses lettres de noblesse.
Alors en sourdine il tire à hue et à dia et dans son récit et dans sa mise en scène, essayant de tenir ces deux dimensions inconciliables, ce faisant – j’en arrive à l’ignorance – ne sachant plus vraiment lui-même ce qu’il raconte, je crois. Du moins c’est de cette manière que je comprends mon flottement distant, spectatrice de ce spectacle pourtant si prenant.
Recherche de la vérité ? le film est une fiction, il n’est pas tiré d’une histoire vraie, c’est une construction dont ses auteurs ont choisi les tenants et les aboutissants ; il n’y a pas de vérité autre que celle qu’ils ont désirée ; il n’y a pas de mystère extérieur à leur projet, ici : le seul mystère qui pourrait advenir est celui que le trouble du récit ferait naître.
Mais ce trouble coûterait la perte de l’innocence (de l’héroïne), nécessiterait la cruauté et celle, risquée en termes d’adhésion, d’avoir un personnage vraiment mal-aimable – celle qui tue - ; le vertige réel de l’indécidable ; et aussi la perte de la lisibilité, de la transparence, cette lisibilité, transparence, qui est je crois devenue la condition actuelle – fantasmatique, du moins – de l’accès au spectateur, du bon récit, de l’efficacité, du succès, en somme. Du moins, qui est la grammaire fondamentale (quelle qu’en soit par ailleurs la sophistication) du flux audiovisuel en ce moment, séries en premier lieu, mais ça n’en finit pas de gagner du terrain dans les films : ce dont le récit avance, qui nous tient, qui se déroule, dont on découvre tout. Et il me semble que le film est contaminé par ça.
Que la « maladresse » de récit n’est pas un accident, un accroc, mais issue de la logique interne du film, logique un peu désespérée parce qu’en même temps elle travaille cinématographiquement contre lui-même, donc il essaie quand même de faire tenir la chose cinéma dedans, et ça fabrique ce sentiment étrange, duel, en effet.
Duel au cœur même de la question cinéma. Ce qui est frappant – pour revenir au début de ce texte – c’est que la résolution de ce « duel » est fonction de la réponse du spectateur à cette question interne au film, me semble-t-il : Sandra a-t-elle tué ?
Pour moi, à nouveau, il n’y a aucune ambiguïté sur le sujet en fin de compte ; auquel cas le film est un peu raté parce qu’en même temps il essaie de tenir ce bénéfice de l’ambiguïté jusqu’au bout ; et il en fait beaucoup, il ne cesse d’en rajouter pour que « ça tienne », et ce dès sa première image, très brillamment, avec beaucoup de talent ; mais dans ce rajout, cette tension perpétuels de « la lisibilité de l’ambiguïté », il étouffe ce qu’il porte de cinématographique en un langage et une tension standardisés, en lieu et place de travailler sa question, sa question de cinéma, qui serait d’abord une question humaine : qui est ce personnage ? qu’est-ce qui lui arrive, vraiment ? et non pas : j’ai super bien construit ce personnage, comment je vais lui faire arriver des choses qui vont tenir le spectateur en haleine ?
une question de cinéma : quel est ce mystère que ce personnage m’ouvre ? qu’est-ce que je ne sais pas ? et non pas : je sais qu’elle n’est pas coupable, évidemment, ses relations avec son mari sont ceci et cela, etc, et je vais « construire une histoire » de telle sorte que le spectateur pense d’abord ceci, puis cela, etc, et qu’il n’y manque rien, brillant de tous mes feux mais bouchant aussi l’espace où ça pourrait décoller, où l’on serait vraiment touché ; où je ne me poserais pas cette question de ce que le film raconte comme, un peu perplexe, je me la pose alors qu'il se déroule si bien devant moi, pourtant.
Si je suis certaine que Sandra est innocente, je vois le film comme un mélange étonnant de réussite et de maladresse, de brillance et d’ignorance de soi, de volonté de grand-œuvre et de langage de consommation du flux d’images, de rigueur implacable et de confusion sous-jacente.
Mais il y a cette chose très étonnante, pour moi (et très intéressante) : tout le monde n’est pas certain que Sandra soit innocente. De même que le procureur peut inventer des théories et sous-textes absolument aberrants (à mon sens) à partir de la moindre phrase du personnage, de même que son mari peut l’accuser de tous les maux en inversant la franchise de sa parole, de même des spectateurs voient Sandra coupable – ou peut-être coupable – dans l’accumulation des éléments que le film leur offre. Cette dispute qui pour moi fait office d’évidence de son innocence, certains la reçoivent comme la preuve de la malignité du personnage, au contraire.
Il y a un certain vertige, là : que le film atteint d’ailleurs à certains moments du procès, dans la déformation et le retournement de chaque mot, la mauvaise foi des paroles, et aussi, enfin, venant le couronner en quelque sorte, dans son redoublement par la diversité des lectures qu’en fait une partie des spectateurs alors même que moi, j’ai tellement le sentiment d’avoir vu quelque chose d’explicite.
Vertige dans cette contradiction, parce qu’elle reproduit – et pour ce qui est des moments dans le film où c'est ce qui se produit, avec brio - les disputes d’interprétations dont nous sommes régulièrement pris et submergés ces derniers temps. Que raconte un texte, que raconte une image, un geste, une phrase, aussi apparemment explicites puissent-ils sembler à l'un, que traduisent-ils, que trahissent-ils, de quel sous-texte sont-ils coupables selon l'autre ? Le vertige même de l’infini des interprétations quand on est pris sous le coup d’une accusation, et nous vivons dans un temps où les accusations fusent, et où les interprétations ne se rencontrent plus.
C’est peut-être cela finalement, ce miroir très actuel, que le film raconte, en tout cas que je crois que j’y reçois : "ça" ne s’entend plus, et ça, c’est extrêmement troublant.