Réforme des retraites, Sainte-Soline, violences policières et révoltes urbaines, Soutien au peuple palestinien...
L'année 2023 a été riche de revendications politiques et sociales, et cette richesse a conduit les soldats de l'Intérieur à redoubler de créativité pour museler les manifestants sous couvert d'assurer l'ordre public.
Une nouvelle liste à la Prévert des motifs d'interdiction
Il apparaît toujours plus nécessaire de rappeler que la liberté de manifester ne peut être limitée qu'en présence d'un risque grave pour la sécurité publique qui ne saurait être neutralisé.
Ce principe a clairement été perdu de vue par les autorités toujours plus inventives s'agissant des motifs sur lesquelles elles croient pouvoir se fonder pour interdire des manifestations :
- sensibilité du thème des revendications (manifestations de soutien au peuple palestinien, manifestations contre les violences policières, marche pour Adama),
- insuffisances et fatigue des forces de l'ordre (toutes les manifestations quelles qu'elles soient),
- délai de "décence" (marche pour Adama, manifestations de soutien au peuple palestinien pour lesquelles les interdictions n'ont été remises en cause par le juge pour la première fois le 19 octobre 2023),
- appel à manifester relayé par des collectifs écologistes violents (même pour la marche pour Adama !)
- insuffisance du service d'ordre des manifestants (toutes les manifestations)
- atteinte à la dignité humaine (manifestation de soutien au peuple palestinien), menace terroriste (toutes les manifestations quelles qu'elles soient)...
La palme reviendra, à mon sens, au Préfet de la Nièvre qui, par un arrêté en date du 25 octobre, a considéré qu'une manifestation de soutien au peuple palestinien "constitue par nature une atteinte à la dignité humaine".
Mais derrière ces motifs fantasques, l'un d'entre eux a tendance à convaincre le juge administratif et, de ce fait, s'installe : "nous n'avons pas suffisamment de forces de l'ordre pour couvrir tous les évènements et manifestations, alors nous sommes contraints d'interdire pour assurer la sécurité des manifestants".
Si le juge administratif continue de s'en contenter et ne devient pas plus exigeant, c'est une interdiction généralisée des manifestations les plus dérangeantes pour le pouvoir en place qui se profile...
Les techniques d'invisibilisation des manifestations
Lorsque la manifestation est devenue inévitable, les autorités coupent le son et l'image.
Le 17 avril 2023, le Président de la République prenait la parole au 20h et, pour la première fois depuis le début du mouvement de contestation de la réforme des retraites, des milliers de français ont protesté en tapant sur des casseroles. Immédiatement, les préfets ont interdit, pour la première fois, les "dispositifs sonores portatifs" (comprenez : les casseroles).
Pendant plusieurs jours, les déplacements de chaque ministre ont conduit les préfets à prendre des arrêtés autorisant les fouilles et interdisant tout dispositif sonore portatif, mais également des arrêtés instituant des périmètres de protection au sein desquels il était interdit de manifester, cela sur la base d'une législation anti-terroriste, mais en l'absence de tout risque terroriste !
Puis, confronté au risque d'une surexposition de la contestation dans le Stade de France qui accueillait alors la finale de la Coupe de France, le Préfet a dégainé un arrêté interdisant la distribution des cartons rouges et des sifflets à l'extérieur et dans l'enceinte du stade pour éviter qu'il ne soient brandis à la 49e minute du match.
Lorsque la contestation politique et sociale atteint un niveau tel qu'elle créé une crise qu'il faut vite désamorcer, les manifestations ne sont tolérées que lorsqu'elles restent discrètes et qu'elles n'entachent pas l'image de nos gouvernants.
C'est encore sans compter la volonté des préfets d'éloigner les observateurs indépendants des manifestations afin de rendre impossible toute documentation par ceux-ci des atteintes aux droits des manifestants. Le schéma national du maintien de l'ordre a été censuré à deux reprises sur ce point. Pourtant, les préfets persistent et refusent d'accorder une quelconque protection aux observateurs en méconnaissance des principes élémentaires du droit international.
Participent enfin de cette forme de dissimulation des manifestations les chaînes d'information en continue qui consacrent leur temps à couvrir les éventuelles violences et à ouvrir un débat sur le maintien de l'ordre au détriment de la force du message exprimé par le nombre massif de manifestants.
L'arsenal d'interdictions autour de la manifestation
La dissuasion des personnes qui entendent manifester passe avant tout par une reconfiguration du maintien de l'ordre qui, depuis la loi travail de 2016, n'hésite plus à aller au contact ce qui rompt avec l'ancienne stratégie de desescalade et de pacification. Les interpellations préventives, le recours accru et non nécessaire aux nasses, la mise en avant d'armes extrêmement vulnérantes participent d'une stratégie de dissuasion.
Elle passe également par un discours de criminalisation des manifestants qui va même jusqu'à affirmer, en méconnaissance totale du droit applicable, que tous les manifestants qui participent à des manifestations non déclarées et non interdites seront verbalisés, pour reprendre les termes du ministre de l'Intérieur.
Mais surtout, et c'est la nouveauté, certains arrêtés interdisant les manifestations ont été accompagnés d'une multitude d'arrêtés :
- interdiction de tout cortège et rassemblement chaque jour pendant plus d'une semaine au lendemain de l'annonce du 49.3 dans le cadre de la réforme des retraites (Paris) ;
- interdiction de port d'armes par destination (un stylo ayant pu être regardé par les juges comme une arme par destination), contrôle d'identités, arrêtés autorisant l'usage de drônes (Sainte-Soline) ;
- interdiction de rassemblements de personnes, couvre-feu, drônes, interdiction du stationnement sur tout le territoire communal et même de la desserte par les transports en commun de Beaumont-sur-Oise alors qu'était déclarée la marche pour Adama Traoré.
Tout est bon pour réprimer un quelconque rassemblement, quand bien même celui-ci n'aurait pas pour volonté de manifester !
Pas de dérive, mais une stratégie réfléchie
La réitération de ce mode d'action ne laisse plus place au doute, ces formes de répression procèdent d'une réflexion nourrie.
Plutôt que de réprimer par la voie pénale, le choix est celui d'une dissuasion par la peur qui passe par une démonstration de force et une criminalisation des militants et manifestants.
Elle est en outre orchestrée par l'habitude de publier ou notifier les arrêtés tardivement, quelques minutes avant leur entrée en vigueur, et surtout trop tardivement pour qu'un juge puisse être utilement saisi suffisamment tôt pour se prononcer avant le début de la manifestation, ce qui rend impossible toute manifestation.
Insidieuse ou assumée, l'atteinte à la liberté de manifester témoigne d'un phénomène : notre démocratie se liquidifie et devient flasque en raison d'un pouvoir ignard en ce qui concene les valeurs socles et méprisant la culture militante.