L’Acteur et le Professeur ont ceci en commun qu’ils sont tous deux obligés par fonction d’osciller autour des normes, et donc de se tenir assez près des normes dominantes. Leur travail, que ce soit dans l’ordre didactique ou dans l’ordre spectaculaire, est attaché à la reproduction de la norme. Pour le professeur, la norme est le savoir à transmettre ; il minimise forcément la part d’inconnaissance et les questions de recherche. Puisqu’elle récite le déjà-créé du mieux qu’elle peut, toute pédagogie est anti-créatrice. En tant qu’il est nécessairement serviteur d’un programme dramaturgique, un acteur peut faire des gestes étranges, mais il y a une limite qu’il ne peut dépasser sans que son jeu se transforme en parodie, et le fasse tomber hors du théâtre.
Alors qu’il était candidat à la plus haute fonction, le citoyen qui est actuellement président de la République française se présentait dans un livre principalement sous deux casquettes : celle d’acteur pour le premier rôle, et celle de professeur-éducateur de la nation. L’expérience du théâtre du Pouvoir lui venait de sa fonction de ministre des Finances ; et du côté du savoir, il se flattait d’avoir été le collaborateur inspiré d’un philosophe. Mais en appliquant l’antirévolution inscrite dans son programme intitulé par pure malice « Révolution », il s’est transformé en macron-processeur de la rotation du capital.
Dès le jour de sa prise de rôle, le nouveau président a aimé se mettre en scène en produisant des effets de théâtre destinés à masquer sa realpolitik d’agent des prédateurs légaux. Acteur de sa propre gloire, historien immédiat de son mythe en gestation, et interprète exclusif de sa Geste réformatrice-conservatrice, il s’est comparé à Jupiter comme Napoléon se prenait pour Alexandre. Une poudre aux yeux qui en a aveuglé plus d’un au parterre mais dont on s’est réjoui dans les loges. Grâce au talent indéniable de l’acteur, l’Ancien prenait l’apparence du Nouveau, et la restauration passait pour une innovation.
En même temps ni à gauche ni à droite, mais dans la bataille des classes aussi performant qu’un héros de l’Illiade, texte dont la philosophe Simone Weil écrivait que c’est « le poème de la force ». Mais la force s’est muée en farce, et nous avons la force sans la poésie, ce qui correspond à la réflexion désabusée d’un autre philosophe, Blaise Pascal, qui avait déjà perçu que « la force est la reine du monde ». Voilà pourquoi l’art de gouverner s’est transformé en une accumulation répétitive de passages en force. La politique n’est plus la politique, elle se réduit à la gestion crapuleuse de l’injustice.
Le philosophe Paul Ricoeur, dont l’œuvre est consacrée à la question du mal que l’homme fait à l’homme, exprime sa défiance à l’égard de l’État : « Il n’existe probablement pas d’État qui ne soit né d’une violence, qu’il s’agisse d’une conquête, d’une usurpation, d’un mariage forcé, ou des exploits guerriers de quelque grand rassembleur de terres. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un héritage qui va être progressivement éliminé, réduit au minimum par la rationalité constitutionnelle ; mais la constitution elle-même restitue cet irrationnel sous la forme, justement, de la capacité de décision du prince. »
Il ne fait aucun doute que notre président est tout de suite entré dans le rôle du Prince. On l’a vu premier de cordée dans l’application de mesures sanitaires totalitaires dans le cadre d’une expérience anthropologique mondiale visant à tester les techniques de contrôle et la docilité des peuples. La France a oublié sa tradition rebelle et s’est laisser dompter par un Janus multiface qui s’autoproclamait homme de la situation.
Comme acteur il joue perso, occupe toute la scène, ne tient pas compte de ses partenaires ; le théâtre du monde en perd son caractère dialogique et la démocratie se transfigure en fiction. Le démocrate auto-proclamé agit ainsi en fossoyeur de la démocratie. Mais en mettant à nu la démocratie intégralement truquée du néolibéralisme, le président joue un rôle révolutionnaire sans le vouloir.
Comme professeur, le principe de sa pédagogie est la compromission de classe, son enseignement pratique se déploie en leçons variées de types d’asservissements tous imposés par le dogme indiscutable des lois incontournables de l’économie. Il ne peut gouverner autrement, et personne ne peut faire mieux que lui.
La liste de ses méfaits est trop connue pour être intégralement déployée : attaque contre les salaires, vol des retraites, destruction des services publics, militarisation des corps répressifs, cadeau des médias aux puissances d’argent. Difficile de faire une politique plus scélérate. Cela reste inscrit dans la chair des gens comme dans la machine pénitentiaire de Kafka. Mais ces méfaits pour tous se transforment en bienfaits pour quelques‘un : les dividendes explosent dans le temps même où les inégalités croissent.
On parle alors de taxer les riches et les multinationales, mais quand le président Franklin Delano Roosevelt a imposé très fortement les riches en taxant à cent pour cent toute fortune supérieure à un million de dollars de l’époque ; cela n’a duré que le temps de la guerre mondiale, et l’injustice fondamentale de la séparation entre riches et pauvres s’est ensuite perpétuée et renforcée monstrueusement. Il ne faut pas taxer les riches, il faut les interdire ! Ou que les taxer soit du moins un premier pas vers leur éradication.
Rousseau était sur ce point un excellent professeur : « La première source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvres et de riches sont relatifs, et partout où les hommes seront égaux, il n’y aura ni riches ni pauvres. » Que dire d’une politique qui non seulement ne combat pas les inégalités mais travaille d’arrache-pied à les renforcer ? C’est une politique qui détruit ce qu’elle prétend défendre, la démocratie, laquelle est impossible sans l’égalité, disait encore Rousseau.
Il n’est certes pas un voleur, mais ses valeurs sont celles des voleurs légaux du travail humain. Il est l’acteur d’une société du Spectacle qui ne se réduit nullement au spectacle, car jeux et divertissements sont les cache-sexes des rapports de force. Sa scène préférée est celle où il embrasse un autre fonctionnaire tout en lui portant un coup de couteau dans le dos. Je parle par image bien sûr. Mais le célèbre baiser de la Mort d’Al Capone fait amateur en regard du machiavélisme intégral de l’acteur-président. Il est rempli de haine de classe et ne parle que d’amour. Il se révèle au moment des bilans un parfait fonctionnaire de la Domination dans une démocratie à la dérive.
Face à un gouvernement qui joue contre le peuple à coups de procédures d’exception, Brecht proposait ironiquement de dissoudre le peuple. Mais le président aux abois a préféré dissoudre ses représentants, soit l’Assemblée nationale, qui se trouve sans majorité après sa réélection, et ne peut donc plus jouer le rôle de simple adjuvant du pouvoir présidentiel.
Quand le président est le principal ennemi du peuple, que devrait faire le peuple ? Non pas l´assassiner, parce qu’il faut laisser le monopole de l’immoralité cynique à la classe-tyran, et aussi parce que le peuple n’est jamais terroriste, le plus sensé serait de le destituer. Et surtout pas pour le remplacer par un autre président, dont personne n’a besoin, mais pour lui substituer un peuple-président qui réalisera la démocratie directe intégrale rêvée par les gilets jaunes.
La France est bonne fille, pour l’instant, elle semble se laisser sans trop de résistance mener à l’abattoir social par un gardien de troupeau tombé de la banque. Mais sous la banquise des habitudes et des renoncements, on entend des craquements et de grognements que le réchauffement des esprits pourrait bien transformer en cataclysme pour les tyrans du temps vécu. L’ère des compromis corrupteurs pourrait subitement prendre fin et le peuple devenir acteur de son propre destin en se détournant à jamais des mauvais professeurs.
Il se pourrait qu’il soit le dernier président élu avant l’avènement de la démocratie vraie. L’institution royale ayant un jour été brisée définitivement, le peuple pourrait s’en souvenir et rendre obsolète à jamais l’institution présidentielle.
Références.
Paul Ricoeur La Critique et la conviction
Jean-Jacques Rousseau Discours sur les sciences et les arts
Martin Moschell