Pour une exploration aventureuse dans la nouvelle ère tératologique. Au bord de l’abime de l’anthropocène, les phrases comme autant de cordes d’alpiniste ; cramponné à la Raison par mes prothèses épistémologiques.
Je m’avance nuement sur le champ miné du Monstrueux et j’invoque en disciple de l’athéologie des dieux improbables. Traqué par l’Oubli, je danse mes hypothèses sur le lac d’indifférence des multitudes.
Ma solitude incombustible est intégralement sociale, mes souffles verbaux se déploient en vents introspectifs sur le tableau des temporalités.
Je décrète le monde compréhensible, car mon corps jeté à l’extérieur de lui-même a tout appris des régularités aléatoires de l’Histoire.
Pour penser ce qui nous domine, je dois renoncer à la culture inculte vaporisée par la tyrannie générale, et emprunter le chemin non balisé qui ouvrira l’expérience, et permettra d’obvier à la catastrophe en cours.
Après l’eau, l’air, la terre et le feu est apparu un cinquième élément, le Pouvoir, ajout malencontreux à la création continuée de la Nature. J’appelle ce Grand Pouvoir classe-tyran ; cette forme sociale complexe est l’agent provisoire du despotisme absolu d’un groupe humain asservissant l’Humanité.
La classe-tyran se montre en se dérobant, son statut d’existence est l’oscillation spectaculaire. Le caractère opaque de son universalité provient du fait que le monde est structuré comme une pyramide irrégulière et mouvante, où chaque atome de pierre vive subit et reproduit à tous les étages la domination fracturée de cette merveille terrifiante qu’est l’Homme selon Sophocle.
Je me tiens en scripteur au seuil de l’Innommable. Tout se passe comme si je voulais disséquer un fantôme, car la classe-tyran est en même temps présente et absente, partout et nulle part ; elle tend à s’évaporer dans le moment même de sa maîtrise du Tout. Peintre de l’évanescent autant que photographe de l’invisible, je m’évertue à montrer à tous ce que tous voient sans voir.
L’enjeu de mon effort consiste à désigner clairement ce que dans l’ancienne théologie on désignait comme l’Ennemi du genre humain.
Le corps collectif que je désigne par l’appellation de classe-tyran n’est pas un corps aux limites bien fixées, comme le serait une secte religieuse ou un parti politique, mais plutôt un groupe humain variable en voie d’hégémonie absolue dans le processus de globalisation de l’économie mondiale.
La classe-tyran assume anarchiquement le rôle de fonctionnaire global de la tyrannie de la valeur. L’abstraction réelle d’une quasi-classe se substitue au pouvoir biologique d’un seul, la structure du système des humains impliqués désignant le Grand Pouvoir en acte dans l’universelle prédation.
L’hypothèse d’un groupe humain positionné au-dessus des nations, des coutumes, des cultures, des règles et des lois, est attestée par les sciences sociales, qui parlent d’une super-classe des super-riches, ou de classe parasitaire, ou de classe capitaliste trans-nationale, ou de nouvelle classe dominante mondiale.
Le danger de tyrannie totale qui menace l’espèce humaine d’un asservissement jamais connu, et qui est raconté dans toutes sortes de dystopies livresques ou filmiques, doit d’urgence être identifié afin d’être contrecarré avant que toute résistance ne devienne impossible. Les bruits ambiants de catastrophes nous sidèrent, et la nécessité d’agir qui en découle se congèle pour l’instant dans l’angoisse de l’impuissance.
La seule réponse plausible au danger me paraît être la création d’une super-démocratie à l’échelle mondiale, forme politique nouvelle correspondant à la prise en main du destin de la Terre par ses habitants. Cela ne peut se produire que par une combinaison de révolutions, de soulèvements, d’insurrections, d’émeutes, et de formes inédites d’actions des peuples.
Dans sa Politique, Aristote décrit le pouvoir du tyran comme celui d’un seul homme n’ayant en vue que son propre intérêt, qu’il défend avec la plus extrême violence. Dans L’idéologie allemande, Marx décrit le pouvoir d’un groupe d’humains constituant une classe dominatrice, laquelle dispose du contrôle des corps et des esprits grâce à la puissance matérielle, augmentée du pouvoir intellectuel et culturel. Telle est bien la classe-tyran, que Marx désignait à son époque comme la bourgeoisie.
La classe-tyran n’est concevable que grâce à la dissémination de l’esprit de tyrannie dans le corps entier de la ruche humaine. Le principe de la tyrannie s’articule à la pulsion tyrannique universelle, qui implique servilité, convoitise, lâcheté, bassesse. Ces caractères renvoient les humains à une barbarie hyperbolique puisque tous entrent en compétition pour devenir le meilleur des esclaves.
La classe-tyran d’aujourd’hui n’est plus seulement la bourgeoisie, mais un groupe bigarré transnational dont les agissements représentent une menace d’extinction de toute vie sur terre. Elle oblige la communauté humaine à affronter une question ultime et décisive : comment mettre fin aux millénaires de domination qui constituent un ratage majeur du parcours de l’espèce humaine.
Depuis le moment où j’ai commencé à réfléchir à la notion de classe-tyran, la situation mondiale s’est fortement dégradée. La tyrannie gagne tous les secteurs de la vie sous des formes nouvelles, simultanément barbares et sophistiquées. La tension entre le principe de plaisir et la pulsion de mort s’exacerbe.
Pendant que Gaia entre en surchauffe, l’Esprit se congèle en fatalisme. La classe-tyran m’empêche de dormir et me précipite dans l’entonnoir de la non-pensée.
L’intellect général se prostitue à la pulsion de mort en se moquant de l’Amour vaincu. La culture de la diversion dévoie les passions humaines vers le cône de la résignation.
Le critérium du Désir s’affaisse en lâcheté et paresse. Le monde à bout de souffle n’attend plus rien, pas même Godot. Ne plus rien espérer, c’est mourir dans la vie. Tout paraît perdu quand la mégamachine propulse le Vivant sur le toboggan du Néant.
Je prends exemple sur Dante Alighieri, qui sort du Moyen Age en rêvant à un gouvernement mondial pacificateur. Mais la Divine Comédie n’a pu à ce jour réussir à sauver la tragédie purificatrice qui est la porte de sortie vers la liberté.
A l’heure où la classe-tyran intensifie sa guerre contre l’espèce humaine, force m’est de reconnaître que cette excroissance hautement toxique du corps global de l’humanité représente une invention anthropologique qui pourrait s’avérer fatale à travers le processus de destruction de la biosphère.
Mais comme dans les pièces de Brecht, mon discours comprend deux fins réciproquement polémiques, des conclusions contraires dont la synthèse est à inventer d’urgence. Je veux croire que la conjonction entre travail de pensée et pratique des luttes peut engendrer le sésame pragmatique d’une société nouvelle sans classe-tyran.
Je ne sais guère mieux qu’au début de ma réflexion ce qu’est exactement la classe-tyran, mais je perçois son action dans le grand corps de Gaia en même temps qu’au plus intime de ma substance pensante. Je n’ai pas l’étoffe du chevalier que je voudrais être pour combattre ce dragon, j’attribue cependant à la multitude le supplément d’âme qui me fait défaut.
On connaît dans l’Histoire au moins deux processus radicaux de transformation : le processus révolutionnaire, qui se déploie en multiples figures, et le processus démocratique, qui résulte en formes non moins diverses que celles du mouvement éruptif des révolutions. Les deux processus sont également insuffisants, pour des raisons spécifiques à chacun d’eux, mais qui tiennent au rapport qu’ils entretiennent avec la totalité de l’espace-monde habité par l’espèce humaine. Il importe donc de chercher à mêler les deux processus dans un bouleversement de type nouveau, qui sera indissolublement radicalement révolutionnaire et radicalement démocratique. Ce qui sera en quelque sorte civiliser la révolution.
Ce que Marx désigne comme démocratie vraie demeure, contre le courant mauvais de la tyrannie, l’objectif suprême des grands travaux de l’humanité. Je fais le pari qu’il s’agit du télos de l’espèce humaine, même s’il s’agit de forcer le destin par une prophétie auto réalisatrice.
Pour que ma radicalité indignée ne reste pas sans proposition, j’y adjoins l’objectif hautement désirable d’un gouvernement mondial démocratique assurant à l’Humain et à Gaia une paix perpétuelle irréversible.
En matière d’espérance, le chemin est difficile mais il est simple : penser par soi-même en conservant la mémoire critique du passé, lutter au quotidien pour le futur avec tous et toutes. Devenir l’individu global par lequel s’accomplira enfin la Concorde annoncée par les religions et les utopies.
Cher lecteur, si tu existes, et toi aussi chère lectrice, je devine que mon paragraphe de conclusion provisoire te fait sourire, tu penses probablement que l’auteur veut fuir le réel en s’installant dans le confort des généralités. Telle n’est pas mon intention, mais puisque ma réflexion s’interrompt, je ne peux que la proposer au dialogue et laisser place à la praxis, à ce phénomène extraordinaire par lequel les idées se transforment en force matérielle.
Martin Moschell