Sur le plan spectaculaire, les Jeux Olympiques ont le même statut symbolique que les objets exposés aux foules hallucinées par la classe-tyran : résidences somptueuses, yachts hyper-polluants, voitures improbables et jets privés. L’industrie du luxe désigne à la fois l’inaccessible (c’est l’utopie du pauvre) et ce que nous devons désirer.
De semblable façon, l’olympisme vise à faire désirer l’inaccessible utopie du corps parfaitement performant. Est transmis par l’exemple une idéologie élitaire en modèle de tout l’ordre social, comprenant la domination naturelle des plus forts, l’esprit de compétition et la logique gagnant-perdant soumise à un arbitrage qui indice positivement le compromis démocratique, lequel est toujours en défaveur des faibles. Du stade à la société se diffuse la maquette intellectuelle d’un monde reconnu conflictuel mais considéré comme globalement juste.
L’imposture réside dans la barrière ainsi instaurée entre une infime minorité d’athlètes des deux sexes médaillés et les huit milliards de corps des terriens et des terriennes soumis aux logiques aliénantes du combat quotidien pour la survie à peine régulée par des droits de l’homme insuffisants.
Les Jeux Olympiques sont à la fois un instrument d’asservissement à l’ordre du Profit et un lieu d’utopie par l’illusion d’entente et de fraternité qui est le propre de cet événement inventé par la Grèce antique, et imité en farce par le monde moderne. Mais cette double nature n’agit pas en contradiction, car la domestication des corps et des consciences est rendue effective précisément par le sentiment d’utopie qui semble s’y opposer. La manipulation des affects par les pouvoirs produit l’inversion des désirs de paix et de fraternité dans une apothéose d’hypocrisie qui permet de masquer le fond violement agonistique et belliqueux de la géopolitique mondiale.
Le rituel des Jeux Olympiques constitue une mauvaise réponse à l’interrogation de Spinoza, qui dans son Éthique révolutionne la vieille question du rapport corps-esprit en déclarant que « nul ne sait ce que peut un corps ». Ce qui signifie qu’un individu, un groupe humain, ou même une nation sont potentiellement capables du meilleur comme du pire, c’est-à-dire d’exploits prodigieux dans l’ordre de la création aussi bien que dans celui de la destruction. Ce que le dramaturge grec Sophocle exprimait déjà dans sa pièce Antigone, où il décrit l’Humain comme une « merveille terrifiante ».
Pas besoin de chercher loin pour vérifier la pertinence de cette conception dialectique de l’Humain. Pendant que les corps virtuoses et puissants sont magnifiés à Paris, d’autres corps sont brûlés vifs sous les bombes au Moyen-Orient et en Ukraine, pour ne citer que deux foyers de guerre parmi des dizaines sur le globe. La trêve olympique au sens antique n’est pas appliquée à ce monde régit par la violence de processus tyranniques en progression universelle.
Les nouveaux féodaux de la classe-tyran, qui sont plus riches et plus puissants que les rois de l’Ancien Régime, possèdent les polices et les médias à leurs ordres, et distribuent les sous-pouvoirs aux bureaucrates et les médailles aux mascottes musclées élevées dans des parcs militarisés. L’imposture est d’autant plus parfaite qu’elle se déploie sous la forme d’une fête de la liberté d’agir, en même temps qu’explosent les moyens de contrôle scientifiques de toutes les trajectoires individuelles. La boucle totalitaire se consolide de jour en jour, et ceux qui la commandent se font passent pour des démocrates.
Parmi ceux qui peuvent prétendre au statut de dieu du stade, je citerai un seul exemple, le prodige norvégien du saut à la perche, recordman du monde et champion olympique. Un homme dont la singularité accomplie constitue un modèle auquel la jeunesse du monde peut s’identifier. Ce garçon avec son grand bâton semble vivre au pays des bienheureux décrit par Homère.
J’assiste en direct sur l’écran à l’exploit. Le record du monde battu sous mes yeux me met en joie, je suis émerveillé de ce que peut un corps semblable au mien, et fier d’appartenir à l’espèce humaine. Le jeune homme qui saute avec sa perche élastique le plus haut du monde a vraiment l’allure d’un dieu. Je vois aussi ce que la caméra me montre en arrière-plan, les spectateurs sur le gradin, qui sont en quelques sortes les délégués de l’espèce ayant payés cher leurs places pour assister à un rituel de dépassement des limites humaines.
Mon sentiment se partage alors entre émerveillement et questionnement éthique, je perçois ce moment comme à la fois sublime et désolant, car je ne peux admirer le geste du sportif à son meilleur sans oublier la condition générale des non-gagnants de la compétition mondiale. Au moment de l’arrêt sur image du record, un seul corps est actif, et huit milliards de corps sont non seulement passifs, mais inéluctablement perdants. Le grand peuple mondial y gagne néanmoins quelque chose, puisqu’en rendant l’impossible possible, le perchiste magicien réalise une micro-utopie contenant une promesse de vie meilleure pour l’Humain.
Mais la victoire du héros n’est pas offerte en partage, elle est privatisée, soustraite à la civilisation qui en est la source et le fondement. Tout exploit réalisé par un individu a des sources nécessairement collectives, il est le résultat chanceux d’une conjonction favorable de qualités personnelles et de conditions sociales. Mais l’avancée s’inverse bientôt en régression, l’Art et la Technique qui ont permis l’exploit sont prostitués à l’idole du Profit. Est occulté le fait que le résultat de cet exploit est un bien commun de l’humanité. L’ensemble des performances de ces Jeux fait aussi oublier que l’espèce humaine danse au bord de l’abime sur un navire qui sombre dans un péril écologique que les puissants refusent de combattre parce qu’ils en sont les auteurs.
Que vaut cet échantillon de quinze mille athlètes prélevés sur le grand corps de l’humanité ? Cette aristocratie de la puissance physique est la négation en acte de l’équilibre physiologique et de la santé corporelle des peuples. La spécialisation des corps par le martyre de l’entraînement impose le modèle d’un endoctrinement qui est pure domestication animale, en opposition avec le développement de l’esprit. Tout champion du monde n’est que le champion d’un certain monde restreint, d’un espace culturel et social où la pratique de ce sport est possible, ce qui est toujours l’apanage d’une minorité même dans les sports de masse.
Les victoires obtenues par les petites nations créent l’illusion momentanée de l’égalité des nations, et font oublier un court instant qu’elles sont soumises à la logique féroce et implacable des puissances hégémoniques néo-impériales qui mènent la guerre civile mondiale contre les peuples minoritaires. Les Jeux apparaissent comme le démenti fallacieux d’un monde où une inégalité monstrueuse croit de manière exponentielle dans la période récente.
Les exploits d’individus exceptionnels sont des progrès qui s’anéantissent dans leur détournement politique par les puissants. Les victoires du peuple sportif servent ainsi paradoxalement à l’asservissement général. Il n’y a pas de Jeux Olympiques possibles dans le contexte d’une société de domination, il est urgent de les abolir. Il se peut même que la classe-tyran y mette fin d’elle-même, à l’instar de l’Église chrétienne, qui a interdit le théâtre après l’avoir utilisé comme machine de propagande. Il pourrait arriver que l’élite des sportifs de pointe apparaisse comme trop libre et trop indépendante par rapport aux esclaves salariés des entreprises et des administrations. Mais la fiction de l’idéal olympique ne sera rendue obsolète que par une transformation sociale majeure. Jusqu’à ce temps espéré, les sportifs de pointe en smoking vont continuer à jouer le rôle des bouffons préférés des fauves de la finance.
Les Jeux Olympiques sont l’allégorie quintessenciée du capitalisme comme structure socio-historique de l’Injustice. Le sport ne remplit pas de fonction politique, il est la politique incarnée dans les corps. La symphonie acritique des corps en travail d’exploit engendre à travers les apparences spectaculaires un discours de vérité sur le Système de la lutte de tous contre tous. L’outrance même de l’événement permet d’identifier la plus haute vérité à l’intérieur du plus grand mensonge.
L’apothéose des affects magnifie le tableau de la raison néo-libérale. Les compétitions permettent la production et la reproduction de l’aliénation dans la joie et la ferveur. Dans les stades, l’obscène le dispute à l’indécent, le Capital est mis à nu par le troupeau des athlètes anti-érotiques. Tout l’ordre social est justifié par un jeu pervers à trois médailles. Le plus souvent, un seul est actif devant un amphithéâtre de passifs, comme dans les dictatures. Les Jeux ne sont pas un jeu, mais le prolongement anti-ludique des guerres perpétuées et de la prédation capitaliste ordinaire. Les Jeux sanctifient les processus d’inégalité entre les terriens et entre les nations.
Sous l’aspect d’un jugement parfait, l’objectivité des mesures scientifiques séparant gagnants et perdants véhicule un message fataliste qui s’adresse aux subjectivités, invitées à considérer comme naturel que certains sont nés pour gagner et d’autres pour perdre. A travers l’idéologie du sport et grâce aux mathématiques, l’injustice sociale (qui est un fait de culture) tend à être justifiée par l’injustice biologique (qui est un fait de nature).
On applaudit d’abord de tout cœur à l’admirable exploit d’un ou d’une athlète qui nous révèle ce que peut un corps grâce à la capacité d’approcher asymptotiquement l’impossible, puis on se désole de voir cet être merveilleux chuter dans la boue morale la plus noire en s’enveloppant dans le drapeau de son pays, en négation absolue du cosmopolitisme affirmé de la manifestation. Rien n’est plus révélateur que la pauvreté expressive et la vulgarité des manifestations de joie des vainqueurs, grimaces et contorsions, cris et rictus de clowns hideux.
Une minorité infime gagne, l’écrasante majorité perd, ainsi se manifeste au grand jour des écrans la vérité ultime du Capital et de son régime criminel de propriété. Le plus grand exploit des Jeux est de rendre visible l’invisible, et de déployer en plein soleil cathodique le secret du pouvoir d’une classe-tyran purement parasitaire.
Aux corps des athlètes martyrisés pour la gloire (réservée à quelques’un) s’opposent les corps des multitudes des travailleurs martyrisés dans l’anonymat pour le néant d’une société sans projet. Cette fête hideusement belle combine les processus de consolation et de divertissement dans un temps non pas suspendu de la politique, mais au contraire d’intensification prodigieuse de la manipulation des peuples par les puissances d’argent, selon la vieille recette romaine, « Du pain et des jeux ».
La tyrannie s’expose et plastronne en portant sur le devant de la scène ses bouffons demi-nus, héros falsifiés d’une communauté privée de rêve et d’ambition. On célèbre la victoire d’un « nous » factice en ce qu’il gomme inégalités et hiérarchies, posé en épouvantail face au vrai « nous » de la communauté humaine, qui reste à construire. Les Jeux sont l’une des cérémonies majeures du capitalisme comme religion, dont le philosophe Walter Benjamin nous dit que c’est un culte culpabilisant, dont la durée est permanente : « Ce que le capitalisme a d’historiquement inouï tient à ce que la religion est non plus réforme mais ruine de l’être. »
Une idée utopique me permet de résister au sentiment de honte qui m’envahit au spectacle de ces Jeux Olympiques de Paris, qui sont peut-être les derniers. Je me mets à penser qu’un autre sport est possible. Je demande un autre sport dans un autre monde. Un sport sans compétition, sans classement, sans rétribution, un sport pour le sport, pour la joie de jouer gratuitement avec les autres, un sport comme un mode privilégié de dialogue entre les corps, un sport sans autre enjeu que celui de se rencontrer et d’échanger des gestes et des idées. Je rêve à l’instauration d’un sport qui se jouera dans le plaisir de la pure effervescence ludique, sans jamais compter les points, ni juger les participants.
Olympique désir d’un jeu d’utopie.
Martin Moschell