L’assassinat de 3 exilés kurdes en plein Paris par un militant suprématiste blanc semble avoir à gauche ouvert une discussion sur le caractère « terroriste » supposé d’un tel acte. Il est probable que cette discussion ait été impulsée par la stratégie kurde mais sans véritable réflexion de fond à gauche sur les effets d’une telle qualification. Cette stratégie kurde à l’endroit de l’État turc est parfaitement compréhensible au vu des bombardements actuels, prévisibles et annoncés, sur le nord de la Syrie. En effet, l’artillerie de l'armée turque a ouvert mardi le feu sur des villages kurdes situés près de la ville d'Abu Rasein, dans le nord du gouvernorat syrien de Hassaké. Auparavant, un drone turc avait frappé une localité occupée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le village d'Al-Qahtaniyah, faisant des blessés parmi les civils.
Pour parfaitement logique et compréhensible que soit cette stratégie kurde d’exiger une saisine pour « terrorisme », et il y aurait lieu de manifester une pleine solidarité avec les populations syriennes soumises à l’actuelle agression turque, cette stratégie à gauche produit de nombreuses effets négatifs. Nous ne revenons pas ici sur ce point. Nous renvoyons aux analyses de Talal Asad traduites dans « Attentats-suicides : questions anthropologiques », nous renvoyons également aux récents développements de Rafik Chekkat ainsi qu’au texte publié par le Parti des Indigènes de la République « « Terreur et Abolition » (Contre l’antiterrorisme) de Atiya Husain.
Avant d’ouvrir sur une autre prise heuristique qui nous semble plus féconde, nous tenons simplement ici à insister sur l’explicitation de Dupond-Moretti qui nous semble être passée relativement inaperçue. En effet, le garde des sceaux explique en ces termes l’absence de saisine du parquet pour « attentat terroriste » : « J’ai tenu à rappeler la différence entre crime raciste et un acte terroriste : la différence c’est l’adhésion ou pas à une idéologie politique revendiquée. » Ici les analyses de Asad sont particulièrement aiguisées car elles offrent une tentative de réponse à la question de savoir « pourquoi la violence perpétrée au nom de Dieu suscite-elle plus d’indignation qu’une violence exercée au nom de la sécularité d’une nation ? » (Meziane, p. 9). Il est clair que dans la conscience islamophobe majoritaire en France, « idéologie politique » renvoie à « islam politique » et non pas à « suprématisme blanc » ou « extrême-droite ». Cette racialisation de la violence politique doit être prise sérieusement en compte car elle est source de grands dangers.
Nous pensons cependant que la bataille pour caractériser les assassinats d’extrême-droite comme « terroristes » ne fera que créer un nœud supplémentaire dans une notion elle-même épistémologiquement articulée à l’islamophobie structurelle et ratera essentiellement sa cible. Nous proposons donc de penser autrement le problème.
Il faut pour cela partir du postulat historique selon lequel les violences d’extrême-droite ne sont ni extérieures à la nation, ni une tactique de guerre comme semble le suggérer le signifiant de « terrorisme ». Au contraire, les violences d’extrême-droite sont internes et s’inscrivent parfaitement dans une stratégie historique d’accès au pouvoir. On pourrait dire que les formes de violence de type proto-pogromes1 (ratonnades, attaques en bandes contre des migrants, destruction de logements, incendies de centre d'accueil pour réfugiés, attaques de mosquées, etc.) et les assassinats racistes constituent le mouvement réel de la nécropolitique. Ce n’est pas vrai que ces violences seraient simplement préformées comme des « passages à l’acte » depuis une idéologie première que diffuseraient les médias. Comme le restitue parfaitement Chamayou dans « Les chasses à l’homme », ce sont ces violences qui sont premières. Et on voit bien aujourd’hui comment plusieurs stratégies partisanes sont en compétition pour capter et capitaliser sur ce mouvement réel. C’est par exemple le sens de l’affrontement Darmanin/Le Pen à travers lequel une stratégie politique libérale autoritaire affronte une stratégie de type Alt-right de révolution conservatrice. Les formes actuelles des violences d’extrême-droite ont donc leurs propres positivités et leurs propres agendas. Il importe dès lors, une nouvelle fois, comme nous y invitait déjà Foucault dans les années 1970, de sortir des œillères de la catégorie d’ « idéologie » au profit des formes et des modes de pouvoir.
Il est probable que ce retour en force de cette catégorie d’ « idéologie » par des formes de post-althusserianisme soit davantage l’indice d’une angoisse profonde face à l’hégémonie d’extrême-droite qu’une véritable stratégie politique réfléchie. Nous proposons donc un pas de côté. Nous proposons ici une réflexion juridico-politique instruite du côté des victimes. C’est en se plongeant dans le dossier du tueur de la rue d’Enghien à Paris que l’on peut trouver des éléments pertinents. En effet, le traitement juridico-policier de la précédente tentative d’attaque raciste contre un campement de migrants dans le parc de Bercy, le 8 décembre 2021 par William M. réclame toute notre attention. Après avoir attaqué le campement avec un sabre en hurlant : « Mort aux migrants », avoir blessé gravement un homme au dos et à la hanche, puis tailladé un mineur, William M. est finalement ceinturé et mis hors d’état de nuire par trois autres occupants du campement. Pourtant, alors qu’ils viennent de subir une attaque fasciste2 à l’arme blanche, la police, appelée sur les lieux, interpelle toutes les personnes impliquées, y compris les victimes. Quatre des cinq personnes agressées, sauf le mineur, sont placées en garde à vue pendant quarante-huit heures. « Après leur garde à vue, elles nous ont dit n’avoir reçu aucun soin ni avoir eu accès à un traducteur. Apparemment, on ne les a même pas vraiment interrogées », témoigne Chloé Chastel, l’ancienne responsable de l’accueil de jour de l’association Aurore, qui intervenait sur le campement (Le Monde, « Kurdes tués à Paris : un an avant l’attaque, le traitement douteux d’une affaire impliquant le suspect », 27/12/2022). Cette histoire ne peut que nous rappeler ici en Belgique, l’affaire Mawda : après avoir assassiné leur fille, la police avait arrêté les parents et le jeune frère et les avait incarcérés en tant que « migrants clandestins ». Dans le cas de William M., la catégorie d’ « homicide volontaire » n’est même pas retenue. L’affaire est traitée sous la catégorie de « violence en bandes organisées ». Un des migrants agressés est quant à lui interpellé pour « violences volontaires avec arme et en réunion », alors qu’il se défendait face à un homme cherchant à l’assassiner avec un sabre.
Face aux violences d’extrême-droite endogènes, il devient urgent d’instaurer un droit nouveau orienté du côté des victimes afin de rendre effective une politique des poursuites contre les attaques fascistes. C’est ce que nos sociétés ont été capable de faire pour les assassinats contre les femmes pénalisés comme « féminicide », le mobile patriarcal de ces violences étant désormais pénalement pris en compte. Ce que montre le dossier de William M. ce sont les conséquences tragiques et criminelles pour les personnes non blanches et particulièrement pour les migrants sans-papiers du manque d’une catégorie pénale similaire permettant d’instruire le mobile raciste en tant que tel. Un tel mobile raciste permettrait de commencer à répondre à la question de l’urgente protection des victimes de l’extrême-droite. Par exemple, la question de la protection juridique et donc de la nécessaire régularisation du séjour des personnes sans-papiers trouve ici une raison déterminante en conjoncture3.
Avec quelques autres militants décoloniaux et antiracistes nous avons déjà tenté d’adresser ce problème politique majeur au directeur de Unia à travers une carte blanche à partir des actes négrophobes, antisémites et islamophobes du carnaval d’ Alost, de l’agression négrophobe commise lors du Pukkelpop contre plusieurs personnes afrodescendantes au cri de « coupez des mains, le Congo est à nous », du blackface qu’est Zwarte Piet mais aussi la constitution d’Unia en tant que partie civile contre une personne afrodescendante pour « racisme anti-Blanc » : https://www.levif.be/belgique/unia-un-anti-racisme-detat-qui-pose-probleme/ A l’issue d’une discussion avec Patrick Charlier celui-ci nous avait renvoyé chez la secrétaire d’État en charge de cette question, Sarah Schlitz (Ecolo). Mais là non plus nous n’avons obtenu aucune réponse.
Il est pourtant urgent de traiter cette question. La loi « Moureaux » date de 1981 et ne permet que d’instruire l’ « incitation » à la haine raciale comme une banale « circonstance aggravante ». La répétition et l’intensification des violences et assassinats d’extrême-droite doit nous contraindre à réformer en profondeur la politique pénale des poursuites de ces crimes. Il ne s’agit pas de simples « passages à l’acte » d’individus isolés et fous mais d’une politique de la violence structurée par une philosophie politique, le suprématisme blanc, et articulée sur une stratégie et un agenda de prise du pouvoir d’État. C’est peu dire qu’il est moins une : le Vlaams Belang est le premier parti en Belgique.
D’un point de vue activiste, nous savons déjà, au vue des réponses obtenues précédemment, que la bataille pour la constitution du racisme comme mobile pénal ne se fera pas sans luttes décoloniales et anti-racistes politiques à distance de la société civile d’État et du libéralisme lui-même branché sur la nécropolitique contemporaine qui laisse mourir les migrants dans la Manche ou les assassine par la main de la police ou des milices d’extrême-droite sur nos autoroutes et dans nos villes. Il s’agit donc bien d’une lutte contre-hégémonique à la fois contre l’extrême-droite et contre le libéralisme autoritaire. Cela nécessite de parvenir à construire l’espace politique depuis lequel agender ce problème et donc de sortir du petit jeu extrêmement dangereux de la reconnaissance des titres et propriétés en tant que membres de la société civile d’État. À distance de l’État donc à distance des stratégies cyniques de récupérations politiciennes de luttes désactivées et rendues inopérantes au profit de l’antiracisme d’État libéral mais à distance aussi des tentatives d’hégémonie interne aux champs activistes. Le travail politique antiraciste n’est précédé d’aucun testament et ne requiert aucun titre de propriété, il est toujours disponible aux reprises.
La proposition que nous versons ici à la discussion publique n’est pas une monade fermée sur elle-même mais une proposition parmi d’autres, une proposition relative et imparfaite. Il s’agirait donc de la discuter pour l’amender et la rendre plus robuste, notamment à partir de ses effets en termes de criminalisation.
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1. Nous utilisons ici le terme de « proto-pogrome » pour bien faire sentir les risques produits par l’enchaînement de ces violences d’extrême-droite. Attaques organisées et concertées de supporters de l’équipe marocaine en France par l’extrême-droite dans plusieurs villes en même temps, agressions de femmes portant le foulard, attaques de mosquées, incendies de centres d’accueil pour migrants, attaques de campements de migrants et de rroms, assassinats et fusillades, etc. L’enchaînement des violences racistes tend de plus en plus clairement vers le pogrome, en tout cas cela est en puissance dans ces actes. On ne peut cependant pas véritablement parler de « pogromes » en tant que tels car la dimension d’émeutes populaires n’est pas présente. Dans l’histoire des pogromes en Europe, les chasses aux juifs et aux étrangers se constituent comme des destructions de quartiers et de villages entiers avec incendies et massacres de masse. Il y a aussi une forte composante de rumeur comme on l’a encore connu récemment lors de violences contre les rroms. Les pogromes se répètent plusieurs jours, parfois plusieurs semaines. Nous utilisons ici le terme « proto-pogrome » pour faire sentir et alerter sur le fait que le pogrome est la forme que pourrait prendre cette mise en série des violences racistes mises bouts à bouts : chasses à l’homme qui prennent la forme d’émeutes populaires (Chamayou, 2010, p. 158). On pense évidemment aux pogromes contre les juifs et les rroms mais aussi aux chasses aux travailleurs étrangers comme il y en eu à Paris en 1848. La notion de « pogrome » permet de nommer et de décrire une violence raciste populaire qui n’est pas issue de l’État. Si l’on pense au fascisme ou au nazisme, on voit bien comment historiquement l’extrême-droite vient intensifier la puissance politique des chasse-meutes pour en faire un moyen de conquête du pouvoir d’Etat (p. 183). Ces violences racistes ont pour objectif d’assumer la violence prédatrice et de libérer les pulsions exterminatrices, le droit de tuer. « La violence raciste n’est pas un acte de représailles, elle ne relève pas d’un droit de la guerre : elle dépend d’une toute autre rationalité - celle de la chasse et de la prédation » (p. 192). Le concept d’ « attentat terroriste » ne fonctionne décidément pas ici. Avec cette notion de « proto-pogrome » nous voulons rappeler combien l’histoire de la modernité occidentale a été traversée de chasses populaires qui font régulièrement résurgences sous l’aspect d’inquiétantes meutes de chasse.
2. Nous utilisons ici le terme de "fasciste" pour qualifier ce type de violence que l’on retrouvait dans les agressions commises par les chemises brunes avant la prise de pouvoir par Mussolini, violences fascistes que Mussolini tentera de discipliner et de capturer dans sa prise du pouvoir d’État.
3. Nous proposons, sur base de l’expérience éthique acquise lors de la lutte aux côtés de l’Union des Sans-Papiers pour la Régularisation (https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/090821/l-acces-au-marche-du-travail-perspectives-politiques-depuis-l-experience-de-l-uspr), une reprise pragmatique du droit d’asile en tant que droit des exilés au sens où Foucault parlait d’un “droit des gouvernés”. Il est probable qu’une des raisons de l’hégémonie de l’extrême-droite sur les questions migratoires en Europe vient du fait de la déliaison des personnes qualifiées de “migrants” des circonstances ayant généré leurs exils. Accueillis abstraitement par une gauche universaliste au nom d’un droit d’asile de plus en plus rendu impraticable par les (nécro)politiques des États européens, c’est précisément dans le vide d’une pensée politique articulée depuis les guerres post-coloniales (Est du Congo, Syrie, Ukraine, Afghanistan, Somalie, Soudan, Éthiopie, Yémen, Irak, Mali, Colombie, Palestine, etc.) que peut s'engouffrer une pensée nationaliste et conservatrice qui recode les “migrants” en tant qu’ “envahisseurs”. Cette catégorie de “migrants” (utilisée par la société civile d’État) sans circonstances de migration permet à la fois à l’extrême-droite d'agiter les peurs xénophobes autour d’un supposé “appel d’air” qui viennent nourrir les pulsions agressives entretenues elles-mêmes par la théorie suprématiste du “grand remplacement” mais elle permet aussi à l’anti-impérialisme d’héritage stalinien de partager tout un tas de théories négationnistes ou révisionnistes sur les formes d’impérialité non exclusivement américaines en jeu dans les guerres contemporaines (ce qui est particulièrement actif au sein de l’extrême-gauche à propos de la guerre d’invasion de l'Ukraine par la Russie mais aussi à propos du rôle de la Russie, de la Turquie ou de l’Iran dans la guerre contre-révolutionnaire en Syrie). Nous proposons une approche déplacée afin de sortir de l’impasse actuelle en ouvrant une possibilité d’instruire un droit d’asile du côté des exilés. C’est alors à partir des luttes des exilés eux-mêmes pour obtenir des formes de protections civiles qu’il devient possible de construire un savoir né de la lutte à partir de récits et d’enquêtes sur les circonstances qui ont produit ces fuites hors de situations d’extrême violence. On pourrait par exemple se souvenir de la grève de la faim des kurdes à l'église des Minimes en 2005, à l’occasion de laquelle le comité de soutien avait construit une contre-expertise sur la situation des kurdes en Turquie de façon à faire bouger les guidelines du CGRA. Cette grève de la faim avait permis la transposition de la notion juridique de “protection subsidiaire” en droit belge. Cette tentative de renouer les présences en Europe d’exilés avec les situations extra-européennes les ayant générées permettra aussi d’articuler les formes contemporaines de racismes et de xénophobie d’État en Europe avec les guerres contemporaines. Cela implique une attention éthique basée sur la croyance en l’égalité des intelligences qui postule comme point de départ qu’en tant qu’Européens repliés et provincialisés, nous ne disposons pas des connaissances suffisantes pour décréter souverainement le sens des guerres contemporaines. C’est d’ailleurs sur cette attitude de supériorité morale que les gauches syriennes et ukrainiennes ont le plus fortement interpellé les anti-impérialistes tous terrains à plus d’humilité et plus d'enquêtes. L’attitude d’un Noam Chomsky a ainsi été qualifiée de raciste et de révisionniste.