Tout tombe
Tout tombe. Tout finit par tomber. Un jour ou l'autre, c'est ce qui finit par arriver. La pluie tombe, les seins tombent, les feuilles elles-mêmes, pourtant si gracieuses tout au long de l'été. En ronde monotone et en tourbillonnant, certes.
N'empêche, tout tombe. Les seins tombent, la peau des murs et la peau des os. Sans parler des joues - qui amorcent à peine, de manière aussi insidieuse qu'infime, leur si lent et doux mouvement descendant. Et c'est ce moment-là que l'on choisit généralement pour tomber amoureuse, pour être "tombée" pour le dire autrement... Et ça, c'est bien bien embêtant. Mais pas si grave, car tout passe...
Alors - justement - passons ! Puisque ce n'est pas tout et qu'il en faut encore...
Le papier peint, lui aussi, se décolle des murs et tombe. Les miettes grisettes des volets mal peints tombent, que les intempéries ont minées. Pire : les hottes aspirantes (aspirant à quoi ?) s'y mettent aussi, se précipitant - se ruant - sans crier gare vers la table de cuisson, juste un peu en-dessous, pour une étreinte aussi fracassante que fatale, aussi vaine que dangereuse. Table de cuisson qui, probablement, est la seule à ne pas se montrer stupéfaite, saisie. C'est normal au fond : comme tout un chacun, la hotte aspirante aspirait au sol irrésistiblement, elle aussi : une envie comme ça, on la prend de tout son poids, sans réfléchir, on s'incline, point. La hotte, c'est, au demeurant, son droit le plus strict, comme à tout le monde, comme à toute chose : ne dit-on pas "en ce bas monde"... Et ce monde-là, la hotte y aspire délicieusement… le prend au pied de la lettre. Qui donc pourrait lui en tenir rigueur ? Sa quête première - et ultime - est là, pas ailleurs, n’en déplaise aux grands airs quelle se donne et aux philosophes de l'ascension gaillarde...
Dès lors, seul le "demeurant", d'ailleurs, tombe dans l'effroi. Mesurant, abasourdi mais derechef, le chapelet d'atrocités auquel il a échappé.
Alors, il s'en va consulter le chaman aux yeux bleus. Pour qu'il lui lève le mauvais œil, celui qui regarde vers le bas, celui qui, depuis la tombe regardait son frère, celui qui toujours toise, et enfonce. Peine perdue. Car, chaman ou pas, tout tombe, tout : les feuilles, les seins, les hottes aspirantes, etc. Ainsi de suite dans la grande ronde à peine étourdissante des chutes. Toujours : les grives et palombes sous le plomb du chasseur. Jadis pareil : les poilus de quatorze sous le feu du teuton.
Et un jour, dans longtemps peut-être mais très sûrement, moi-même qui vous aime tant.
Tout choit. Absolument tout. C'est bien simple : on n'a pas le choix.
C'est l'entropie galopante, la gravitation gravissime, la grande digestion maligne. D'où que l'on se tourne, l'affaire est sans remède.
Que faire dès lors ? Lever nos yeux éperdus vers le sourire de l'ange, pardi ! Voilà tout ce que nous pouvons. Et encore... À condition de n'être pas trop regardant sur le motif du sourire ni de la risette de l'ange... L'ange se gausse-t-il ? Ou bien est-il bouffi de compassion ? Pétri de tendresse ? On peut toujours s'interroger. À l'infini. Mieux vaut sans doute, bien sûr, parier sur la tendresse, la charité, la bienveillance...
Mais pendant ce temps, certitude certaine, irrémédiablement, les seins tombent, tombent encore et sans remède.
Et aussi, très très lentement, les grands glaciers qui nous fondent dans nos archéologies... Eux, il fondent, fondent et fondent, dans une impulsion aussi têtue qu'innocente, dans une extase un peu niaise, à vrai dire.
Succomber, il n'y a que ça à faire ! Voir ce mot in : Dictionnaire Historique de la Langue Française/Alain Rey director.
Extrait DE "JOURNAL2000" - 13 novembre 2000