La question n'est pas celle de qui se targue ou pas de regarder ou de ne pas regarder la télé : problématique puérile et vaine s'il en est. Ou encore de se croire "libre" en préférant (pour se distinguer de la piétaille ?) telle ou telle autre chaîne, non.
Non et non !
La seule question qui vaille s'attache à ce que fabriquent tous média audiovisuels gratuits et payants, spécialement ceux destinés au "plus grand nombre" - ce "plus grand nombre" auquel tous ici nous appartenons pourtant bel et bien et de gré ou de force - du discours public/politique ou de ce qu'il devrait/pourrait être pour que nous puissions encore parler de démocratie.
Bref, il s'agit de mesurer un écart. Un divorce. Une méprise. Une incompréhension.
Je l'ai exprimé ailleurs mais je réagis ici en écho à l'intéressant article d'Antoine Perraud publié ce jour. Il s'agit d'un compte rendu rigoureux, exhaustif et attentif, à la semaine médiatique écoulée telle que "scénographiée" par deux chaînes représentatives de l'ensemble du PAF en matière d'"actualité politique" (et des représentations qu'elles les trimballent et diffusent) et très certainement de l'ensemble de la presse tout support confondu, article que je vous enjoins à lire :
http://www.mediapart.fr/journal/france/220914/sarkozy-bfm-et-itele-la-machine-decerveler
Pour lui donner un écho et approfondir le sujet, j'ai recherché dans mes archives maints extraits d'un ouvrage et donc d'un auteur dont j'avais eu à user et à abuser dans un autre contexte, quoi que...
<<<BFM et i>Télé devraient chacune engager des sémiologues !>>> remarque à juste titre mais très surement en vain Antoine Perraud dans ce bel article, mais dont les commentaires relèvent d'un dialogue de sourds...
Alors, voici donc le sémiologue attendu ! En la personne de feu Neil Postman (1930-2003) et de son livre sur le discours télévisuel, Amusing Ourselves to Death: Public Discourse in the Age of Show Business (1984). Traduction française : Se distraire à en mourir/Neil Postman. Flammarion 1986.
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Le média est la métaphore
Que nous découvrions le monde à travers les « lentilles » de la parole, du texte imprimé ou d'une caméra de la té1évision, chaque média-métaphore nous en donnera sa vision spécifique par la manière dont il l'ordonne, le situe, l'explique, l'agrandit, le réduit ou le colore. Comme le remarquait Ernst Cassirer:
La réalité physique Semble s'effacer au fur et a mesure que se développe L'activité symbolique de l'homme. Au lieu d'être en rapport avec les choses elles-mêmes; l'homme est, en un certain sens, constamment en train de converser avec lui-même. I1 s'est tellement entouré de formes linguistiques, d'images artistiques, de symboles mythologiques ou de rites religieux qu'il ne peut plus voir ou appréhender quoi que ce soit sans l'interposition d'un média artificiel.
Et le plus curieux est que l'on prête si peu attention à l'effet déterminant qu'a l'interposition de ces médias dans l'orientation de noue vision et de nos connaissances. Une personne qui lit un livre, qui regarde la té1évision ou qui jette un coup d'oeil à sa montre ne s'intéresse habituellement pas à l'influence de tels actes sur l'organisation de son esprit et encore moins à l'idée du monde suggérée par un livre, la té1évision ou une montre. Mais certaines personnes, surtout parmi nos contemporains, se sont penchées sur ce sujet, et en particulier Lewis Mumford. Ce n'est pas le genre d'homme qui regarde sa montre simplement pour savoir i'heure. Non pas que cela ne l'intéresse pas, du moins de temps à autre comme chacun d'entre nous, mais il s'intéresse bien davantage à la manière dont une montre crée l’idée « d’un moment à un autre moment ».
(Se distraire à en mourir/ p. 63/
L'Amérique typographique
Mais ce qui est intéressant ce n'est pas seulement que le livre ait influencé la forme du discours public. Ceci, en soi, n'aurait pas une grande signification, à moins de relier ce fait à l'idée, beaucoup plus importante, que la forme détermine la nature du contenu. Pour les lecteurs qui considéreraient que cette idée est trop "Mc-Luhanesque" à leur goût, je leur proposerai Karl Marx dans l'idéologie allemande. " L'Iliade est-elle possible, demande-t-il de façon rhétorique, quand la presse à imprimer et les machines à imprimer existent ! N'est-il pas inévitable qu'avec l'apparition de la presse, le chant, la narration et la muse s'arrêtent ; c'est-a-dire que les conditions nécessaires à la poésie épique disparaissent ? " Marx avait bien compris que la presse n'était pas seulement une machine mais une structure pour le discours qui excluait et imposait certaines sortes de contenus et, inévitablement, un certaine sorte d'auditoire. Il n'a pas lui-même exploré à fond la question et d'autres ont repris la tâche.
Le monde du « coucou »
Il n'y a aucun mal non plus à se divertir. Comme certains psychiatres l'ont dit, nous construisons tous des châteaux en Espagne mais les problèmes surviennent quand nous essayons de vivre dedans. Les moyens de communication à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec principalement le té1égraphe et la photographie, ont fait rentrer le monde du «coucou» dans notre existence. Mais nous n'avons véritablement commencé à vivre dans ce monde qu'à partir du développement de la té1évision. Avec la télévision, les tendances épistémologiques de la photographie et de la té1égraphie ont trouvé leur expression maximum, car elle élève le jeu combiné de l'image et de l'instantané à un degré de perfection exquis et dangereux. Et elle les fait entrer dans tous les foyers. Nous voilà, maintenant, à la deuxième génération d'enfants pour qui la télévision est le premier et le plus présent des professeurs et souvent le meilleur compagnon et ami. Disons carrément que la té1évision est le centre de commande de la nouvelle épistémologie.
I1 n'y a pas d'auditoire assez jeune pour qu'on lui interdise la télévision. Il n'y a pas de misère assez noire pour être privée de télévision. I1 n'y a pas d'éducation assez élevée pour ne pas être affectée par la télévision. Et, ce qui est plus important, il n'y a pas de sujet d'intérêt public la politique, les informations, 1'éducation, la religion, la science, les sports - qui ne trouve sa place à la télévision. Ce qui veut dire que toute la compréhension collective de ces sujets est façonnée par la té1évision.
La té1évision intervient également comme centre de commande de façon plus subtile. Notre utilisation des autres médias est ainsi, par exemple, en grande partie orchestrée par la té1évision. C'est par elle que nous apprenons quels systèmes de té1éphone utiliser, quels films voir, quels livres, quels disques, quels magazines acheter, quels programmes de radio écouter. La télévision organise pour nous notre environnement de communications comme aucun autre média ne peut le faire.
En voici un exemple ironique: au cours de ces dernières années on nous a répété que l'ordinateur était la technique du futur. On nous a dit que nos enfants ne réussiraient pas en classe, ni dans la vie, s'ils ne faisaient pas d'informatique. On nous a dit que nous ne pouvions pas gérer nos affaires, ni dresser nos listes de courses, ni tenir nos comptes à jour sans notre propre ordinateur. Que ce soit vrai ou non, l'important c'est que, 1à encore, c'est la té1évision qui nous apprend ce que nous devons faire. La té1évision a atteint le statut de « méta-média » - un instrument qui dirige non seulement notre connaissance du monde mais aussi notre connaissance des moyens de connaissance.
En même temps, la télévision a atteint le statut de « mythologie » au sens ou Roland Barthes emploie ce terme. I1 entend par mythologie, une manière de comprendre le monde qui n'est pas problématique, dont nous ne sommes pas pleinement conscients, qui semble, en un mot, naturelle. Une mythologie est une manière de penser si profondément enfouie dans notre conscience qu'elle est invisible. Voilà ce qu'est aujourd'hui la té1évision. Nous ne sommes plus fascinés ou perplexes devant son fonctionnement technique. Nous ne nous extasions plus sur son caractère merveilleux. Nous ne plaçons plus nos postes dans des pièces spéciales. Nous ne nous posons pas de question sur le fait que la réalité que nous renvoie la té1évision est largement fonction de son angle de vision. Même La question de savoir comment la té1évision nous affecte a été reléguée à l'arrière-plan.
C'est une question qui nous paraît même aussi bizarre que si on nous demandait comment le fait d'avoir des yeux et des oreilles nous affecte. I1 y a vingt ans, la question « Est-ce que la télévision influence la civilisation ou la reflète simplement » était d'un intérêt considérable pour de nombreux chercheurs et sociologues. Mais cette question a été de moins en moins soulevée au fur et à mesure que la té1évision est devenue notre culture. Ceci veut dire, entre autres, que nous_ne parlons plus de ce qu’est la té1évision mais seulement de ce qu’il y a à la té1évision - c'est à dire de son contenu. Son écologie, qui inclut non seulement ses caractéristiques physiques et son code symbolique mais aussi les conditions dans lesquelles nous la regardons normalement, est tenue pour admise et considérée comme allant de soi.
La télévision est devenue le rayonnement sous-jacent de l'univers social et intellectuel, le résidu omnipotent d'un big-bang électronique du siècle passé. Elle est si familière et si profondément intégrée dans la culture américaine, que nous n'entendons même plus son 1éger sifflement et que nous ne remarquons même plus sa lumière bleue vacillante.
CE QUI VEUT DIRE AUSSI QUE SON INFLUENCE SUR LES MODES DE PENSÉE PASSE LARGEMENT INNAPERÇUE. Et le « monde du coucou » qu’elle a construit autour de nous ne nous semble même plus étrange.
La conséquence la plus inquiétante de la révolution électronique et graphique, c'est que le monde que nous donne à voir la télévision nous semble naturel et non pas bizarre. Ne pas avoir de sentiment d'étrangeté face à ce monde prouve que nous nous y sommes adaptés et si nous semblons si bien adaptés, c'est que nous avons profondément changé. Mous avons si complètement accepté les définitions de la vérité, de la connaissance et de la réalité de la té1évision que l'insignifiant et I'intempestif nous semblent importants et que I'incohérence nous semble parfaitement saine. Mais si certaines de nos institutions ne nous semblent pas correspondre aux critères de I'époque, pourquoi considérer que ce sont elles qui sont déplacées et non pas ces critères ? L'objet du reste de ce livre sera de rendre manifeste 1'épistémologie de la télévision. Je m'efforcerai de montrer, par des exemples concrets, que la conception de la connaissance que véhicule la té1évision est radicalement opposée à celle que véhicule la typographie : que les conversations de la té1évisioni développent l'incohérence et la trivialité; que I'expression «télévision sérieuse» est en soi contradictoire et que la té1évision parle en permanence, et uniquement, par la voix du divertissement. J'essaierai, également, de montrer que pour entrer dans la grande conversation de la té1évision, toutes les institutions culturelles américaines apprennent, les unes après les autres, à parler son langage. Autrement dit, la té1évision est en train de transformer notre culture en une vaste arène pour le show-biz. I1 est possible qu'en définitive nous en soyons ravis, et que nous ne souhaitions pas autre chose. C'était bien la crainte d'Aldous Huxley il y a cinquante ans.
Média et épistémologie ( p 28/29)
Mon intention, dans cet ouvrage, est de montrer qu'une grande mutation au niveau des « média-métaphores » est en cours aux États-Unis et a pour effet de rendre dangereusement absurde le contenu d'une bonne partie du discours public. Je commencerai donc par montrer comment, en Amérique, sous le règne de l'imprimerie, le discours était différent
de ce qu'il est maintenant - il était généralement cohérent, sérieux et rationnel - et comment, sous le règne de la télévision, il s'est appauvri et est devenu absurde.
Afin d'éviter que mon analyse ne soit mise au rang des traditionnelles lamentations des universitaires et des complaintes élitistes contre les "niaiserie" de la télévision, il me faut tout d'abord préciser que je me situerai d'un point de vue épistémologique et non esthétique ou littéraire.
D'ailleurs, j'apprécie les niaiseries autant que tout le monde et je sais parfaitement que I'imprimerie en a publié suffisamment pour remplir et même faire déborder le Grand Canyon. Quant à la télévision, elle est encore trop jeune pour avoir dépassé la production de fadaises de la presse à imprimer.
Je n'ai donc pas I'intention d'élever d'objection contre les futilités à la télévision. Les meilleures choses à la télévision sont ces futilités qui ne menacent sérieusement rien ni personne. Et, de toute façon, on ne juge pas une civilisation sur sa production de trivialités non déguisées mais sur ce qu'elle affirme être important. C'est justement là que se trouve notre problème. Car la té1évision est triviale et vraiment dangereuse quand ses aspirations sont les plus élevées, quand elle se présente comme le support de conversations culturellement importantes. Or, c'est justement ce que les intellectuels et les critiques poussent constamment la télévision à faire.
Ce qui est grave, c'est qu'ils ne prennent pas la télévision suffisamment au sérieux. Car, comme la presse à imprimer, la té1évision n'est rien moins qu'une philosophie de la rhétorique. Si I'on veut parler sérieusement de la télévision, il faut d'abord parler d'épistémologie. Tout autre commentaire est sans valeur.
L'épistémologie est un sujet complexe et habituellement abscons, qui traite des origines et de la nature de la connaissance. Ce qui nous intéresse ici dans cette science, c'est l'attention qu'elle porte aux définitions de la vérité et à I'origine de ces définitions. Je montrerai, en particulier, que les différentes définitions de la vérité dérivent, au moins en partie, des caractéristiques des différents moyens de transmission de l'information. Et je traiterai de l'influence des médias sur notre conception de la connaissance et de la vérité.
* Nous conserverons ici le terme d'épistémologie qu'emploie l'auteur dans le sens large que lui donnent les anglo-saxons de "théorie de la connaissance". (N.LT.)
Le monde du « coucou »
La rencontre, vers le milieu du XIXe siècle, de deux idées engendra une nouvelle métaphore du discours public dans 1'Amérique du XXe siècle. Leur conjonction sonna la fin de l'âge de l'exposition et posa les fondements de l'âge du show-business. L'une des idées était tout à fait nouvelle, l'autre aussi vieille les peintures rupestres d'Altamira. Nous parlerons de l'idée ancienne tout a l'heure. L'idée nouvelle était que la communication n'était plus étroitement liée aux transports, que l'espace ne constituait plus une contrainte inévitable dans le déplacement de l'information.
Pour les Américains des années 1800, le problème de conquérir l'espace était extrêmement important. Vers le milieu du XIXe siècle, la frontière s'étendait jusqu'à I'océan Pacifique et un réseau ferroviaire rudimentaire, installé à partir de 1830, avait commencé à assurer le déplacement des gens et des marchandises à travers le continent. Mais, jusqu'en 1840, l’information ne pouvait se déplacer qu’à la vitesse que les humains pouvaient la transporter; soit, pour être plus précis, à la vitesse d'un train ce qui, pour être encore plus précis, signifiait cinquante-cinq kilomètres à l'heure. Une telle limitation freinait le développement de 1'Amérique en tant que communauté nationale.
Dans les années 1840, l'Amérique était encore un composite de régions ayant chacune ses propres modes de conversation et ses propres centres d'intérêt. Une conversation à l'échelle du continent n'était pas encore possible.
La solution à ces problèmes, comme le savent tous les enfants d'âge scolaire, fut 1'électricité. Et, fait qui ne surprendra personne, ce fut un Américain qui découvrit la manière de mettre 1'élecuicité au service de la communication et, ainsi, d'éliminer les problèmes de distance une fois pour toutes. II s'agit bien sûr de Samuel Finley Breese Morse, le premier véritable « homme de I'espace » de 1'Amérique. Son télégraphe gomma les frontières des États, balaya les régions et en enserrant le continent dans un réseau d'informations créa la possibilité d'un discours américain unifié. Mais a un coût considérable.
Car le té1égraphe eut une conséquence que Morse n'avait pas prévue quand il avait prophétisé que celui-ci ferait « un voisinage du pays entier ». I1 détruisit la définition de l'information qui prévalait alors et, ce faisant, donna 1 un nouveau sens au discours public. Un des rares à comprendre cette conséquence fut Henry David Thoreau qui nota dans Walden : nous avons une grande hâte de construire un télégraphe électrique entre le Maine et le Texas : mais le Maine et le Texas n'ont peut-être rien d'important à se communiquer... Nous sommes pressés de creuser un tunnel sous 1'Atlantique pour rapprocher de quelques semaines le vieux monde du nouveau ; mais il se peut que les premières nouvelles qui pénétreront dans la large oreille flottante de 1'Amérique seront que la princesse Adélaïde a la coqueluche. »
(…)
Mais la situation créée par le télégraphe, et ensuite amplifiée par les techniques plus récentes, a rendu la relation entre l'information et l'action à la fois abstraite et floue. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité les hommes étaient confrontés au problème de la surabondance d'information, ce qui veut dire qu'en même temps ils étaient confrontés au problème d'une impuissance sociale et politique croissante.
Pour comprendre ce que cela signifie, posez-vous une autre série de questions: Que comptez-vous entreprendre pour réduire le conflit au Moyen-Orient~ ou les taux d'inflation, de criminalité et de chômage! Quels sont vos projets pour préserver l'environnement et diminuer le risque de guerre nucléaire 3 Quels sont vos plans concernant 1'OTAN, l'OPEC et la CIA ! Je prendrai la liberté de répondre pour vous : Vous n'avez aucun projet d'action dans ces domaines. Vous pouvez, certes, mettre un bulletin de vote dans l'urne en faveur de quelqu'un qui affirme avoir des solutions et des moyens d'action. Mais vous ne pouvez le faire que tous les deux ou quatre ans en y consacrant une heure de votre temps : ce n'est pas un moyen extrêmement satisfaisant d'exprimer vos nombreuses opinions. Voter pourrions-nous même dire, est l’avant-dernier recours de l'impuissance politique. P 96/ La monde du « coucou »
L’âge du show-business
Dire simplement que la télévision est divertissante est une banalité. 11 n'y a pas 1à de quoi menacer la culture, ni matière à écrire un livre. C'est même un fait plutôt réjouissant. La vie, comme nous nous plaisons à le dire, n'est pas un chemin semé de fleurs. La vue de quelques floraisons, ici et 1à, peut rendre notre voyage un tantinet plus supportable. C'est sûrement ce que pensaient les Lapons. C'est vraisemblablement ce que pensent les quatre-vingt-dix millions d'Américains qui regardent la télévision tous les soirs. Mon propos n'est pas de dire que la télévision est divertissante mais de souligner qu'elle a fait du divertissement 1e mode de présentation naturel de toute expérience.
Notre poste de té1évision nous met en communication permanente avec le monde mais il le fait en affichant un sourire inaltérable. Le problème n'est pas que la té1évision nous offre des divertissements mais que tous les sujets soient traités sous forme de divertissement, ce -qui est une autre affaire.
Autrement dit, le divertissement est la supraidéoiogie de tout discours à la té1évision. Quoi que ce soit qu'elle nous montre, et de quelque point de vue, ce doit toujours être, en définitive, pour notre amusement et notre plaisir. Ainsi, même après nous avoir fait passer des extraits d'événements tragiques et barbares, le présentateur du journal té1évisé nous invite instamment à le "retrouver le lendemain". Mais pourquoi donc! On pourrait penser que quelques minutes de carnage et de meurtre suffisent à provoquer un mois d'insomnie. Or nous acceptons l'invitation du présentateur parce que nous savons que les « nouvelles » ne doivent pas être prises au sérieux, que tout cela c'est pour rire, en quelque sorte. Tout le contexte du journal télévisé nous renvoie cette idée: la belle apparence et l'amabilité du minet, son ton de badinage plaisant, la musique entraînante qui ouvre et qui clôt la présentation des nouvelles, la vivacité du rythme auquel se succèdent les flashes d’information, les publicités séduisantes – tout est là pour nous suggérer que ce que nous venons de voir ne doit pas nous faire pleurer.
Le média est la métaphore
Que nous découvrions le monde à travers les « lentilles » de la parole, du texte imprimé ou d'une caméra de la té1évision, chaque média-métaphore nous en donnera sa vision spécifique par la manière dont il l'ordonne, le situe, l'explique, l'agrandit, le réduit ou le colore. Comme le remarquait Ernst Cassirer : La réalité physique semble s'effacer au fur et a mesure que se développe l'activité symbolique de l'homme. Au lieu d'être en rapport avec les choses elles-mêmes; l'homme est, en un certain sens, constamment en uain de converser avec lui-même. I1 s'est tellement entoure de formes linguistiques, d'images artistiques, de symboles mythologiques ou de rites religieux qu'il ne peut plus voir ou appréhender quoi que ce soit sans l'interposition d'un média artificiel.
Et le plus curieux est que l'on prête si peu attention à l'effet déterminant qu'a l'interposition de ces médias dans l'orientation de noue vision et de nos connaissances. Une personne qui lit un livre, qui regarde la té1évision ou qui jette un coup d'oeil à sa montre ne s'intéresse habituellement pas à l'influence de tels actes sur l'organisation de son esprit et encore moins à l'idée du monde suggérée par un livre, la té1évision ou une montre. Mais certaines personnes, surtout parmi nos contemporains, se sont penchées sur ce sujet, et en particulier Lewis Mumford. Ce n'est pas le genre d'homme qui regarde sa montre simplement pour savoir l'heure. Non pas que cela ne l'intéresse pas, du moins de temps à autre comme chacun d'entre nous, mais il s'intéresse bien davantage à la manière dont une montre crée l’idée « d’un moment à un autre moment ».
De l’ « inutilité » de l’histoire (le titre est de moi)
(…) Rappelons-nous qu'il n'existe pas de photographies d'Abraham Lincoln en train de sourire, que sa femme était, selon toute vraisemblance, psychopathe et qu'il était lui-même sujet à de longues crises dépressives. I1 n'aurait pas eu une bonne image politique. Nous ne voulons pas que nos miroirs soient si sombres et si peu amusants. De la même façon que la publicité té1évisée est vidée de toute information authentique sur le produit afin de pouvoir remplir sa fonction psychologique, de même les images politiques se vident de substance politique authentique pour la même raison.
I1 s'ensuit que l'histoire ne joue plus de rôle significatif dans l'image politique. Car elle n'a de valeur que pour ceux qui prennent au sérieux l'idée que les modèles du passé peuvent enrichir le présent. «Le passé est un monde, disait Thomas Carlyle, et non un vide de vapeur grise. » Mais il écrivait cela à une époque où le livre était le principal véhicule d’un discours public sérieux. Un livre n'est que de l'histoire. Tout en lui est retour sur le passé - depuis dont il est produit, jusqu'à son mode linéaire et le fait que le passé est le lequel il s'exprime le plus facilement. Plus que tout autre média, le livre développe le sens d'un passé cohérent et utilisable. Dans l'univers des livres, l'histoire, comme I'a compris Carlyle, n'est pas seulement un monde mais un monde bien vivant. C'est le présent qui est brumeux.
La télévision, au contraire, est un média qui va à la vitesse de la lumière, un média centré sur le présent. Sa grammaire ne donne pour ainsi dire pas accès au passé. Tout ce que nous voyons filmé nous semble se passer « ici et maintenant ». C'est pourquoi il faut le spécifier par le langage quand un film vidéo que nous regardons a été enregistré des mois auparavant. De plus, comme son ancêtre le télégraphe, la télévision a besoin de faire se succéder des fragments d'information non pas de les grouper et de les organiser. Carlyle était plus prophétique qu'il ne pouvait I'imaginer: cette brume grise qui constitue l'arrière-fond vide de tous les écrans de té1évision éteints est une métaphore appropriée de la notion d'histoire que promet ce média.
A I'âge du show-business et de l'image politique, le discours politique est vidé non seulement de son contenu idéologique mais aussi de son contenu historique.
Czeslaw Milosz, lauréat du prix Nobel de littérature en 1980, faisait remarquer, dans son discours de réception à Stockholm, que notre époque était caractérisée par un refus de se souvenir». I1 citait, notamment, le fait accablant qu'il existe actuellement plus de cent livres qui nient que 1'Holocauste ait jamais eu lieu. L'historien Carl Schorske cerne, à mon avis mieux la vérité, quand il note que l'esprit moderne est devenu indifférent à l'histoire parce que l’histoire lui est devenue inutile.
Autrement dit, le déclin de l'histoire n'est pas dû à une ignorance bornée mais au fait qu'on n'en voit plus l'intérêt.
Bill Moyers, de la télévision, est encore plus proche de la vérité quand il dit: «Je crains que ma profession [...~L] ne contribue à faire de cette époque un siècle angoissé d'amnésiques agités [...]. Nous, les Américains, il semble que nous sachions tout sur les dernières vingt-quatre heures mais bien peu de choses sur les soixante derniers siècles ou les soixante dernières années. » Terence Moran, lui, touche, à mon avis, en plein dans la cible en disant qu'avec des média dont la nature est de fournir des images et des fragments, il est normal que nous soyons privés de perspective historique. En l’absence de continuité et de contexte, dit-il, « les morceaux d'information ne peuvent pas être intégrés dans un ensemble intelligent et consistant. » //////////
J'espère que l'on ne s'offusquera pas outre mesure de la longueur de cet article où je n'ai cherché qu'à faire connaître le point de vue d'un auteur - qui me semble éclairant - en publiant de longs extraits de l'un de ses ouvrages peut-être épuisé ? que, par chance, j'avais conservé(s) ! Ce qui, dans ce cas, est un vrai cadeau !!! Sélectif et distinctif pour les authentiques curieux, les oisifs, les dilettantes... et les attardés du PAF....