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Billet de blog 22 avril 2020

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A Alain, mon ami

En hommage à Alain Le Garrec, ancien élu PS du 1er arrondissement, mort du Covid-19. A tous les élus, militants, petites mains négligées des appareils politiques, tombés lors des élections municipales, pour que vive la démocratie.

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Voilà, ça vous tombe dessus comme une masse à 9h du matin : Alain est mort. Bien sûr, il y a ces chiffres de morts que l’on nous assène tous les jours. Des chiffres où on imagine à chaque fois des drames individuels. Et puis tout à coup, cela revient en boomerang : votre ami est mort du Covid-19.

Alain Le Garrec était un  ancien élu PS du 1er arrondissement. Un tout petit arrondissement, un village même s’il est au centre de Paris.

Nous sommes connus grâce à l’école de l’Arbre sec. Tout le monde se retrouvait sur le trottoir de l’école le matin, après avoir emmené les enfants. 8H30 devant l’école, cela donne le temps de prendre un café avant d’aller au travail. De café en café, cela a fini par former tout un groupe, avec l’envie de changer l’arrondissement, la ville, le monde. On s’amusait comme des fous : de pique-niques géants sur le pont des Arts en chorale improbable, en déguisement dans le jardin des Halles, tout était prétexte à se retrouver. On discutait sur les moyens de reprendre en main cet arrondissement d’abord populaire, puis abandonné. On s’engueulait ferme. Et Alain Le Garrec était au milieu de tout, de tous.

Puis la politique a repris le dessus. Les intérêts étaient trop gros surtout au centre de Paris : nos projets de rénovation de quartier ont été engloutis. Unibail a dicté à la mairie ses conditions sur la rénovation du forum des Halles, dont tous les habitants se voulaient acteurs et ont été exclus, dans des circonstances peu explicites mais que nous ne soupçonnons que trop. Les lieux de rencontre imaginés ou les projets ont fait place aux commerces marque. LVMH a détruit la Samaritaine. Pinault a obtenu la bourse du commerce. Le quartier est devenu objet de spéculation de la part des Airbnb de tous poils. Il suffit de voir le nombre d’appartements fermés en ces temps de confinement.

Mais cela n’empêchait pas Alain Le Garrec de continuer, d’y croire encore, d’y croire toujours. Parce que la politique, celle au plus près du terrain, c’était sa vie. Il n'ambitionnait pas autre chose : être au service des autres.

C’était un élu un peu méprisé par les appareils. Il ne faisait pas de la haute politique, il était même un gêneur. Ni Sciences Po ni Ena, ni jeune, ni ambitieux, il était de ces magnifiques élus locaux qui arpentent le pavé de leur circonscription chaque matin, en connaissait tous les pavés, tous les commerçants, tout le monde. A chaque fois que l’on avait appris un cas difficile, une caissière d’une superette dormant dehors, des locataires habitant des logements en péril où le plafond s’effondrait, des sans logement ou des sans papiers à la rue, on s’adressait lui. Et il repartait au front, appelant des élus, des administrations de la mairie de Paris, cherchant à alerter les services, bousculant tout. Même s’il était toujours très courtois, il avait une intransigeance, une exigence de résultat qui gênait. Bref, c’était un emmerdeur, le petit gain de sable dans la machine parfaitement huilée de l’administration. Il donnait le sentiment de prendre les autres en faute.

Et puis il y a eu la dernière campagne municipale, celle qui devait se tenir tout en étant enjambée après la réforme des retraites, parce qu’il paraît que d’aucun avait un agenda personnel, une deuxième, troisième, énième phase de son quinquennat. Comme nombreux autres élus, comme d’autres nombreux autres militants, Alain Le Garrec est reparti sur le terrain. Parce qu’il n’imaginait pas, même en temps de coronavirus, se défiler, ne pas faire campagne : il en allait de la démocratie, de son devoir de militant.

Alors il a fait campagne, sur les marchés, dans les rues, partout. Il a tenu un bureau de vote. Et il a été atteint par le coronavirus. Comme tant d’autres. Comme tous ces élus, ces militants, ces petites mains négligées par les appareils politiques qui vont vivre la démocratie. Ceux dont on a peu envie de parler, qu'on a plutôt envie de cacher parce que cela pourrait devenir embarrassant, si on devait souligner leur courage, leur engagement politique, malgré tout...

Je repense en ce moment à nos engueulades monumentales que nous remettions d’une semaine sur l’autre, à ton rire lorsque je te t’annonçais un gigot de sept heures pour le samedi d’après, à nos balades dans le long de la Loire, dont tu étais originaire. Et tant d’autres choses encore. Parce qu’il y a tant de choses dans une amitié de plus de vingt ans.