http://www.cinematraque.com/2013/12/le-loup-de-wall-street-et-la-pensee-magique/
Après avoir rendu à Méliès, l’un des tout premiers magiciens du cinéma, un hommage sublimé grâce aux nouvelles technologies (Hugo Cabret), Martin Scorsese revient à ses premières amours, les gangsters. Anthropologue de la mafia italo-américaine, l’auteur poursuit son étude de la cupidité à travers l’économie américaine. On le sait au moins depuis Gomorra (Roberto Saviano), les pratiques de l’économie légale sont aujourd’hui inspirées des expérimentations commerciales du crime organisé ; la brutalité du capitalisme moderne, son caractère inhumain, trouvent leur origine dans les pratiques mafieuses. Loin de chercher à rivaliser avec l’excellent et pédagogique Wall Streetd’Oliver Stone, Le Loup de Wall Street ne se veut pas un film à thèse et, plutôt que de sacrifier son histoire au profit d’une dénonciation pure et simple du capitalisme, voit l’auteur se projeter dans le corps de son héros. Il y a chez ces escrocs qui, ces trente dernières années, ont contribué à imposer une financiarisation du capitalisme, quelque chose de magique, leur travail façonnant un monde qu’ils souhaiteraient semblable à leurs rêves. Le profit personnel, pensent-ils, profite à la communauté. Et, dans le cas qui nous intéresse, les entorses à la légalité se font sur le dos des plus grandes fortunes. Jordan Belfort, puisque c’est de lui qu’il s’agit, use effectivement de la pensée magique : il n’y a pas de mal à voler les riches.
On retrouve chez le courtier un sens de la mise en scène auquel le réalisateur, non sans malice, aime ici à comparer son propre travail. Issus d’un même milieu populaire, Martin Scorsese et Jordan Belfort ont en commun d’avoir su utiliser l’argent des autres pour se faire plaisir, et inventer un monde propre à faire fantasmer les masses. C’est sans doute ce qui fait toute la beauté du film, cette jouissance communicative : s’il s’inscrit dans la continuité du récit scorsesien de l’Amérique du crime, Le Loup de Wall Street n’est ni un polar sanglant, ni un film de gangsters à proprement parler, mais bel et bien un retour à la comédie, comme semblait l’indiquer la présence au casting de Jonah Hill et de Jean Dujardin. Si le second reprend un personnage comparable à celui qu’il incarnait dans OSS117, le premier endosse ici un rôle plus ambivalent. De l’acteur, Scorsese retient surtout sa façon d’entretenir le malaise, jusqu’à faire de son personnage le plus troublant et le moins comique du film. Depuis La Valse des pantins, Scorsese sait introduire de l’inquiétude dans la comédie, et employer les familiers du genre à contre-emploi. C’est d’ailleurs à ce film que l’on pense en particulier, par son choix de rester dans la légèreté tout en dressant le tableau de la cruauté du monde et de la violence des rapports humains. Il y a d’ailleurs beaucoup de similitudes entre Jordan Belfort et Rupert Pupkin, si ce n’est qu’ici la personnalité complexe du second se retrouve autant chez le personnage interprété par Di Caprio que chez celui composé par Hill. Le Loup de Wall Street peut aussi être envisagé comme une parodie des Affranchis, les deux films s’ouvrant par les fameux tic de mise en scène dont Scorsese est coutumier, un acte violent (ici, l’utilisation de nains pour un jeu cruel), une image gelée et un discours amorcé en voix off. De même, on n’a pas de mal à se figurer Di Caprio reprenant son compte les propos tenus par Ray Liotta, « aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours rêvé d’être un gangster ». A l’image de Henry Hill, dont l’histoire constituait la matière première des Affranchis, Jordan Belfort n’est pas le fruit de l’imagination du cinéaste. C’est la façon dont celui-ci sonde l’âme de son personnage, usant d’images spectaculaires pour donner un sens aux délires de l’homme historique, qui font du Loup de Wall Street une authentique fantasmagorie. Face à la vague de 30 mètres qui menace d’engloutir le héros, on pense ainsi à Jérôme Kiervel qui, dans son interview accordé à Denis Robert dans les Inrockuptibles, faisait appel à cette même image destructrice.
Certes, depuis le titre jusqu’à l’une des scènes les plus drôles du cinéma scorsesien (où l’on voit Di Caprio se mouvoir comme une limace pour rejoindre sa voiture), le parallèle établi entre le capitalisme financier et la cruauté de la nature est un peu lourde. Mais l’idée est assumée et fièrement revendiquée. De même que la réalité d’un tournage est loin d’être aussi magique que son résultat final, le capitalisme vend un mensonge et, loin de garantir la jouissance pour tous, pousse tout un chacun à la destruction de l’humanité. On se souvient du design sonore bestial employé par Oliver Stone dans L’Enfer du dimanche ; ici encore il s’agit de montrer la déshumanisation de l’individu, sa transformation en bête sauvage. Chez Stone, des fauves se transformaient en bovins conduits à l’abattoir ; chez Scorsese, les super-prédateurs finissent comme des larves. En mettant au-dessus de tout le profit personnel, le personnage ne détruit pas seulement le monde, il se détruit lui-même.
Pour bon nombre d’idéologues, le capitalisme est naturel. Ce que suggère le film, c’est qu’il n’en est pas moins inhumain. Les sociétés se définissent en effet par l’établissement de lois et d’un sens moral censés permettre à leurs membres de ne pas s’entre-tuer. En-haut de l’échelle de la finance, Scorsese montre que pour que ce système criminel perdure, les réflexes primitifs des sociétés humaines sont primordiaux. On pourrait comparer Belfort au gourou d’une secte de fanatiques, mais c’est sans doute à la figure d’un chaman qu’il s’apparente le plus volontiers. Plus encore que dans les précédents films de Scorsese, l’usage des drogues déborde la simple étude sociologique pour acquérir une force symbolique, leur sur-consommation conférant aux personnages incarnés par Di Caprio et Hill un statut à part dans la société, et s’apparentant à un moyen de fusionner l’homme et l’animal. Mieux, en cherchant la monstruosité qui est en lui, Di Caprio reprend à son compte la façon dont les chamans étaient considérés : comme des marginaux, certes fascinants, mais aussi repoussants par leur façon de mettre en avant leur part animale et monstrueuse. La magie, encore et toujours, mais noire et destructrice. La voie choisie par le capitalisme ne conduit qu’à cela, et il n’est pas certain qu’à la fin du film, pour Scorsese, les choses soient vouées à changer, bien au contraire. Par l’un de ces hasards qui distingue parfois les grands cinéastes, Le Loup de Wall Street s’achève sur une image semblable à celle choisie par Jia Zhangke pour clore son sublime A Touch of Sin - les spectateurs.
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