Dans cet article intitulé Et maintenant, un « cinglé » fascisant aux manettes du monde, elle s’indigne du choix de la majorité des électeurs qui « ont élu, les yeux grands ouverts, celui qui veut achever l’une des plus vieilles démocraties du monde occidental, dont les Pères fondateurs craignaient déjà qu’elle soit dynamitée de l’intérieur par un tyran. » Et de laisser éclater sa colère : « Comment ne pas ressentir une énorme amertume, voire une immense colère, à l’égard de ces électeurs qui détenaient le sort du monde entre leurs mains. »
Et ce n’est pas tout : « l’avalanche trumpiste va s’abattre sur le monde » ; « le Vieux Continent, affaibli dans ses valeurs, et incapable d’assurer seul sa sécurité, en pâtira directement » ; « la défaite de Kamala Harris apportant la preuve qu’aujourd’hui encore, aux États-Unis, une femme ne peut être élue face au pire des machos. » ; « en faisant du prix de l’essence leur absolue priorité, [les électeurs de Trump] ont accepté de donner les mains libres à l’un des adversaires les plus acharnés de la transition énergétique [qui] a annoncé son intention de lever les restrictions sur la production de pétrole, de charbon et de gaz. »
Reprenons ces affirmations une par une.
Trump aux « manettes du monde » ? Aux manettes des États-Unis, c’est l’évidence, même si la structure fédérale du pays ne lui laissera pas les mains entièrement libres. Mais aux manettes du monde, c’est oublier la Chine, le projet des BRICS de se soustraire à l’emprise du dollar ou encore la débâcle des États-Unis en Afghanistan et en Irak.
Le suprémacisme blanc ? Il ne fait aucun doute que nombre d’électeurs de Trump sont des suprémacistes mais peut-on en dire autant des 42% de Latinos et des 24% d’hommes Noirs qui viennent de voter pour Trump (voir ici) ? Les électeurs de Dearburn dans le Michigan, où se trouve une très importante communauté d’origine arabe, ont voté à 46% pour Trump et à 36% pour Harris alors qu’ils avaient voté à 70% pour Biden en 2020. Seraient-ils devenus eux aussi des suprémacistes blancs ?
Les électeurs de Trump auraient voté pour « achever l’une des plus vieilles démocraties du monde occidental », se montrant ainsi indignes des « Pères fondateurs », nous dit-on. Faut-il rappeler que la « démocratie » en question a exterminé le peuple amérindien, a maintenu l’esclavage jusqu’en 1865 et la ségrégation jusqu’en 1964 ? Sauf à considérer que l’apartheid est compatible avec la démocratie, il s’agit donc de la plus jeune démocratie du monde occidental et non de l’une des plus vieilles. Et l’on pourrait au contraire considérer que les électeurs de Trump sont les plus fidèles aux Pères fondateurs, ces propriétaires d’esclaves qui ont fondé une « démocratie » censitaire et … suprémaciste.
L’avalanche trumpiste va-t-elle s’abattre sur le monde ? L’avalanche états-unienne – directe ou par procuration - s’abat sur le monde depuis des lustres et n’a pas attendu Trump. Les peuples vietnamien, afghan, irakien et à présent palestinien peuvent en témoigner. On pourrait aussi parler de Cuba, de l’Iran de Mossadegh, du Guatemala d’Arbenz ou du Chili d’Allende. La liste est longue comme le bras.
Le Vieux continent, « affaibli dans ses valeurs », va pâtir de l’élection de Trump ? Mais, s’agissant des « valeurs », de quoi parle-t-on ? Des migrants que l’UE laisse mourir en Méditerranée ou dans la Manche ? Du génocide perpétré par Israël à Gaza avec le soutien inconditionnel de la quasi-totalité des pays de l’UE ? Des régimes corrompus soutenus par la France en Afrique ? Trump y est-il pour quelque chose ?
La défaite de Kamala Harris apporte-elle la preuve qu’aujourd’hui encore, aux États-Unis, une femme ne peut être élue face au pire des machos, comme le prétend l’article ? Mais comment se fait-il que la proportion de femmes ayant voté pour Harris en 2024 est plus faible qu’en 2020 pour Biden (voir ici) ? Les femmes américaines seraient-elles devenues « macho » ? Comment se fait-il que les électeurs du Missouri aient à la fois voté à 52% pour l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution de l’État et à 59% pour Trump ? Les centaines de milliers d’électeurs / électrices pro-avortement qui n’ont pas voté pour Harris sont-ils / elles machistes et sexistes ?
Quant à la levée des restrictions sur l’extraction des énergies fossiles annoncées par Trump, faut-il rappeler que l’explosion de la production de gaz et de pétrole de schiste aux États-Unis a eu lieu pendant les deux mandats de … Barack Obama ? Que la production américaine de pétrole brut a atteint un niveau record en 2023 sous la présidence de … Joe Biden (voir ici) ? Et que dire de la condescendance envers ces électeurs qui ont fait « du prix de l’essence leur absolue priorité » ? Ces gens n’ont qu’à habiter en centre-ville et aller au bureau en vélo, enfin ! On croirait entendre Benjamin Griveaux fustiger les gilets jaunes qui « roulent en diesel ».
Selon la directrice de Mediapart, la vague trumpiste de 2016 « a recomposé notre rapport au réel, en érigeant les mensonges en vérités et en reléguant les faits vérifiés à l’arrière-plan. » Or s’il est un endroit où les « faits vérifiés » passent à l’arrière-plan, c’est bien sous sa plume. À commencer par celui-ci : Trump a remporté à peu près autant de voix qu’en 2020 alors que Harris a perdu plus de 10 millions de voix par rapport à Biden. On assiste donc à un effondrement du vote démocrate et non pas à un raz-de-marée trumpiste. Alors plutôt que de déverser son mépris de classe sur les électeurs de Trump, peut-être pourrait-elle s’interroger sur les raisons qui ont conduit plus de 10 millions d’électeurs à fuir la candidate démocrate ?
La réponse lui est donnée par Bernie Sanders : "Personne ne devrait être surpris que le Parti démocrate, qui a abandonné les travailleurs, découvre que les travailleurs l'ont abandonné. Ce furent d'abord les travailleurs blancs, et maintenant les Latinos et les Noirs." Et de rappeler que 60% des états-uniens connaissent des fins de mois difficiles, que le salaire réel du travailleur moyen y est plus bas qu’il y a 50 ans, que les États-Unis sont le seul pays développé au monde à ne pas avoir de système d’assurance-maladie universel, que le prix des médicaments y est le plus élevé du monde, que de nombreux salariés ne sont pas indemnisés en cas d’arrêt-maladie.
Dans le programme de Kamala Harris, il n’y avait aucune proposition pour résoudre ces problèmes (sauf, de manière très limitée, sur le prix des médicaments). Encore moins dans celui de Trump, me direz-vous à juste titre. Seulement voilà, à force de compter sur le fait que l’adversaire est encore pire et que le vote des plus modestes et des minorités est donc acquis, on finit par aller dans le mur. « Politiquement, la faiblesse de l'argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu'ils ont choisi le mal. » disait Hannah Arendt. Kamala Harris a préféré faire campagne avec Liz Cheney qu’avec Bernie Sanders. Elle a choisi d'écouter les grands donateurs de sa campagne et son beau-frère, senior vice-président d’Uber, plutôt que les syndicats. Le résultat est là et la responsabilité en incombe exclusivement au Parti démocrate et à sa candidate.
Mais pour que ces faits ne restent pas à l’arrière-plan, et plutôt que de morigéner les électeurs qui votent mal, une certaine bourgeoisie culturelle de gauche devrait se donner la peine de procéder à une analyse matérialiste de la réalité sociale de ces électeurs : les salaires, les conditions de travail, le logement, le prix de l’énergie, le coût de la santé et de l’éducation, etc... Et ôter de temps à autre ses lunettes « sociétales ».