L’histoire des mouvements sociaux des trente dernières années est une suite d’échecs à quelques rares exceptions. La grève de 1995 a contraint le gouvernement Juppé à renoncer à la contre-réforme des retraites des fonctionnaires et des salariés du secteur public. Le mouvement des gilets jaunes fin 2018 a obligé Emmanuel Macron à retirer le décret d’augmentation de la taxe sur les carburants et à lâcher quelques miettes (prime d’activité de 100 € pour les salariés payés au SMIC, annulation de la hausse de la CSG sur les petites retraites). On peut y ajouter les manifestations massives d’étudiants au printemps 2006 contre le projet de contrat première embauche qui a finalement été abandonnée par le gouvernement Villepin.
Qu’est-ce qui fut de nature à faire plier le pouvoir ? Les grèves reconductibles dans des secteurs stratégiques (3 semaines à la SNCF) en 1995. Les manifestations massives des étudiants avec des opérations de blocage suivies d'une grève interprofessionnelle à l’appel des syndicats en 2006. Ou encore un mouvement quasi-insurrectionnel comme celui des gilets jaunes en 2018. Le point commun, c'est un rapport de force tel que l'analyse coût-bénéfice des contre-réformes devint défavorable pour la classe dirigeante. Celle-ci rappela alors au pouvoir en place qu’il était là pour servir ses intérêts et qu’en l’occurrence il commençait à les desservir. Soit parce que les grèves reconductibles avaient un impact majeur sur l’activité économique (et donc sur les profits à venir), soit parce que la violence du mouvement insurrectionnel commençait à menacer les beaux quartiers où réside tout ce beau monde.
Les grèves et manifestations du 19 janvier témoignent d’un niveau de mobilisation très élevé, comparable à celui de 1995. L’intersyndicale a appelé à une nouvelle journée de grèves et de manifestations pour le 31 janvier. Pourquoi une telle temporisation ? Il s’agit sans doute du plus petit dénominateur commun entre les organisations syndicales. Or, si l’unité syndicale est importante car elle empêche le gouvernement de jouer sur la division entre les syndicats « réformistes » et « responsables » d'un côté et les syndicats « extrémistes » et « irresponsables » de l'autre, elle ne saurait se faire au détriment de la construction d’un rapport de force de nature à inquiéter la classe dirigeante. Attendre douze jours va permettre au gouvernement et à sa machine de propagande médiatique de reprendre l’initiative. On nous promet déjà de « mieux expliquer » une réforme « juste et nécessaire » et de faire de « la pédagogie » pour que les enfants que nous sommes finissent par comprendre que tout cela est fait pour notre bien. Attendre douze jours, c’est aussi permettre au régime de proposer quelques sucres à Laurent Berger pour qu’il revienne à des dispositions plus favorables, à savoir négocier la longueur des chaînes sans remettre en cause l’esclavage.
Pour autant, les conditions pour démarrer une grève reconductible sont-elles réunies ? La situation des salariés s’est fortement dégradée depuis 1995 : affaiblissement des syndicats, baisse du pouvoir d’achat (notamment avec le retour de l’inflation), détricotage du droit du travail (loi El-Khomry et ordonnances Pénicaud), atomisation des collectifs de travail dans le privé et précarisation des statuts dans le public sont passés par là. Ceux qui ont le plus perdre avec cette contre-réforme sont malheureusement ceux pour lesquels il est de plus en plus difficile de faire grève (perte de revenus, craintes de perdre leur emploi). Mais tout cela est connu des dirigeants syndicaux tout comme est connue, depuis des mois, la volonté d'Emmanuel Macron de passer en force. Dans ces conditions, comment expliquer que n’ait pas été constituée une caisse de grève intersyndicale unique permettant à ceux qui en ont les moyens mais qui ne peuvent ou craignent de faire grève (retraités, salariés menacés dans leur emploi, cadres) de soutenir financièrement tous les grévistes (et pas seulement les adhérents des syndicats) ? Dans les médias, tout intervenant favorable au mouvement social devrait faire un appel à verser une contribution. Au lieu de cela, chaque fédération y va de sa caisse de grève que seuls les initiés connaissent et dont presque personne ne parle (voir ici et là par exemple) La plus importante, réservée aux adhérents de plus de 6 mois, est celle de la CFDT … dont on peut douter qu’elle appellera à une grève reconductible. Ce n'est pas rien mais cela n'est évidemment pas à la hauteur de l'enjeu.
Il suffit d’entendre les ministres et les députés macronistes qui condamnent par avance les « blocages » pour réaliser que c’est leur seule crainte. Il n'ont que faire des manifestations ... sauf quand les vitrines des beaux quartiers sont cassées. Raymond Soubie, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, l'exprimait de manière limpide en 2019 : « Les manifestations, lorsqu’elles ne dégénèrent pas, n’ont pas tellement d’influence sur la politique des gouvernements. Mais un gouvernement ne peut pas résister à un blocage des services publics qui paralyse le pays. » En cas de blocage durable, le MEDEF finira par « inviter » son fondé de pouvoirs de l’Élysée à s’asseoir sur son égo et à faire marche arrière. Les médias qui appartiennent aux oligarques sonneront alors l'hallali et, quoiqu'il lui en coûte, Emmanuel Macron devra céder.
Mais on en est très loin et on peut craindre qu'on n'en prenne pas le chemin. Faute de s’être donné les moyens de soutenir un long mouvement de grève, les dirigeants syndicaux ne sont-ils pas en train de préparer des lendemains qui déchantent ?

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