13 juillet 1998, les Champs-Elysées sont noirs de monde. Plus de 500 000 personnes sont entassées sur la plus célèbre avenue de France – certains diront du monde – pour acclamer l’Équipe de France de football. La veille au soir, à quelques kilomètres de là, c’est à Saint-Denis dans le département le plus jeune du pays qu’elle a, comme un symbole, terrassé le Brésil en finale de la Coupe du Monde grâce notamment à un doublé d’un enfant venu de La Castellane, l’un des plus grands ensembles HLM de Marseille. La liesse et l’allégresse de ce triomphe donnent naissance à la fameuse Génération « Black-Blanc-Beur », une croyance belle et candide que le contrat social français allait pouvoir être refondé sur ce trophée et la diversité de cette Équipe de France.
La suite, on ne la connait malheureusement que trop bien : Lionel Jospin est bouté hors du second tour le 21 avril 2002, le FN y accède pour la première fois et nous avons depuis lors vécu une glissade mortifère qui nous amène à l’actuelle situation dramatique. 25 ans, presque jour pour jour, après cette liesse démonstrative le jeune Nahel est abattu à bout portant par un policier et les banlieues françaises s’embrasent comme elles l’avaient fait en 2005. Entre temps, Nicolas Sarkozy, son karcher et son ministère de l’identité nationale, François Hollande, sa déchéance de nationalité et son ministre de l’intérieur très droitier, Emmanuel Macron, sa relégation des banlieues au rang de pourvoyeuses de main d’œuvre bon marché et son acoquinement avec le RN ont tranché à coup de cimeterre le contrat social. De quoi avoir le vertige face à un état de fait plus qu’inquiétant.
La logique autodestructrice
Évacuons d’emblée le sujet qui a tourné en boucle autour des émeutes des banlieues françaises ces dernières semaines : oui mettre à sac les services publics de proximité nuit en tout premier lieu aux habitants des quartiers populaires, oui brûler les voitures des voisins nuit en tout premier lieu à ses voisins, non détruire une école ou un centre social ne fait pas avancer les choses sinon le sentiment de défoulement qu’on peut éprouver à ce moment précis.
Il est, certes, facile de pointer du doigt tel ou tel groupe qui aurait saccagé une école, un centre social ou un quelconque service public de proximité et il faut souligner la logique autodestructrice qui prédomine à chaque fois qu’un tel acte se produit. Il est en revanche plus intéressant de s’attarder sur les mécanismes qui mènent à ce que des jeunes adolescents, pas encore majeurs pour une bonne part d’entre eux, en arrivent à ce genre d’actes. Il faut éprouver le sentiment de relégation et de déclassement, il faut s’intéresser profondément au pourquoi et au pour quoi certains en arrivent à symboliquement s’attaquer à la sacro-sainte République (la majuscule a son importance) qui, selon bien des représentants politiques, justifie toutes les relégations et vexations.
Du symbolisme de l’émeute
Parce que c’est bien la mission que devrait se donner toute personne qui prétend essayer de comprendre ce qu’il s’est passé (et ce qu’il se passe depuis des années) dans les banlieues populaires françaises : dépasser le commentaire superficiel pour s’attaquer aux causes – nous y reviendrons – et saisir le sens profond de ces bouffées de violences à l’encontre de lieux symbolisant la République, ou bien plutôt son absence dans ces quartiers. Il est évident qu’une partie des émeutiers, comme dans toute émeute, est simplement là pour casser des choses. Est-ce à dire que l’émeute perd tout symbolisme ? Assurément pas.
Avant même de s’attaquer aux symboles portés par ces émeutes, il n’est pas inintéressant de constater à quel point le jugement sur celles-ci varie selon les groupes sociaux qui en sont les acteurs : sans remonter jusqu’aux magnifiques lignes de Victor Hugo dans Les Misérables, la mansuétude avec laquelle avaient été accueilli les saccages des bonnets rouges est signifiante en elle-même quand on la compare au vocabulaire utilisé par la grande majorité des médias et de la classe politique pour qualifier les émeutes des banlieues. Par-delà cet état de fait, quel sens profond peut avoir le fait de brûler un drapeau français, mettre à sac un centre social ou une école ? Là encore la facilité – qui confine ici au mépris de classe et au racisme – serait de dire qu’après tout ils sont bien assez débiles pour mettre à mal ce que la République veut bien leur octroyer. À rebours de cette paresse de l’esprit, je crois bien plus profondément qu’attaquer les symboles de l’Etat est une manière – maladroite assurément en cela qu’elle finit par se retourner contre eux-mêmes et leurs proches – de se révolter contre l’injustice qui leur est faite : reléguées au rang de zones de non-droit et de pourvoyeuses de bras pour le capital, les banlieues populaires de France sont, pour la République, une poussière qu’elle voudrait mettre sous le tapis, y compris à l’aide de crosses de fusils s’il le faut.
Les raisons de la colère
14 novembre 2015, un peu après minuit. La France est sous le choc, l’effroi des attentats de Paris, l’angoisse du Bataclan ont jeté une chape de plomb sur le pays. Dans les rues paisibles du centre-ville de Nantes, un jeune homme rentre chez lui après avoir passé cette douloureuse soirée avec des amis. La BAC déboule, le plaque au sol, le menotte, il correspond à un signalement et on lui fait bien comprendre que « pour les gens comme [vous] ça va être compliqué maintenant ». L’anecdote n’est pas fictionnelle, elle m’est propre et symbolise à merveille l’une des raisons principales de la colère dans les banlieues populaires françaises : la peur de la police, peur qui dérive presque instantanément en défiance voire en haine.
Au-delà de la relégation sociale, au-delà de la discrimination à l’embauche, au logement et à toute une myriade d’éléments inaccessibles aux jeunes de quartiers populaires – a fortiori à ceux ayant un taux de mélanine un peu trop élevé – s’il y a bien un élément central dans le rapport entre cette frange de la population et l’État, c’est bien la question de la police. Premièrement parce qu’elle est l’émanation directe de l’institution mais surtout parce qu’elle est le seul groupe qui, au quotidien, harcèle les personnes racisées. Que la constitution de ce corps de l’État soit en cause cela ne fait guère de doute mais c’est bien dans les prérogatives qui lui sont donné, dans l’impunité qu’ils connaissent et donc dans ce sentiment de supériorité malsain qui est celui d’une grande partie des forces de l’ordre. Oui la police française est violente, oui la police française tue, oui la police française est raciste et nulle supplication ou jérémiade prétendant que l’on ne peut pas dire que l’ensemble global et total de tous les policiers de France est raciste ne saurait contredire cet état de fait – puisqu’il n’est nullement question de dire qu’ils le sont tous.
Être à la hauteur
Une fois que l’on a dit tout cela, il importe d’être conséquent. Et la conséquence, ici, nous oblige. Elle nous oblige à constater que la logique autodestructrice évoquée plus haut s’est doublée d’une logique destructrice de la part de l’État par le bras de la justice. Elle nous oblige donc à regarder crûment les multiples condamnations extrêmement lourdes prononcées à l’encontre de jeunes pour une canette de soda ou un mascara dérobés. Elle nous oblige aussi à regarder avec mépris les personnes qui appellent, bien engoncées dans leur canapé, à ce que les jeunes de banlieue mettent le feu et se fassent charcler par une justice classiste et raciste. Elle nous oblige à nous souvenir des mots d’Albert Camus, énoncés dans des circonstances bien plus dramatiques mais qui peuvent ne pas être inutiles aujourd’hui : « J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution ».
Elle nous oblige enfin, et surtout, à dire que les organisations de gauche ou de centre-gauche n’ont pas été à la hauteur du moment que nous vivons. Si les positions ont été différentes d’un parti à un autre et que les propos de certains d’entre eux, le NPA ou la France Insoumise, ont été bien plus consistants que d’autres, il faut bien reconnaitre que nous cherchons encore une prise de hauteur qui aurait été salutaire. Les appels à la réinstauration d’une police de proximité ou toutes les autres fadaises du type qui devraient comme par enchantement régler les problèmes profonds présents parmi les forces de l’ordre sont d’une candeur qui, si elle n’était pas mortifère, serait mignonne. Il s’agit moins de dire que ces éléments ne servent à rien que de bien prendre conscience que nous parlons là d’un problème systémique qui ne pourra être jugulé qu’avec des fortes mesures volontaristes et non pas avec de la cosmétique. Il ne s’agit pas de changer de degré dans le maintien de l’ordre français mais bien d’en bouleverser radicalement la nature, ce sans quoi rien ne changera véritablement.
13 juillet 2023, les Champs-Elysées sont le reflet de ce monde noir.
Billet initialement publié sur luttedesclasses.fr