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Billet de blog 16 juin 2017

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Corruption, fraude fiscale et affairisme, l’ombre menaçante

La corruption, le népotisme, la fraude fiscale ou l'affairisme sont de véritables fléaux qui frappent notre pays et nous touchent tous. Il est plus que temps de prendre à bras le corps ce problème mortifère à l'heure où l'on nous explique que les petites gens doivent faire des efforts pendant que les grands possédants volent et pillent l'argent public.

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Il est des livres dont la lecture provoque en vous un haut-le-cœur de dégoût, une irrépressible rage et une profonde envie de révolte. Ainsi en est-il de Corruption, l’excellent livre d’Antoine Peillon dont je conseille la lecture à chacun. Faisant suite aux 600 milliards qui manquent à la France, l’ouvrage évoque pêle-mêle la corruption, la fraude fiscale, le népotisme ou encore l’affairisme pour dresser un constat glaçant de la situation de notre système à la fois économique et politique. Ce système est rongé par ces vices qui le font pourrir de l’intérieur depuis bien trop d’années. Loin de refluer, cette logique gagne en influence chaque jour. Pour paraphraser Marx et Engels, l’on pourrait dire qu’une ombre hante notre pays, celle de la corruption, de la fraude fiscale et de l’affairisme. Emmanuel Macron s’est d’ailleurs engagé à mettre en place une loi de la moralisation de la vie publique et les premiers éléments qui ont été présentés, bien qu’imparfaits et insuffisants, sont encourageants à mon sens – j’y reviendrai dans un prochain billet. Il faut dire que la campagne présidentielle qui s’est terminée il y a un peu plus d’un mois aura été l’occasion de montrer à quel point cette logique gangrène notre République. Deux candidats soupçonnés de détournement de fonds publics, un autre soutenu et financé par des lobbies en tous genre – lobbies qui ont depuis fait leur entrée dans les ministères et les cabinets – rarement une élection présidentielle avait rassemblé autant de symboles des problèmes qui minent notre pays et notre République, la Res Publica, la chose commune.

Face à ce sentiment d’urgence qui se fait chaque jour plus pressant que convient-il donc de faire pour nous, simples citoyens ? Nommer les choses me semble être un préalable plus que nécessaire si nous souhaitons réellement nous battre contre cette logique mortifère qui régit et gouverne notre pays. Nous sommes, je le crois, dans une époque orwellienne au cours de laquelle les mots sont utilisés à tort et à travers pour désigner tout et n’importe quoi si bien que le langage tend à devenir inopérant pour décrire les situations que nous vivons. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde » aurait dit Albert Camus. Il me semble qu’aujourd’hui plus que jamais cette phrase demeure vraie. Il nous faut faire comme Orwell le journaliste qui décrivait crument la réalité des choses sous peine de tomber dans une forme de totalitarisme doux au sein duquel la République n’aurait plus de république que le nom. Sans doute est-ce là une déformation liée à mes lectures et études mais je suis intimement convaincu que pour lutter contre un phénomène il faut d’abord l’avoir nommé puis analysé. C’est donc la modeste ambition de ce dossier que de parvenir à mettre un mot sur ces grandes tendances qui parcourent notre société depuis des décennies et participent à son délitement. Aussi me paraît-il fondamental de dresser avant tout un constat sans concession sur la situation dans notre pays. Cela doit nécessairement être le préalable qui permettra ensuite de penser les choses de manière systémique puis de tenter de dépasser la question morale à laquelle on tente de limiter les débats dès lors que l’on parle de corruption, de népotisme, d’affairisme ou encore de fraude fiscale. In fine cette démarche doit permettre d’aboutir à des actions franches et concrètes pour lutter contre ces logiques morbides. Lesdites actions ne sauraient se limiter à quelques élus mais concernent bien évidemment l’ensemble de la société. Dans le cas contraire, celles-ci ne seraient que des impasses et des apories.

La nuit sombre et menaçante

Fraude fiscale, le grand vol

Chaque année, selon une estimation basse, au moins 60 Milliards d’euros échappent à notre pays en raison de la fraude fiscale. Certaines estimations placent le curseur maximal à 100 Milliards. En regard de cette fraude, ce que l’on appelle « fraude sociale » ne représente que quelques centaines de Millions d’euros. Et pourtant, du Point à Valeurs Actuelles, des JT télévisés aux éditos, des plateaux télés réunissant les « spécialistes » aux déclarations de la caste politicienne qui nous gouverne vous n’en entendrez jamais parler ou presque. En revanche, dès qu’il s’agira de taper à bras raccourcis sur les chômeurs ces prétendus fainéants qui se complaisent dans la farniente et profitent du système social français, les contempteurs sont nombreux. Il faut croire qu’il y a des sujets qui indignent plus les possédants et les dominants que d’autres et, à cet égard, la question de la fraude fiscale est rangée tout en bas des raisons d’indignations, la montagne de poussière est opportunément cachée sous le tapis par tous ceux qui détiennent le pouvoir politique, économique et médiatique. Il n’y a en réalité rien de surprenant à cela dans la mesure où ceux qui nous dirigent – et je ne parle pas que des responsables politiques – et devraient s’inquiéter de cette fraude fiscale au mieux y sont indifférents au pire la pratiquent eux-mêmes.

Ces mêmes dirigeants que l’on entend à longueur de temps sur les plateaux télés ou bien dans leurs éditos au vitriol contre les « fraudeurs du RSA » sont pourtant ceux qui expliquent à perpétuellement que les Français doivent faire des efforts et critiquent la gestion financière de l’Etat et donc in fine le modèle social français – nous reviendrons sur les conséquences de ce vol en bande organisée dans une prochaine partie.  En ces temps de renouvellement auto-proclamé par le nouveau locataire de l’Elysée, celui-ci ne semble pas vouloir s’attaquer de front à ce problème qui gangrène notre société et appauvrit l’Etat c’est-à-dire l’ensemble des citoyens. Il n’y a, là encore, rien de bien surprenant à cela lorsque l’on sait qui a financé sa campagne. C’est donc seulement d’un point de vue systémique que cette question ne saurait être traitée – nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce dossier. Lorsque l’on évoque la fraude fiscale, nombreux sont ceux à la lier instantanément à la fraude de personnes fortunées. Evidemment ce lien existe mais il ne saurait faire disparaitre toutes les autres formes de fraude fiscale qui concourent à vider les caisses de l’Etat. Les firmes transnationales sont à ce titre un exemple très révélateur puisque, lorsqu’il s’agit d’éviter de payer des impôts, celles-ci n’ont plus ni nation ni attache mais voguent là où les taux leur seront plus avantageux. Parler de fraude fiscale ce n’est cependant parler uniquement de la partie émergée de l’iceberg. L’optimisation fiscale est, en effet, le pendant direct quoique légal de cette pratique. Au sein de cette Union Européenne dans laquelle nous vivons et qui a décidé de ne rien faire pour l’uniformisation fiscale nous voyons se mettre en place depuis des décennies de véritables stratégies de dumping fiscal qu’exploitent à merveille les grandes entreprises du monde entier. L’exemple récent d’Apple et de l’Irlande est à ce titre univoque, de la même manière qu’il a été prouvé que le Luxembourg jouait pleinement le rôle de paradis fiscal au cœur de l’Union. Loin d’être sanctionné, le duché a quasiment été récompensé dans la mesure où celui qui était le Premier ministre lors de ce grand vol est désormais président de la commission européenne.

Corruption, la République en danger

Loin de n’être confronté qu’à la fraude fiscale, notre pays est également au beau milieu du tourbillon de la corruption. Dans son dernier classement sur la perception de la corruption, l’ONG Transparency International place la France en 23ème position ce qui n’est pas très glorieux d’autant plus que l’indice est moins bon que lors de l’année précédente – l’Estonie est par exemple devant notre pays. Il est de bon ton, sans doute pour se rassurer, de renvoyer la corruption à un phénomène qui ne toucherait que les pays très bureaucratiques notamment en Afrique, en bref des Républiques bananières. Pourtant, aussi douloureux et troublant que puisse être cet état de fait, notre pays est loin d’être épargné par cette logique mortifère. Il est vrai qu’historiquement la France est un pays au sein duquel la mafia (corso-marseillaise en particulier) a été puissante et possédé des ramifications nombreuses. Si celle-ci semble moins puissante aujourd’hui, cela ne veut pas pour autant dire que les logiques de prébendes, de corruption ou d’affairisme qui avaient lieu à l’époque de sa splendeur ont disparu, loin de là. Désormais, la corruption ou l’influence prennent de nouvelles formes notamment celles de rétrocommission (l’ancien Premier ministre Edouard Balladur a d’ailleurs de nouveau défrayé la chronique à propos de l’affaire Karachi et de ses rétrocommissions récemment).

Loin de n’être qu’un problème éthique ou moral – nous traiterons cette question plus en profondeur dans la troisième partie de ce dossier – cette corruption, ces conflits d’intérêts sont un mal qui ronge la République au plus profond d’elle-même. Qu’est donc la République sinon la Res Publica, cette chose commune ? A partir du moment où une personne peut acheter les dirigeants politiques, les membres de l’administration ou ceux qui vont voter les lois, il n’y a plus de chose commune puisque ceux qui sont censés veiller au bien commun ou représenter l’intérêt général supérieur de la nation et de ses habitants ne sont plus que de vulgaires marionnettes aux mains d’individus peu scrupuleux. La corruption, l’affairisme, le conflit d’intérêt sont les têtes d’une même hydre, celle de l’appropriation de l’intérêt commun, de la Res Publica, par des forces d’argents afin de poursuivre des buts privés. Nous le voyons donc, au-delà de la question de l’enrichissement personnel, toutes ces faces de la même hydre concourent de manière tout aussi dramatique que volontaire à faire pourrir la République. La corruption n’est pas une chose à prendre à la légère, de manière un peu dédaigneuse comme on le fait trop souvent en se disant « après tout est-ce bien grave » ? Au contraire, celle-ci est comme un fruit pourri déposé dans la corbeille de la République. Il faut urgemment amputer cette excroissance monstrueuse au risque de ne plus pouvoir s’en départir et de voir la République sombrer en raison de sa présence. Il est d’ailleurs assez significatif de s’intéresser à l’étymologie même du mot corruption. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande l’explique très clairement, le terme corruption est une traduction latine (corruption) du grec ancien phtora : « Ce terme s’emploie en philosophie pour désigner le concept grec de phtora, opposée à la genesis (génération, production) : évènement pour lequel une chose cesse d’être telle qu’on puisse encore la désigner par le même nom ». Plus tard il ajoute : « Une traduction plus exacte serait destruction ». La corruption nous le voyons bien est le processus qui emmène à la destruction et comme, pour reprendre la magnifique phrase de Paul Valéry, les civilisations sont mortelles, il nous faut très rapidement lutter contre ce phénomène morbide.

L’empire de l’argent

François Mitterrand, dans un discours prononcé à Epinay et resté célèbre, eût à l’égard de l’agent des mots d’une extrême dureté. « Le véritable ennemi, j'allai dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l'on est bien sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques, c'est celui qui tient les clefs... c'est celui qui est installé sur ce terrain-là, c'est celui qu'il faut déloger... c'est le Monopole ! terme extensif... pour signifier toutes les puissances de l'argent, l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes ! ». Voilà comment l’ancien Président attaqua l’argent ou plus précisément le pouvoir de l’argent. Il ne me paraît pas exagéré de dire qu’aujourd’hui il serait bien plus pertinent de parler de l’empire de l’argent – comme l’a fait François Hollande avant d’être Président – plutôt que de pouvoir de l’argent tant l’argent est désormais devenu comme un nouveau Dieu avec son clergé (toutes les grandes richesses de ce monde) et ses temples (toutes les places financières).

Aujourd’hui plus que jamais avec l’avènement de la globalisation néolibérale financiarisée, le capitalisme a muté pour devenir ce Béhémoth capable de tout acheter ou presque et les Hommes sont devenus de simples variables d’ajustement sur lesquels on investit ou pas. A cet égard, les politiciens de tous bords sont assurément l’investissement le plus rentable pour tous ceux qui souhaitent profiter de marchés publics ou obtenir des lois plus commodes à l’égard de leur entreprise. C’est ainsi par exemple que l’ensemble des grands médias de notre pays sont désormais des agences de communication déguisées aux mains d’une poignée de grands industriels et milliardaires (Drahi, Bolloré, Pinault, Arnault, Niel, Dassault, etc). Il y a d’un côté la corruption pleine et entière qui existe et qu’il faut combattre de la manière la plus implacable qui soit mais il y a de l’autre, peut-être est-ce un phénomène encore plus dangereux, cet empire de l’argent qui s’étend et ne semble avoir aucune limite si bien qu’il arrive à repousser son étendue jusqu’à des contrées insoupçonnées. Il est, en effet, bien des avatars contemporains de Saint-Just, de Saint-Antoine ou de Job qui, malheureusement, incarnaient la résistance à la tentation en même temps que la rigueur intellectuelle et morale qui ont fini par succomber aux charmes de ce Béhémoth des temps modernes. Cela ne veut bien entendu pas dire que tout le monde cède mais qu’il est bien difficile de résister aux sirènes parfois si attirantes du Dieu Argent. A cet égard, l’excellent article de Bernard Guibert intitulé « Comment nous guérir de l’argent » analyse en profondeur cette véritable vénération de l’argent dans lequel il explique que « ‘l’argent fou’ est un puissant hallucinogène. Il suscite en particulier le délire de toute-puissance de l’oligarchie financière mondialisée ». Nous le voyons donc s’attaquer à la corruption sans s’occuper de l’empire de l’argent c’est comme couper l’hydre sans cautériser la plaie par la chaleur : elle repoussera sous une forme ou sous une autre. Aussi est-il, à mes yeux, fondamental de ne pas avoir une vision étriquée des choses et de tenter de penser les problèmes mortifères qui touchent notre pays sur cette question de manière systémique.

Penser de manière systémique

Le mythe des brebis galeuses

A chaque affaire de corruption, de fraude fiscale ou de népotisme c’est sempiternellement la même rengaine qui se met en place : la personne prise la main dans le sac est un mouton noir et ne représente en rien l’ensemble de ses collègues. Pas plus tard que lors de l’affaire Fillon nous avons vu cette logique se mettre en place tant le candidat de Les Républicains à la présidentielle a été voué aux gémonies dès lors que les premières informations à son propos sont sorties dans la presse. Ce mécanisme de protection qu’a mis en place la caste qui dirige notre pays – celui de désigner le fautif comme un mouton noir – a été très bien décrit par René Girard dans La Violence et le sacré, c’est la logique multiséculaire du bouc émissaire. Dans son œuvre, le philosophe passe par le détour du pharmakos de la Grèce antique pour expliquer cette logique. Dans la Grèce Antique, il était une personne qui représente à la fois le poison et le remède. Concrètement il s’agissait de faire parader le pharmakos dans la ville afin qu’il draine tous les éléments négatifs avant d’être expulsé de la cité. Finalement, il agit comme une forme de paratonnerre puisqu’il attire à lui toutes les choses néfastes afin d’éviter à la cité de subir le courroux divin. A ce titre Œdipe fait figure de modèle puisqu’après s’être crevé les yeux il s’enfuit de Thèbes pour lui éviter de subir la malédiction qui lui est promise. Tout porte à croire que tous ceux qui sont pris en flagrant délit de corruption ou de fraude fiscale de Monsieur Carignon à Monsieur Fillon en passant par Monsieur Cahuzac et tant d’autres jouent le rôle de pharmakos pour la caste en place.

Il me semble que cet argumentaire articulé autour de la brebis galeuse, du mouton noir, du bouc émissaire est en réalité un mythe. Toujours dans la Grèce antique, le mythe – qui dérive de muthos – définissait le domaine de l’opinion fausse, de la rumeur, du discours de circonstance. En somme, le mythe est le discours non-raisonné, qui se veut être une forme de fable. Par opposition, le logos était, lui, le discours raisonné. C’est précisément le passage du muthos au logos qui a posé la pierre fondatrice des philosophes de la Grèce Antique. De la même manière que le mythe de la Grèce antique a empêché durant de longues années la mise en place de la philosophie, la mise en place de boucs émissaires, de pharmakos, nous empêche de voir à quel point les logiques mortifères de corruption, de fraude fiscale et d’affairisme sont répandues parmi les personnes puissantes de notre société. Il s’agit donc de déconstruire ce mythe afin de sortir de l’ornière. Il ne s’agit toutefois pas de dire que tous les politiciens sont coutumiers de la corruption, de la fraude fiscale ou de l’affairisme. Cela ne mènerait à rien sinon à sombrer dans la posture si commode et si déculpabilisante du « tous pourris ». Il s’agit bien plus de dire à quel point ce sont les structures qui sont en causes et non pas les individus pris isolément. Contrairement à ce que l’on essaye de nous vendre pour mieux nous endormir les multiples cas de corruption, de fraude ou d’affairisme ne sont pas isolés les uns des autres. Mis bous à bout, ils font système et jouent le rôle d’apocalypse – la révélation – en montrant à quel point le système dans lequel nous vivons est le problème. Pour paraphraser Victor Hugo, je pourrais dire que ceux qui jouent avec la notion de pharmakos pour mieux réserver leurs prébendes veulent voir les fautifs pris la main dans le sac (une infime minorité) châtiés, je veux la corruption, l’affairisme et la fraude supprimés.

De l’esprit du capitalisme néolibéral financiarisé

Je crois, comme Spinoza en son temps, que les individus agissent selon les structures dans lesquels ils sont plongés. Quelle est donc la structure dominante dans laquelle nous vivons sinon ce capitalisme néolibéral et financiarisé ? A ce titre nombre de penseurs libéraux ont justifié la corruption expliquant même à quel point elle est bénéfique tant elle permet de mettre de l’huile dans les rouages de l’administration. Cette vision – plus libertarienne que libérale il est vrai – a notamment été défendu par Gaspard Koenig ou Marie-Laure Susini. Toutefois existe-t-il une réelle différence de nature entre le capitalisme dans lequel nous sommes plongés et ces idées ? Je ne le crois pas. Je suis bien plus enclin à n’y voir qu’une simple différence de degré. D’ailleurs, les deux personnes citées plus haut se sont toutes deux fondées sur la fable de Mandeville sur « la ruche prospère », cette même fable que tous les penseurs libéraux ont mise en avant pour justifier ici la main invisible du Marché, là les arrangements avec la légalité au nom de la liberté de marché. Que postule, en effet, ladite fable ? Précisément que la poursuite des intérêts privés aboutit à agir pour l’intérêt général. Dans un tremblement de concept nietzschéen, voilà la corruption et la fraude devenues bénéfiques pour tous et non plus un vice qui coûte à chacun. Il va sans dire que je me détache totalement de cette conception qui, en réalité, défend la loi de la jungle et donc la loi du plus fort. Le capitalisme néolibéral, nous le voyons bien, est pleinement une structure qui favorise la fraude et la corruption.

Néanmoins, il n’aura échappé à personne que depuis quelques décennies le capitalisme a évolué avec l’avènement de la finance. Ledit avènement est porteur d’une ambivalence certaine. D’une part il accentue évidemment les logiques qui lui préexistaient mais de l’autre il constitue assurément une véritable rupture. La financiarisation croissante de l’économie a effectivement fait surgir de nouvelles règles et de nouvelles manières de se comporter. L’anthropologue Paul Jorion qui a travaillé dans des grandes banques a très bien décrit à quel point la logique de la financiarisation était porteuse en elle-même des germes de la corruption et de la fraude. Il est même allé plus loin en montrant à quel point corruption et fraude étaient non seulement tolérées mais surtout encouragées et récompensées. C’est ainsi qu’il a parlé d’un plafond de verre dans toutes les grandes entreprises financières que ne peuvent traverser que ceux qui sont capables de tricher, de frauder, de récupérer rétrocommissions et autres avantages. Toute personne refusant ces codes-là et ces manières de fonctionner est rapidement expulsé ainsi qu’en témoigne la trajectoire de Monsieur Jorion qui après avoir intégré ces hautes sphères en a été rapidement éjecté pour avoir refusé de jouer le jeu de la fraude et de la corruption. Nous le voyons bien, l’esprit même du capitalisme néolibéral financiarisé promeut et récompense ceux qui s’adonnent à ces tristes passions que sont la fraude, la corruption ou l’affairisme. Cet état de fait, vous vous en doutez, ne se limite pas au seul domaine de l’entreprise ou de la finance si bien que la caste politicienne joue également le jeu des fraudeurs et des corrompus de manière institutionnelle et légale.

Le scandale du verrou de Bercy

Il y aurait beaucoup à dire sur cette aide plus ou moins profonde à la fraude ou à la corruption organisée de manière institutionnelle mais arrêtons-nous sur l’élément qui me paraît le plus révélateur de cette protection des fraudeurs menée par l’Etat : le verrou de Bercy. Outil aussi puissant que discret dans l’organisation de la fraude fiscale qu’est donc ce verrou ? En pratique c’est assez simple : pour toute question de fraude fiscale, c’est l’administration fiscale (donc Bercy) qui doit être à l’initiative. Sans plainte de ladite administration, l’affaire de fraude fiscale ne sera jamais instruite. C’est donc un pouvoir absolument énorme qui est dévolu au gouvernement et en particulier au Ministre de l’économie. Si l’on accepte de dire que la fraude fiscale est un vol pour l’Etat et donc pour chacun d’entre nous alors le verrou de Bercy est en réalité l’organisation de cette fraude fiscale ou plus précisément l’assurance (presque garantie) de ne pas être poursuivi en cas de fraude puisque la part des affaires pour lesquelles l’administration fiscale demande une enquête – et in fine une sanction – est infinitésimale. Ce que nous voyons se dessiner n’est ni plus ni moins que le moyen pour les dominants de se protéger les uns les autres, ce qui constitue, vous en conviendrez, un scandale pur et dur.

Dans cette histoire finalement ceux qui sont censés jouer le rôle d’arbitre sont à la fois juge et partie puisqu’ils font partie de cette caste arrogante qui se croit toute puissante et n’ont donc aucun intérêt à frapper fort contre les fraudeurs soit parce qu’ils le sont eux-mêmes soit parce qu’ils y ont intérêt. En somme en matière de fraude fiscale, c’est comme si l’on demandait aux conducteurs de réclamer le déclenchement d’une amende et d’un retrait de point pour un excès de vitesse qui a été commis par eux-mêmes ou par l’un de leur proches dans une caste qui se croit toute puissante. Si les arbitres sont partiaux de la sorte qui doit donc les arbitrer ? On voit ici surgir la nécessité d’une justice totalement indépendante – nous y reviendrons dans la quatrième partie. Le verrou de Bercy est le symbole de ces déviances et de ces fraudes qui gangrènent notre pays. Qu’est-ce qu’un symbole sinon quelque chose qui renvoie à autre chose qu’à lui-même et qui en même temps rassemble des personnes autour de lui ? Le verrou de Bercy répond parfaitement à cette logique tant il s’inscrit dans les théories sociologiques autour de la déviance notamment celle de l’anomie définie à la fois par Durkheim et Merton puisque l’on voit clairement que dans le cas du verrou de Bercy il existe une anomie c’est-à-dire une a-nomos donc une absence de loi qui permet aux fraudeurs de s’en sortir avec la bénédiction de l’Etat. L’on pourrait croire que ces questions ne sont que des problèmes moraux et éthiques. C’est d’ailleurs ce qu’essayent de nous vendre les laudateurs de ces dynamiques mais il n’en est rien et il me semble qu’il nous faut aller au-delà de la morale pour agir profondément contre ces logiques morbides.

Au-delà de la morale

Les conséquences concrètes de la fraude

Dans son excellent livre Les Affects de la politique, Frédéric Lordon explique brillamment que pour qu’un argument pénètre et infuse les masses politiques, il faut rendre le problème concret aux yeux des citoyens. En prenant l’exemple de la surveillance généralisée aux Etats-Unis, le sociologue et économiste montre bien cette dynamique : aussi longtemps que l’on parle de manière abstraite de surveillance globale le sujet n’intéresse pas mais dès lors que l’on explique par exemple que l’état pourrait voir vos parties intimes alors les oreilles s’ouvrent et la révolte naît. Il me semble que, par analogie, on peut agir de la même sorte pour la question de la fraude ou de la corruption. Tant que l’on parle de manière abstraite et en termes éthiques et/ou moraux sur la question il y a peu de chances que l’argument percute de plein fouet tout un chacun. Parlons donc concrètement des effets sur notre quotidien de la fraude. Je l’ai déjà dit dans les parties précédentes, on pourrait caractériser la fraude fiscale par le fait qu’elle est une fraude qui profite à un et un seul et qui coûte à chacun. Il me faut ici expliciter cette phrase. Depuis des années nous entendons nos dirigeants nous dire que la France doit réduire son déficit car elle vit au-dessus de ses moyens.

La conséquence de cette antienne répétée jusqu’à l’indigestion est la mise en place d’une politique de rigueur dans notre pays, d’austérité dans d’autres. Par exemple on nous explique qu’il faut baisser le temps d’indemnisation chômage parce que la France ne pourra bientôt plus payer tout cela en raison de son déficit. C’est le projet que porte Emmanuel Macron et qu’il espère pouvoir mettre en œuvre durant son quinquennat. C’est donc une grande casse sociale qui s’accompagne du sermon sur le déficit excessif de notre pays. C’est aux petites gens, nous disent-ils, de payer le redressement du pays. C’est à chacun d’entre nous, ajoutent-ils, de faire un effort pour que le pays ne sombre pas. Toutefois, si l’on change de perspective, l’on se rend rapidement compte que rien ne justifie l’accroissement de la précarité, la casse du code du travail, la libéralisation effrénée de notre pays pour la simple et bonne raison que ce n’est pas à nous, petites gens, qui souffrons déjà grandement de la crise financière qui a frappé le monde il y a presque 10 ans de faire des efforts mais bien à eux, ceux qui volent notre pays depuis des décennies en se complaisant dans la fange de la corruption et de la fraude. Chaque année le déficit français s’élève à environ 70 Milliards d’Euros. En regard de ce déficit la seule fraude fiscale représente, elle, entre 60 et 100 Milliards d’Euros annuels. Alors non ce n’est pas à nous de faire les efforts mais aux voleurs de rendre ce qu’ils nous ont pris parce que, oui, leur richesse est le fruit du travail et non pas issue de la génération spontanée de leur capital qui aurait fait des enfants tout seul au seul contact de lui-même. Nous le voyons donc, la fraude fiscale et la corruption ne sont pas des problèmes abstraits qui n’ont aucune conséquence sur notre quotidien. Au contraire c’est parce que certains se gavent et volent le pays que l’on exige que les petites gens fassent des efforts et payent de leur propre sang la félonie de grands possédants. Décidément, l’argent n’a ni couleur, ni religion, ni nationalité.

Petites gens et tentation

Face à ce constat, la tentation est grande de rejoindre le chœur de ceux qui hurlent au loup en criant « tous pourris ». Cette attitude, très déresponsabilisante, ne me paraît pas être la plus pertinente loin de là – mais nous y reviendrons en dernière partie de ce dossier. Toutefois nombreux sont ceux qui sont tentés de céder à ces logiques de prébendes et de corruption pour manger quelques miettes. Dans son Traité des lois, Cicéron – témoin privilégie du déclin de Rome en raison de la corruption – l’explique de manière percutante : « Si grave en effet que soit en lui-même le mal quand les grands commettent des fautes, il l’est encore plus du fait qu’on les imite. […] Pour moi, je pense que ce sont les habitudes de vie des grands qui changent les mœurs des cités. C'est par là que les vices des grands sont particulièrement funestes à l'État ; non seulement ils s'adonnent eux-mêmes à ces vices, mais ils les répandent dans la cité et, nuisibles par leur propre corruption, ils le sont encore parce qu'ils corrompent les autres ; leur exemple est plus funeste que leur faute ». Nous le voyons donc, plus graves que les corrompus et les fraudeurs eux-mêmes sont la corruption et la fraude en tant que principes tant elles parviennent à contaminer l’ensemble de la société et sont donc tolérées en cela que la corruption des âmes avance au fur et à mesure que le peuple tout entier s’adonne à cette triste passion.

Finalement ce que met en avant cette logique n’est rien d’autre que ce qu’a théorisé René Girard, encore lui, toujours dans La Violence et le sacré à savoir le désir mimétique. Plutôt que de rejeter en bloc ces attitudes néfastes au plus haut point certains finissent par vouer une forme d’admiration à l’égard des fraudeurs et des corrompus dans la mesure où ils se disent que celui qui a réussi cette prouesse aurait pu être eux – à cet égard on peut citer l’exemple de Trump qui durant la campagne présidentielle américaine s’était vanté de pratiquer l’optimisation fiscale. C’est donc là qu’est le nœud gordien du problème de la corruption et de la fraude. Loin de ne demeurer que dans la sphère mercantile, la corruption finit par la déborder pour corrompre jusqu’aux âmes d’un peuple. On voit ici ressurgir l’exigence qu’exprimait Camus dans La Peste dans la bouche de Tarrou. Il nous importe à chacun, de n’être ni bourreau ni victime. Cela n’est pas simple je ne le nie pas mais ce chemin de crête est le seul qui peut nous permettre de trouver le salut. Il ne suffit pas de critiquer les corrompus ou les fraudeurs mais bien s’attaquer à la corruption et à la fraude. Dans le cas contraire nous aurons juste remplacé les fraudeurs et les corrompus sans avoir rien changé au fond du problème et aux structures qui nous régissent. Cicéron pourtant reste optimiste après son constat implacable sur la diffusion de la corruption par capillarité et par admiration puisqu’après avoir dressé cette analyse lucide et noire il ajoute : « Peu, très peu de citoyens, revêtus de charges et de dignités, suffisent pour corrompre ou redresser les mœurs d'une Cité ». L’impérieuse nécessité est donc d’agir et de ne pas détourner les yeux d’une manière pudique et un peu lâche à l’encontre de ce problème lourd qui ronge notre société de l’intérieur. Nous avons coutume de dire que ce qui est effrayant n’est pas le bruit des bottes mais bien le silence des pantoufles. Tâchons de ne pas laisser s’installer le silence assourdissant de nos pantoufles chaudes quand retentit le bruit des bottes de la corruption, de la fraude et de l’affairisme. Si nous échouons à mobiliser les foules, à montrer à quel point notre pays est rongé de l’intérieur il se pourrait bien qu’il finisse par s’écrouler tant le délabrement nous guette.

Le délabrement qui vient

Toujours dans Les Affects de la politique, Fréderic Lordon explique que c’est parfois le franchissement de seuils imperceptibles qui entrainent des changements profonds. Je suis assez en phase avec cette vision des choses et il me semble qu’en termes de corruption et de fraude notre pays se rapproche chaque jour un peu plus d’un tel seuil qui pourrait précipiter des changements radicaux. Rarement depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, notre pays n’avait, en effet, était aussi fracturé et les inégalités si grandes. Le résultat de ceci est assurément la colère sourde qui monte progressivement dans le pays et que la caste au pouvoir (économique, politique, symbolique) feint de ne pas entendre. Ainsi en est-il de la volonté farouche du nouveau gouvernement d’imposer un agenda purement néolibéral alors même qu’il n’a aucune majorité sociale sur laquelle s’appuyer. L’arrogance de la caste politicienne et de l’oligarchie n’avait jamais été aussi grande que depuis l’élection de Monsieur Macron. Leurs forfanteries sont devenues une habitude et chauffent à blanc un pays usé et fracturé. Je n’aime pas jouer les Cassandre, c’est un euphémisme, mais il me semble que nous sommes à l’orée d’un point de bascule qui pourrait transformer les divisions du pays en fractures irrémédiables.

Dieu seul sait sur quoi pourrait déboucher l’explosion de la colère et de la misère qui ronge et tiraille le pays. C’est pourquoi je crois sincèrement que la lutte contre la corruption et la fraude ne saurait être reléguée aux calendes grecques tant les conséquences de ce Charybde et de ce Scylla se font chaque jour sentir. A force de tirer sur la corde comme le font l’oligarchie et la caste politicienne celle-ci pourraient finir par casser et les conséquences pourraient être terribles tant la part de personnes n’ayant plus rien à perdre grandit dans notre pays. Au vu de la situation de beaucoup dans notre pays, je suis fondé à dire que nous vivons une époque crépusculaire. « La crise, écrivait Gramsci, consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Nous n’allons pas tarder, je pense, à vivre un tel moment politique et historique. Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus écrit : « Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement ». Il se pourrait bien que dans un horizon plus ou moins proche, les décors finissent par s’écrouler et que de ces décors s’échappent le génie de la révolte citoyenne. « Je me révolte donc nous sommes » ajoute le philosophe dans L’Homme révolté. Il me semble que l’heure de la révolte est en train de sonner tant le gouvernement semble sonner le tocsin contre les droits sociaux sans se préoccuper le moins du monde de la corruption et de la fraude. Toute la philosophie camusienne est une philosophie de l’action. Aussi chacun d’entre nous doit-il prendre sa part.

Agissons !

Audits indépendants et publicité des fraudeurs

Face à ce constat sombre – ne nous cachons pas derrière notre petit doigt – que convient-il de faire ? Attaquer frontalement le problème. Soyons clair, le capitalisme néolibéral financiarisé ne craint pas la violence physique, au contraire il s’en nourrit. La seule violence qui lui fait peur et peut le faire vaciller est assurément la violence symbolique. En cela il me semble que la publicité des fraudeurs est l’une des premières choses à mettre en place puisque cela a prouvé son efficacité. Par publicité il ne faut évidemment pas entendre la définition commune que l’on en a maintenant que le marketing a colonisé nos vies mais bien plus assurément son sens premier. Faire la publicité de quelque chose, dans le temps, c’était rendre public ladite chose. Aussi me paraît-il fondamental de recourir à ce procédé dans la mesure où celui-ci permet de porter atteinte à la réputation de telle ou telle personne ou de telle ou telle entreprise et que, dans le fond, c’est la seule chose qui les intéresse. A ce titre, nombreuses sont les grandes fortunes à se racheter une virginité en faisant du « mécénat » alors même qu’en parallèle elles détournent des milliards d’argent public qui manquent cruellement aux caisses de l’Etat pour mener une politique culturelle digne de ce nom. Finalement c’est la technique que les anglo-saxons placent sous le vocable de name and shame qui est ici décrite.

Néanmoins, pour faire la publicité des fraudeurs et corrompus il faut avant cela parvenir à pourchasser la fraude et la corruption partout où elles se nichent. En ce sens, il ne me paraît pas absurde de donner le pouvoir à des organismes chargés de réaliser des audits indépendants. Pourquoi l’indépendance est-elle si importante ? Nous l’avons vu dans la deuxième partie de ce dossier, il s’agit d’un problème systémique protégé voire encouragé par l’Etat lui-même par l’intermédiaire d’outils légaux et institutionnels. C’est pourquoi il me paraît nécessaire – au sens philosophique du terme à savoir ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement – de recourir à des audits indépendants afin que les structures étatiques n’aient aucune prise sur les conclusions desdits audits. A l’étranger cette manière de fonctionner a prouvé à quel point elle pouvait être pertinente et bien plus efficace que si l’on laissait ces audits être réalisés par l’Etat pour au moins deux raisons. La première, la plus évidente, c’est celle déjà évoquée, la collusion voire parfois la fusion entre les hautes sphères étatiques et tous les fraudeurs ou corrompus. La deuxième, qu’il ne faut pas négliger, c’est que reconnaître qu’un tel ou un tel a fraudé c’est aussi affirmer que l’on s’est fait avoir et que l’on a donc demander des efforts à ceux qui sont déjà victimes de la fraude. C’est mécanique, une forme de honte peut empêcher de mettre sur la table l’ensemble des faits de fraude et de corruption avérés afin de ne pas être brocardé pour ne pas avoir su prévenir lesdites cas de fraude ou de corruption. Le cocktail audits indépendants/publicité des fraudeurs me semble donc être le meilleur pour enclencher la dynamique de lutte contre ces logiques mortifères.

La nécessaire indépendance totale de la justice

« La République des juges ». Cette expression est régulièrement brandie par les suspects de fraude, de corruption, d’affairisme ou encore de népotisme. Pas plus tard que lors de la campagne présidentielle qui vient de s’achever François Fillon n’a eu de cesse de vouloir brocarder l’institution judiciaire. De la même manière Marine Le Pen a régulièrement attaqué la justice tout au fil de ses discours. Evidemment dans leurs bouches cette expression est péjorative. Pourtant, si on retourne la perspective, on pourrait dire que ladite expression est méliorative pour l’institution judiciaire en même temps qu’elle nous renseigne sur l’état de délabrement de notre République et de notre pseudo démocratie. Parler de République des juges c’est en effet aussi dire, d’une manière ou d’une autre, que les derniers dépositaires de cette belle idée sont les membres de l’institution judiciaire alors que les membres des deux autres pouvoirs (législatif et exécutif) n’ont plus de républicains que le nom tant ils foulent au pied les principes élémentaires de la Res Publica. « Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » écrivait Montesquieu, le théoricien de la séparation des pouvoirs, dans L’Esprit des lois. Il semblerait que dans notre France contemporaine, les pouvoirs législatif et exécutif agissent de manière coalisée comme un coterie pour mettre au pas le dernier pouvoir rétif à jouer leur jeu de la corruption et de la fraude.

Aussi me semble-t-il primordial de lutter non seulement pour préserver l’indépendance actuelle de la justice mais, plus encore, de ne pas se contenter du bouclier et de montrer le glaive pour obtenir une plus grande indépendance de la justice. Nous l’avons déjà vu le verrou de Bercy doit disparaître puisqu’il permet de protéger les fraudeurs en même temps qu’il est une mise au pas de la justice. Je suis conscient que la dynamique actuellement à l’œuvre n’est pas à un renforcement de l’institution judiciaire bien au contraire – le gouvernement envisage de faire entrer des mesures de l’état d’urgence dans le droit commun – mais il nous faut nous lever et protester contre cette logique macabre. Après avoir fait tomber les pouvoirs législatif et exécutif, l’empire de l’argent veut s’attaquer au pouvoir judiciaire. Si rien n’est fait pour empêcher cela alors le dernier garde-fou tombera et, n’ayons pas peur des mots, nous vivrons définitivement dans une forme de totalitarisme (ou au moins d’autoritarisme) doux et souriant mais qui n’en demeurera pas moins un autoritarisme pour autant. L’indépendance du parquet est un préalable absolument fondamental sans quoi il ne saurait y avoir de réelle indépendance de la justice. Mes amis il va nous falloir mener ce combat qui pourrait bien être le dernier si jamais nous les laissons faire et gagner définitivement.

 Eriger la parrêsia en code de vie

Après avoir évoqué quelques mesures à mettre en place d’un point de vue systémique j’aimerais finir en mettant en avant ce que je crois être une nécessité fondamentale pour que nous agissions chacun à notre échelle contre ces logiques morbides : la parrêsia. Dans la Grèce antique cette notion désignait le « courage de la vérité » et appelait à briser la loi du silence. C’est, je crois, ce qui nous incombe à chacun de faire afin de n’être ni bourreau ni victime. Dans son dernier cours au Collège de France, Michel Foucault a traité la notion de parrêsia et voilà ce qu’il en disait : « La parrêsia a pour fonction justement de pouvoir limiter le pouvoir des maîtres. Quand il y a de la parrêsia, et que le maître est là – le maître qui est fou et qui veut imposer sa folie –, que fait le parrèsiaste, que fait celui qui pratique la parrêsia ? Eh bien justement, il se lève, il se dresse, il prend la parole, il dit la vérité. Et contre la sottise, contre la folie, contre l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et par conséquent limiter par-là la folie du maître. A partir du moment où il n’y a pas de parrêsia, alors les Hommes, les citoyens, tout le monde est voué à cette folie du maître ». Voilà quel est l’enjeu, celui de se libérer de la folie des possédants et des dominants qui gouvernent sans se préoccuper nullement de la question sociale ou écologique. Il ne s’agit pas de se gargariser dans la vérité mais bien de s’en servir comme d’un fer brûlant capable de faire déguerpir la folie qui nous dirige. En somme il s’agit de s’opposer au Caligula ou au Néron avant que leur folie n’ait entrainé des catastrophes irrémédiables.

Le parrèsiaste, finalement, n’est pas si éloigné de la figure défendue par Etienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire au sein duquel il explique que les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Plus loin il ajoute « Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres ». C’est précisément ce qui leur fait peur à ceux qui, dans la caste et l’oligarchie, gouvernent du haut de leur Olympe d’or. Ils n’ont pas peur de ce qui se contentent de s’opposer tant l’autorité se nourrit de ceux qui se contentent de la critiquer. Ce n’est pas le Goldstein de 1984 qui leur fait peur mais bien plus John le Sauvage du Meilleur des mondes. Ne nous trompons pas d’avatar et nous pourrons réellement leur faire peur et faire vaciller leur système complètement exténué et à bout de souffle. Soyons résolus à ne plus servir, soyons résolus à être des millions de parrèsiastes, des millions de David qui feront vaciller Goliath à force de petits cailloux. Ne soyons pas naïfs, adopter l’attitude du parrèsiaste, faire de la parrêsia un code de vie n’ira pas sans conséquence mais c’est bien parce que celle-ci leur fait peur qu’ils la pourchasseront. Ils ont peur parce qu’ils savent que la caverne dans laquelle ils ont fait sombrer le peuple commence à se fissurer. En somme, la parrêsia, c’est faire nôtre les célèbres mots de Jaurès dans son Discours à la jeunesse : « Le courage c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Mes amis, faisons preuve de courage. Il est temps. Il est grand temps. Il est plus que temps. Peut-être un tel engagement massif est-il une utopie. Mais si nous ne le tentons pas, alors nous serons réellement perdus. Et nous mériterons notre sort.

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