13 novembre 2015, 21h15, une explosion retentit aux abords du Stade de France. La suite de cette funeste soirée est connue de tous : des fusillades dans Paris, le Bataclan transformé en charnier, 130 morts et une France traumatisée. Ce soir-là, alors étudiant à Nantes et sonné comme des millions de Français, je rentre tard le soir de chez des amis. Les quelques centaines de mètres séparant les deux appartements suffisent à la BAC nantaise pour procéder à un contrôle musclé et me dire que « maintenant ça va être compliqué pour vous ».
23 mars 2019, Baghouz en Syrie est reprise par les forces luttant contre Daech, ce qui permet d’annoncer la chute définitive du califat qui avait perpétré les attentats du 13 novembre. Quelques mois plus tard, Abou Bakr Al Baghdadi, le calife, est tué dans une opération étatsunienne, de quoi faire dire à certains que la victoire est désormais totale. Du surgissement de l’État Islamique à sa chute annoncée quelques années se sont écoulées et la France en est restée durablement marquée. Pour autant, la victoire face à Daech en est-elle vraiment une ? N’aurait-il pas, in fine, presque atteint son but malgré sa disparition au vu de la situation du pays ?
Le but politique
Pour s’attaquer à cette question il faut préalablement définir quel était le réel but de l’organisation terroriste. Il y a dix ans j’avais écrit que le but principal des terroristes était politique, ce qui m’avait valu à l’époque les foudres du CRIF et de toute une myriade d’acteurs identitaires. Dix ans plus tard ma position n’a pas bougé d’un iota et je continue à penser et à démontrer que le but final recherché par les attentats n’est pas de tuer des personnes mais bien d’obtenir la déstabilisation des pays touchés – d’autant plus quand les pays en question sont des pays occidentaux, éloignés de la zone de guerre initiale qu’a pu mener Daech au Proche-Orient.
Comme l’expliquait très bien Yuval Noah Harari dans un article publié après les attentats de Bruxelles, le terrorisme est efficace parce qu’il s’apparente à la stratégie de la mouche. Imaginons une mouche voulant faire des dégâts considérables dans un magasin de porcelaine ? Quelle stratégie peut-elle adopter sinon tenter de rendre fou un éléphant et de lui faire tout casser ? C’est en quelque sorte une analogie qui peut s’appliquer au terrorisme selon l’auteur de Sapiens. Il ne faut, en effet, pas oublier que le terrorisme a toujours été l’arme du faible du point de vue de la puissance de feu. Tout au fil de l’Histoire, les multiples organisations terroristes n’ont jamais été en mesure de remporter à elle seule une victoire décisive face à leurs adversaires. Aussi douloureux que cela puisse être, dans les yeux des terroristes leurs victimes sont avant tout un moyen d’obtenir autre chose.
Stigmatisation et cinquième colonne
Dès lors, il apparait évident que ce qui peut apporter ou pas une victoire à une telle organisation est moins les attentats qu’elle est en capacité de perpétrer que la réaction collective des sociétés et États touchés par lesdits attentats. Quel était l’objectif de Daech sinon de fracturer la société française, de jeter la suspicion sur l’ensemble des personnes d’apparence musulmane et, finalement¸ de faire aboutir ces personnes à la conclusion que leur présence dans le pays était impossible ? À cet égard, la prise de parole de Laurent Nuñez en marge des commémorations de la semaine dernière est très éclairante. Expliquant que le terrorisme avait changé de forme mais que la menace intérieure demeurait forte, il n’a pas fait autre chose qu’avaliser une nouvelle fois la stratégie de la stigmatisation et de la cinquième colonne qui serait prête à prendre les armes du jour au lendemain.
Cette stratégie est loin d’être nouvelle et constitue peut-être la plus grande des victoires de l’État islamique malgré sa disparition. Dès les mois consécutifs à ces terribles attentats le discours politique s’est centré sur cette question. Dans la foulée du traumatisme constitué par la plus grande attaque sur le sol français depuis la Seconde Guerre mondiale, l’hystérie s’est emparée du débat public et nous avons vu surgir en 10 ans un nombre de propos, de propositions et même de lois qui ont accrédité cette thèse : déchéance de nationalité pour les binationaux, loi séparatisme, définition de ce qu’est un potentiel radicalisé correspondant tout simplement à une pratique habituelle de la religion musulmane. À l’ensemble de ces éléments – la liste n’étant évidemment pas exhaustive – s’est ajouté le concept fou de Taqiya (ou dissimulation) postulant que si une personne d’apparence musulmane n’est pas religieuse alors elle peut dissimuler sa radicalisation pour mieux tromper la société. Pile je gagne, face tu perds.
La fascisation au pouvoir
Cette stigmatisation croissante d’une large part de la population, part qui déborde assez fortement les musulmans dans la mesure où être d’apparence musulmane (comprendre un peu trop foncé) suffit à vous rendre suspect, se complète d’une fascisation désormais quasiment aboutie. Si depuis 2015 la course derrière les idées du Rassemblement National a été manifeste, il est indéniable que 2022 et plus encore 2024 ont marqué une rupture en même temps qu’une accélération de la dynamique. Des différentes lois (immigration notamment) votées avec les voix de l’extrême-droite au vote de la première proposition de loi portée par le parti descendant des nazis et de leurs idées (proposition de loi portant en elle tout l’impensé colonial français) en passant par la dissolution de juin 2024 censée donner le pouvoir au RN, le glissement français est manifeste.
Certes, le parti de Marine Le Pen n’est pas encore formellement au pouvoir et la conséquence m’oblige ici à dire que le RN au pouvoir n’est pas le Macronisme au pouvoir pour tout un tas de raisons qui mériteraient un billet entier. Il n’empêche que la fascisation à laquelle nous assistons est arrivée à un stade très largement avancé. Il y a évidemment la reprise des thèmes, idées, marottes de l’extrême-droite mais il y a surtout les pratiques d’un pouvoir autoritaire et solitaire n’en faisant qu’à sa tête. En novembre 2015 et dans les mois qui ont suivi, beaucoup de monde s’accordait à dire que les terroristes et Daech s’étaient attaqués à un mode de vie et à une certaine idée de la démocratie. Il ne parait guère exagéré de dire que, si le mode de vie a lui bien continué son chemin, la certaine idée de la démocratie est bien en peine : d’état d’urgence devenue la norme en non-respect d’élections, le fameux modèle démocratique est bel et bien à bout de souffle. À bout de souffle car étranglé par une petite caste qui s’arroge les pouvoirs.
Les points et la ligne
Dernier élément, et non des moindres, recherché par Daech : la dislocation de la société. Quel était l’objectif final des terroristes sinon de provoquer des réactions en chaine aboutissant à une conclusion morbide et funeste : l’incompatibilité des musulmans et de la France. À ce titre, comment leur apporter une plus éclatante victoire qu’en stigmatisant toute une partie de la population et surtout en créant les conditions d’une atomisation de la société empêchant tout commun ? Dans cette optique, il ne me parait pas absurde de mettre en relation deux éléments d’actualité qui ne semblent pas forcément avoir de rapport entre eux. Pourtant, comme le dit l’expression, deux points ça forme une ligne.
23 juin 2023, Nahel Merzouk est abattu par un policier d’un tir à bout portant lors d’un contrôle routier. Trois mois plus tard, le 7 octobre 2024, Israël était touché par un attentat de grande ampleur. Les conséquences, nous les connaissons, un génocide en cours dans la bande de Gaza, une extrême-droite israélienne enragée que rien ni personne ne semble vouloir arrêter et des massacres se déroulant en 4K sur les réseaux sociaux.
Quel rapport entre Nahel Merzouk et le génocide à Gaza ? En apparence aucun et factuellement il est vrai que les deux éléments ne sont pas de la même nature. Ce qui permet de les rapprocher est moins ce qu’ils sont que ce qu’ils révèlent par les réactions suscitées dans notre pays. Le policier ayant tué Nahel a bénéficié de la création d’une cagnotte de soutien dont le montant a dépassé le million d’euros. Les défenseurs du génocide israélien n’ont pas assez d’imagination pour déshumaniser les Gazaouis parce qu’Arabes. Le continuum qui existe entre Nahel et le génocide à Gaza est bel et bien celui-ci : la position d’une part importante des Français qui considèrent que la vie d’une personne vaut moins parce qu’elle a une certaine origine, est issue d’une certaine ethnie. La question qui se pose en regardant ce constat pour peu que l’on soit conséquent est bien de savoir comment faire société avec des personnes qui considèrent que ma vie et celle de millions de Français vaut moins que la leur. Parce que, finalement, le cheminement de pensée qui aboutit à cette conclusion est exactement le même que celui qui a conduit des terroristes à tirer à la kalachnikov dans des salles de concert ou des terrasses : la croyance enracinée en une hiérarchie dans la valeur des vies.
Demain, c’est loin
17 novembre 2025, 6h21, quelque part entre Nîmes et Valence dans le train, je termine ces lignes. Dix années se sont écoulées depuis cette soirée qui restera à vie une forme de trauma pour beaucoup de Français. Dix années et le regard que l’on peut poser sur ce qu’il s’est passé depuis n’incite pas à l’optimisme. Pire encore, l’horizon semble encore plus sombre dans la mesure où le but politique porté par Daech et ses affidés pourrait bien advenir dans 18 mois en cas de victoire de l’extrême-droite à la présidentielle. Cette année 2015 et cette vague d’attentats dans le pays a constitué pour ma part un tournant dans mon engagement dans la mesure où c’est finalement l’attentat contre Charlie Hebdo qui m’a poussé à prendre la plume en me disant que je pouvais constituer à ma modeste échelle à faire société.
Onze années plus tard force est de constater que la dislocation est à un stade plus avancé qu’au moment où j’avais lancé ce blog. Je ne suis plus l’étudiant de 2015 et je suis désormais dans ce qui est présenté comme la meilleure décennie de la vie, la trentaine. Il peut parfois être difficile de ne pas avoir un regard amer sur la situation et de sombrer dans une forme de pessimisme qui peut vite se transformer en carapace. Entre janvier 2015 et novembre 2025 j’ai beaucoup écrit, fait des podcasts régulièrement et depuis trois ans le rythme des billets de blog s’est espacé. La tentation a pu exister de raccrocher définitivement la plume, de se dire « à quoi bon » et de passer à autre chose. Le temps passe, les choses évoluent et l’on peut se dire qu’il faut consacrer son temps à son cercle familial dans une société qui part à vau l’eau. Je crois pourtant que c’est chacun des sourires et regards de mon fils qui font la motivation de continuer. Je suis intimement persuadé que c’est l’amour qui sauvera cette société et que nous devons faire en sorte que ceux qui viendront après nous soient dans de meilleures conditions que les nôtres. Aussi noire et froide que puisse être la nuit, le soleil finit toujours par se lever à nouveau. Demain, c’est loin mais demain commence aujourd’hui.
Billet initialement publié sur Lutte des classes