Nuit du 3 au 4 octobre 2024, aux alentours de 4h30, des coups de feu retentissent rue Léon Gozlan dans le 3e arrondissement de Marseille. Un jeune de 14 ans vient d’abattre Nessim Ramdane, père de famille sans histoire, qui a eu le malheur de le prendre dans son VTC alors qu’il était en route pour commettre un assassinat. Comme un symbole, la voiture de Nessim poursuit sa course et s’encastre dans des établissements scolaires. L’émoi, à Marseille, est grand. La victime était connue pour être une personne formidable dans le monde du football phocéen, et l’âge du tueur suscite l’effroi.
8 novembre 2024, un peu plus d’un mois après ce drame, une grande visite gouvernementale est organisée dans la cité phocéenne. Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur extrêmement droitier, et Didier Migaud, garde des Sceaux et prétendue caution de gauche de ce nouveau gouvernement, sont présents dans la ville pour annoncer un énième plan de lutte contre le narcotrafic. Derrière les discours de matamore du locataire de la place Beauvau, toujours la même merde pour reprendre les paroles d’IAM. Derrière les coups de menton, surtout, toujours une incompréhension (plus ou moins feinte) crasse des dynamiques du narcotrafic, de ce qui le génère, de ce qu’il génère.
La porte de l’Orient et des narcotiques
Un détour par l’histoire peut ne pas être inutile dans la mesure où nombreux sont les commentateurs à faire comme si les narcotiques et les trafics étaient arrivés à Marseille depuis quelques années. Sans excuser quoi que ce soit, nous y reviendrons, il convient de se rappeler qu’historiquement, Marseille a été la porte de l’Orient pour la France – le célèbre monument à l’armée d’Orient situé sur la corniche Kennedy est là pour en témoigner, si tant est qu’il soit nécessaire de le faire. C’est bien par Marseille que les divers produits provenant de l’Orient sont entrés dans le pays et cet état de fait remonte à très loin. Il est très bien documenté que la terrible épidémie de peste qui a décimé la ville fut apportée par un navire marchand.
Cette ouverture sur l’Orient, couplée au caractère inégalitaire et populaire de la cité, a fatalement abouti à faire de Marseille la plaque tournante du trafic de drogue. La célèbre French Connection et l’héroïne ont progressivement laissé la place à d’autres types de drogue en même temps que les règlements de comptes dans les calanques loin des regards curieux ont petit à petit été remplacés par des assassinats en plein cœur de la ville. Pour autant, se servir de ce nouveau constat pour affirmer que la violence serait arrivée à Marseille avec ces nouveaux réseaux est au mieux la preuve d’une profonde méconnaissance, au pire une manière de faire avancer un message politique rance liant immigration africaine et trafics.
La ville écarlate
Une fois le contexte historique posé, il faut se rendre à l’évidence : la ville connue pour ses couleurs bleues et blanches vire clairement au rouge écarlate ces dernières années. Si les règlements de comptes ont régulièrement fait la une des médias depuis une quinzaine d’années – rappelons-nous de l’époque où pas une semaine ne pouvait se passer sans qu’un Enquête exclusive ou toute autre émission du même type consacre un numéro à Marseille – sur ces dernières années, la tendance est à la fois dramatique et exponentielle. En 2022, 33 personnes ont trouvé la mort dans un règlement de comptes. Ce chiffre est grimpé à 47 l’année dernière, véritable climax de ce décompte macabre. Si 2024 semble marquer un reflux – 22 règlements de comptes ont été dénombrés alors qu’il reste un peu plus d’un mois dans l’année – trois éléments tempèrent ce constat positif : la désormais très grande jeunesse des victimes et tueurs ; le fait que les victimes collatérales ne soient désormais plus rares ; les ramifications de la lutte entre les deux principaux clans marseillais (la DZ Mafia et la Team Yoda, nous y reviendrons) qui s’étendent désormais loin de la ville – l’assassinat à Poitiers par exemple.
Comment expliquer cette recrudescence de la violence sur les dernières années et le fort rajeunissement des victimes et tueurs ? Comme le souligne avec une très grande acuité Philippe Pujol dans Cramés, un livre majeur dont je conseille la lecture à toute personne souhaitant mieux comprendre ces dynamiques, le COVID a agi comme une réelle déflagration dans les quartiers populaires marseillais et donc sur les trafics. Pendant que la bourgeoisie a vu dans le confinement un temps de ressourcement et de reconnexion avec ses aspirations profondes, les classes populaires de France et de Navarre étaient entassées dans des appartements surpeuplés, mal isolés, tout en étant fliquées bien plus que les autres catégories de la population. Inévitablement, cette période a laissé des traces, marqué de vraies ruptures familiales et offert une main-d’œuvre jeune, malléable et corvéable aux têtes de réseaux.
Divisés donc enragés
Dans le théâtre politicien, la pièce autour des trafics de drogue à Marseille est désormais bien convenue : un règlement de comptes a lieu, plus ou moins longtemps après, le président de la République ou le ministre de l’Intérieur, voire les deux, se rendent dans la ville pour y faire des annonces martiales (plus de policiers, une volonté de durcir la loi, les deux à la fois, le bingo est toujours le même), déambuler dans un quartier touché par le trafic – après que tout le monde a déguerpi en amont – et circulez. La comédie est bien rodée, mais elle ne répond pas aux réels besoins qu’une lutte contre les narcotrafics demanderait. La position du matamore permet aux politiciens de gagner quelques points de popularité, mais la réalité est bel et bien que la simple répression ne suffit pas.
Sans rentrer dans la nécessaire mise en place de politique sociale ambitieuse, nous y reviendrons, la position martiale et le démantèlement tous azimuts de réseaux peut avoir des effets pervers du point de vue des règlements de compte. Les deux clans principaux qui s’opposent à Marseille, la DZ Mafia et la Team Yoda ont effectivement émergé à la suite de la décapitation de plus gros et anciens réseaux de stupéfiants de la ville. La grande nouveauté réside précisément dans le fonctionnement en mode franchise qu’ont adopté ces deux clans. Une myriade de petits réseaux sont désormais présents et affiliés tantôt à la DZ Mafia tantôt à la Team Yoda. Bien sûr des indépendants demeurent mais la grande majorité des réseaux marseillais sont des franchisés. Dès lors, contrairement à ce qui pouvait exister par le passé, nous ne sommes plus en présence de quelques gros réseaux contrôlant toute la ville et qui sont réticents à se lancer dans une grande guerre des stups. Casser les gros réseaux, de manière contre-intuitive il est vrai, aboutit à mettre dans les mains de réseaux moins organisés la responsabilité d’engager des conflits meurtriers.
Abandonnés par l’État
Toutefois, nous pouvons ergoter sur la situation pendant un moment sans entrer dans le cœur du sujet. Aussi longtemps, en effet, que n’est pas abordée la cause de l’irruption de ces trafics, nous passons à côté du thème le plus important. Il est évident que nous sommes en face d’organisations criminelles, mais une fois que l’on a dit ça, l’on n’a pas dit grand-chose. Comment ces mafias – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom – peuvent-elles donc prospérer ? Plutôt que de céder à la rhétorique sur la responsabilité individuelle colportée par les néolibéraux et tous leurs affidés, il me paraît bien plus pertinent de s’intéresser aux structures dans lesquelles sont baignés tous ces jeunes qui finissent par sombrer dans les trafics.
En repartant d’une phrase bien connue, « la nature a horreur du vide », il me semble que l’on comprend assez rapidement et aisément les dynamiques qui peuvent mener des jeunes à tomber dans cette ornière. La théorie de l’anomie est effectivement bien connue et participe à expliquer le développement des mafias un peu partout dans le monde. Dès qu’un État est défaillant dans un territoire donné, d’autres structures prennent le relais. Ces structures peuvent évidemment être des structures autogestionnaires et égalitaires, mais elles sont bien plus souvent des structures violentes qui mettent sous leur coupe ces territoires et leurs habitants en leur apportant parfois une aide matérielle. Dernier élément, et non des moindres, l’État abandonne également une bonne part des enfants dont il a la charge. Le procès de l’ASE de Châteauroux n’est pas le procès d’une exception, mais bien d’un système global. Il n’est d’ailleurs guère surprenant que l’assassin de Nessim Ramdane sorte des foyers de l’ASE. Comme l’a si justement dit son avocate, nombreux sont les hommes et femmes politiques de droite à expliquer qu’il faut taper sur les parents incapables d’élever leurs enfants, mais que faut-il faire quand ces enfants sont sous la responsabilité de l’État ?
La dérangeante vérité
Mettre sous la coupe un territoire (un quartier, un arrondissement, une ville, un pays) passe bien évidemment par la coercition et la violence, mais pas que. Nul ne peut, pendant suffisamment longtemps, tenir un territoire uniquement par la violence. D’une manière ou d’une autre, il faut bien susciter une adhésion ou, à minima, une indifférence courtoise. Pour simplifier le propos : la kalach est utile, le pain l’est tout autant. La nature ayant toujours horreur du vide, nombre de personnes placées sur le bas-côté du système économique trouvent un intérêt dans les trafics de stupéfiants, parfois en étant couvertes de honte.
Le cliché veut que l’argent de la drogue ne serve qu’à acheter des grosses voitures, étaler sa richesse en boîte de nuit via l’achat de bouteilles hors de prix ou se vêtir de manière luxueuse. L’argent de la drogue sert bien évidemment à cela, il serait malhonnête de le nier. L’argent de la drogue ne sert toutefois pas qu’à ça. La réalité, dérangeante à bien des égards, est que cet argent paye des loyers, remplit des frigos, permet aux plus dominés de notre société de vivre le temps que le versement des allocations familiales arrive. Dans le 3e arrondissement de Marseille, celui où Nessim Ramdane a été assassiné, celui aussi où une guerre fait rage entre réseaux de trafiquants, le revenu médian par unité de consommation est par exemple de 13 530 € annuels. Cela signifie donc que dans cet arrondissement – et le cas est loin d’être isolé – la moitié de la population vit avec moins de 1 127 € par mois. Finalement – au risque d’être provocant – les narcotrafics jouent un rôle de soupape similaire à celui que peuvent jouer les associations : imaginez que chaque hiver des centaines de personnes mourraient de froid dans la rue, les réactions collectives seraient sans doute beaucoup plus fortes. Imaginez, de la même manière, que chaque mois des milliers de loyers étaient impayés (chose qui arrive chaque fois qu’un réseau est démantelé), quelles seraient les réactions ?
Être conséquent
Dire tout cela ne revient pas à tomber dans une forme de fatalisme ou de relativisme béat. Au contraire, un tel constat devrait nous inciter collectivement à la conséquence. Être conséquent, c’est avant tout dire que les assassins doivent être implacablement punis. C’est également dire que les commanditaires qui recrutent des minots de 14 ans sur Snapchat pour faire leurs basses besognes doivent l’être encore plus implacablement. Être conséquent, c’est aussi affirmer haut et fort que l’état de fait souligné dans la partie précédente est loin d’être une bonne chose et qu’il est plus que malsain de se contenter d’un pauvre « c’est comme ça, ça permet à certains de manger ». La conséquence ici exige de nous de dire puissamment que les quartiers populaires de Marseille et d’ailleurs sont gangrenés par cette hydre narcotique.
Mais être conséquent revient aussi, et surtout, à expliquer, inlassablement s’il le faut, que l’approche martiale et autoritaire mène à l’impasse ou, pire, à l’explosion des règlements de comptes. Être conséquent ne peut faire l’économie d’une analyse froide et implacable des faits générateurs du narcotrafic (anomie, inégalités économiques et sociales, populations entières livrées à elles-mêmes) et ne peut oublier de formuler des solutions sociales permettant l’émancipation de toutes celles et tous ceux qui sont englués dans ces trafics faute d’autre horizon. Être conséquent, c’est aussi ne pas chercher de solutions simplistes comme le serait la légalisation du cannabis tant que les conditions sociales ne sont pas réunies. Être conséquent, c’est, enfin, ne pas omettre la responsabilité des médias dans la croissance de la pieuvre. L’attraction exercée par Marseille et ses réseaux de narcotiques sur des jeunes extérieurs à la ville passe également par les reportages sensationnels sur la Cité qui, regardés du point de vue des narcotrafiquants, sont une formidable publicité qui leur est faite.
Face à ce tableau sombre, il convient de souligner que des actions populaires sont mises en place et participent à combattre cette mâchoire d’airain constituée par un système économique qui écrase les classes populaires d’une part et des narcotrafics qui sont pareils aux chants des sirènes. Faire en sorte que ce ne soit plus la même merde derrière chaque couche de peinture, pour reprendre les mots d’IAM, demandera du temps, de l’énergie, de la volonté politique, mais n’est pas impossible. Bien que demain paraisse très loin à l’heure où je termine ces lignes, tâchons d’œuvrer collectivement afin que la ville de Marseille resplendisse à nouveau grâce à ses hauts faits et qu’elle fasse à nouveau uniquement face à la mer.
Billet initialement publié sur Luttedesclasses