« L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. C'est cela qu'il ne faut pas oublier ». Cette définition de l’absurde, nous la devons à Albert Camus qui l’a énoncée dans Le Mythe de Sisyphe. « « Je suis donc fondé à dire, continue le philosophe dans le même livre, que le sentiment de l’absurdité ne naît pas du simple examen d’un fait ou d’une impression mais qu’il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation ». L’absurde camusien est donc avant tout le fruit d’une comparaison entre deux états de fait.
Il y a quelques semaines, le Festival de Cannes a fermé ses portes en se clôturant sur la traditionnelle remise de prix. Le festival qui se tient sur la Croisette, sans aucun doute l’un des plus prestigieux du monde, répond selon moi au critère de l’absurde tel que l’a défini Camus. Je crois profondément, en effet, que nous vivons à l’heure actuelle à l’échelle de la planète un moment d’absurde camusien tant les appels prononcés par une grande majorité de la population rencontre un silence déraisonnable des puissants de notre monde. Si le Festival de Cannes représente, selon moi, un symbole de l’absurde qui semble régir notre monde c’est qu’il est à la fois la figure du silence déraisonnable en même temps qu’il rassemble bien des éléments qui polarisent ce moment absurde, ce Zeitgeist qui parcourt la planète.
L’appel ignoré
Qu’est-ce qu’un symbole sinon une chose qui renvoie à autre chose qu’à elle-même ? Le Festival me semble donc être un parfait symbole de l’absurde contemporain en cela qu’il ouvre sur un autre horizon, qu’il renvoie à d’autres éléments qu’à lui-même, bref qu’il est signifiant en lui-même mais également en regard de ce à quoi il répond – ou en l’occurrence en regard de ce à quoi il ne répond pas. Le Festival de Cannes, mondialement connu, est un haut lieu du chic et du clinquant. C’est, en somme, l’émanation du raffinement à la française et de la fameuse exception culturelle française. Chaque année, des millions d’euros d’argent publics sont engloutis par le Festival.
C’est précisément dans le décalage qui existe entre l’irrigation continue d’argent public que connaît le Festival de Cannes et les sombres coupes dans le budget des institutions culturelles de notre pays que réside le symbole de l’absurde contemporain. Pendant que l’on arrose d’argent public le Festival de Cannes, on ferme des MJC un peu partout sur le territoire par manque de deniers publics. A l’appel de la grande masse pour une culture populaire on répond par un silence absolument intolérable. Le Festival de Cannes est le symbole du choix qui a été fait dans notre pays il y a bien des années lors de la création du ministère de la Culture (au singulier, avec un grand C) qui s’est accompagné de l’assassinat pur et simple de l’éducation populaire. Culture élitiste versus éducation populaire voilà le choix qui s’est offert à nos dirigeants. N’écoutant rien des aspirations de la masse la plus nombreuse de nos concitoyens qui souhaitaient la mise en place d’une forte éducation populaire, la caste au pouvoir a fait le choix de la culture élitiste. Le Marquis de Condorcet avait pourtant prévenu des conséquences qu’un tel assassinat de l’éducation populaire entrainerait : « Attention, si vous vous contentez de faire de l’instruction des enfants, vous allez simplement reproduire une société dont les inégalités seront désormais basées sur les savoirs ».
Absence d’intérêt versus hypertrophie médiatique
Etymologiquement, le mot symbole dérive du grec ancien symbolon qui signifiait « mettre ensemble ». Dans la Grèce Antique le symbole était un morceau de poterie que deux cocontractants partageaient afin de se reconnaître à l’avenir. Là encore le Festival de Cannes répond pleinement à cette définition puisqu’il coalise toute une coterie c’est-à-dire des groupes d’individus unis par un intérêt commun qui favorisent ceux qui font partie de leur compagnie et cabalent contre ceux qui n’en sont pas. L’immense majorité de nos concitoyens n’a, en effet, que faire du Festival de Cannes et pourtant cet évènement occupe une place prépondérante au sein des médias dits mainstream.
Ici aussi nous retrouvons l’idée d’un appel ignoré ou plus précisément celui d’une volonté farouche d’imposer dans l’agenda des citoyens lambda ce déversement de luxe comme pour mieux souligner l’écart qui existe entre le petit peuple et les possédants. Il n’est pas rare en effet que les robes portées pour la montée des marches atteignent des prix à plusieurs zéros tout comme il est évident que les personnalités réunies au sein du Festival et qui prennent au choix un plaisir non dissimulé à monter les marches ou un plaisir très pédant à commenter, disséquer, analyser le moindre des faits et gestes de ces stars sont à mille lieues de se figurer de la souffrance qui existe dans notre société. Alors que des plans sociaux par dizaines sont actuellement en cours ou menacent des centaines d’emplois, pendant la durée du Festival les médias n’ont eu d’yeux que pour les actrices graciles qui montaient les marches et leurs robes toutes plus originales (ou onéreuses) les unes que les autres.
Nous le voyons donc, le Festival de Cannes – à la fois dans son déroulé et dans le traitement médiatique qui en est fait – symbolise à merveille l’absurde qui règne dans notre société. Laissons donc un instant les notions philosophiques pour parler plus crument : le Festival de Cannes symbolise à merveille les fractures qui traversent notre pays d’une part mais également le mépris de ceux situés en haut de la pyramide. L’ultime ruse, ou ironie c’est selon, du Festival de Cannes est qu’il récompense parfois – comme l’année dernière avec I, Daniel Blake de Ken Loach – des histoires dont les personnages seraient déclarés persona non grata sur le champ s’ils surgissaient dans le concon de luxe qu’est la Croisette (on pense aussi à Dheepan qui a été primé en 2015 et évoque l’histoire d’un réfugié que Messieurs Estrosi et Ciotti auraient pris un malin plaisir à chasser s’il était réellement présent dans le département). Toujours dans Le Mythe de Sisyphe, Camus explique : « Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif ». Mes amis, écroulons donc leurs décors.
Billet initialement publié sur mon blog.