Vendredi 10 octobre, aux alentours de 22h, les réseaux sociaux s’agitent, les notifications push pleuvent, les plateaux des chaînes d’information en continu s’excitent : l’Élysée vient d’annoncer que Sébastien Lecornu était à nouveau nommé à Matignon six jours après en avoir démissionné alors qu’il avait désigné son gouvernement moins de 14h plus tôt.
Dimanche 12 octobre aux alentours de la même heure, le gouvernement Lecornu II est désigné, un gouvernement présenté comme « technique » mais qui est en réalité dans la plus pure veine macroniste. Passée la sidération, passé le « il a vraiment osé ? », passé, en quelques mots, l’avilissement de la vie démocratique de ce pays, ne reste que la colère et une forme d’impuissance collective face au spectacle donné depuis juillet 2024 et les élections législatives.
Tout concourt en effet à agir comme si le pays et son peuple était placé face à un Minotaure invincible qui nous méprise et nous terrorise en même temps. Il serait tentant de voir dans le locataire – peut-être devrions nous dire le forcené, nous y reviendrons – de l’Élysée la résurgence de cette figure antique et monstrueuse. En réalité, la convocation de l’homme taureau sied bien plus assurément à cette Vème République qui est tout à la fois en crise terminale et en démarche kamikaze avant de mourir.
Le mépris assumé
S’il est évident que la conséquence nous invite fortement à penser la situation française sous l’angle systémique, il est impossible de faire l’économie d’un focus sur la macronie – quand bien même celle-ci est en lambeaux – et sur le premier d’entre eux, ce président de la République qui a décidé plus qu’aucun de ses prédécesseurs de privatiser le pouvoir peu importe la réalité du pays ou des élections. Si l’on peut reconnaitre à Emmanuel Macron une chose, c’est la constance dans le mépris à l’égard d’une grande majorité du pays. De ses fameuses et fumeuses phrases sur ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ou sur sa facilité à trouver un emploi en traversant la rue à la situation actuelle en passant par tout un tas de mesures prises depuis son arrivée à l’Élysée, il n’y a qu’une différence de degré dans le mépris abject et la guerre totale qu’il mène à tous ceux qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie.
Nommer une deuxième fois Sébastien Lecornu, fidèle parmi les fidèles, seul membre ayant été présent lors de chacun des gouvernements depuis 2017, le tout après une semaine de cirque médiatico-politique à la suite de sa démission confine effectivement à des niveaux de mépris rarement atteints dans la vie politique française. Que le même Sébastien Lecornu verse dans le trumpisme le plus pur lors de son discours autour des motions de censure en reprochant au Rassemblement National et à la France Insoumise leur « convocation du peuple comme s’il ne s’était pas exprimé il y a un peu plus d’un an » rajoute au mépris affiché l’insulte à notre intelligence collective. Quand une petite camarilla se croit tout permis par la grâce d’institutions désuètes, la situation est plus que périlleuse.
Les effrayants précédents
Parce que c’est bien de cela dont il s’agit. Si cette Vème République est à la fois en phase terminale et en passe d’emporter toute velléité démocratique sur son passage pour ne pas mourir, elle a trouvé en Emmanuel Macron le parfait glaive. En somme, c’est comme si le Minotaure s’était retourné contre Minos pour l’utiliser et se défendre. Voilà désormais près de 16 mois que le pays a été appelé aux urnes et que les résultats, s’ils n’ont pas donné de majorité absolue à l’Assemblée nationale ont porté deux messages d’une clarté absolue : le rejet du Macronisme crépusculaire et le refus de l’arrivée au pouvoir du néofascisme RN.
Et voilà désormais 16 mois que le locataire de l’Élysée refuse d’accepter le résultat de ces élections et tente par toutes les combines possibles de conserver le pouvoir pour que sa politique néolibérale forcenée continue et que ses mesures emblématiques – cadeaux aux grandes entreprises, protection des plus fortunés, réforme des retraites pour ne citer que les plus emblématiques – ne soient pas annulées. Ce faisant, Macron et sa petite cour ont crée des précédents proprement monstrueux pour l’avenir. Qui empêchera désormais dans cette Vème République honnie un ou une présidente de la République de ne pas respecter le résultat des élections voire de ne pas nommer de gouvernement et de passer en force ? Depuis juillet 2024, la France a connu plus de jours sans gouvernement que de jours avec un gouvernement. La pente est glissante et les pourcentages sont très importants.
Le forcené
Dans ce marasme – et quand bien même l’analyse systémique et la question des structures doivent prévaloir sur celle des individus – il est impossible de ne pas nommer et cibler les principaux responsables de la situation. En l’espèce, et même s’il s’agit de toute une petite cour à laquelle il faut ajouter tout ce que ce pays compte de bourgeois qu’ils soient élus, acteurs économiques ou journalistes, difficile de ne pas pointer directement leur chef, Emmanuel Macron. Les pouvoirs qui lui sont conférés par la Vème République, la manière dont il les utilise tel un petit autocrate de régime autoritaire, sa surdité complète aux revendications des Français y compris – et c’est une donnée jamais atteinte à ce niveau – lorsqu’ils votent nous oblige à le désigner comme principale cible.
Depuis juillet 2024, il n’a effectivement eu de cesse de tenter de gagner du temps en pratiquant un déni démocratique qui n’a sans doute d’égal au XXIème siècle que le vote de 2005 sur la Constitution européenne. Le fait qu’il ait à nouveau nommé Sébastien Lecornu à Matignon après que celui-ci a dû démissionner quelques heures après la nomination de son premier gouvernement et annoncé au 20h que sa mission était terminée a tout de l’un de ces franchissements de seuil qui précipite les changements d’ampleur ainsi que l’explique très bien Frédéric Lordon dans Les affects de la politique. Pour le dire plus simplement, l’on ne sait jamais vraiment quelle est la goutte qui fera déborder le vase mais celle-ci ne semble plus très loin. Emmanuel Macron est un forcené retranché dans l’Élysée et dans les institutions de la Vème République. Et un forcené, ça se déloge. Ni plus ni moins.
La souris prise dans la roue
Dans cette optique, il faut bien reconnaitre que la position de la France Insoumise – appeler à la destitution d’Emmanuel Macron – est assurément la moins mauvaise des positions, exprimée depuis un long moment et avec encore plus de vigueur depuis la démission puis le retour de Sébastien Lecornu à Matignon. Cette position, le départ du forcené de l’Élysée, a gagné des sphères que l’on n’aurait pas imaginé (du Point à Édouard Philippe en passant par toute une myriade de commentateurs politiques proches, au moins un temps, de Macron). Si cette position – destitution et non pas démission car comme dit plus haut, un forcené ça se déloge – est la moins mauvaise de celles exprimées, elle n’en demeure pas moins limitée nous y reviendrons.
Hors de celle-ci, la cohorte des mots en -on que nous avons vu fleurir lors des deux dernières semaines sont toutes plus ridicules les unes que les autres. Matignon, Matignon, Matignon ânonnaient en chœur Socialistes, Écologistes et Communistes avant le retour de Lecornu, comme si Macron allait lâcher 16 mois après avoir refusé le résultat des votes. Suspension, suspension, suspension répète à l’envi le PS depuis le retour de Lecornu en expliquant à qui veut l’entendre qu’il faut négocier, comme si le capital – et par extension son bras armé politique Macron-Lecornu – avait la moindre envie de négocier quoi que ce soit. Dissolution, dissolution, dissolution croasse enfin le RN arguant d’un retour au peuple alors que le seul véritable objectif est bien d’obtenir, in fine, une loi d’amnistie pour la grande cheffe et ainsi lui permettre d’être candidate en 2027. Cette cohorte des-on participe à prendre tout le monde pour un autre mot en -on que tout le monde aura deviné.
Être conséquent
Dans cette litanie de position absolument pas à la hauteur du moment que nous vivons, celle de la France Insoumise est certes la moins mauvaise mais demeure loin de la conséquence que la situation nous oblige à adopter. Pour tirer le fil antique, débrancher Macron revient à tuer Minos sans détruire le Minotaure. Pour le dire plus clairement, dégager le forcené de l’Élysée constitue un préalable nécessaire mais absolument pas suffisant pour assainir la vie politique et démocratique de notre pays. Dans sa dernière interview à France Inter, Jean-Luc Mélenchon a très justement exprimé que lorsque l’on est un démocrate on ne demande pas des élections uniquement lorsque l’on est sûr de l’emporter.
Ceci est juste mais il ne semble pas superflu d’ajouter que lorsque l’on est républicain et démocrate on tente de faire en sorte de ne pas pointer un pistolet chargé de quatre ou cinq balles sur la tête de la démocratie pour jouer à la roulette russe. Emmanuel Macron est un problème, tout le monde en convient mais aura-t-on gagné quoi que ce soit si on le congédie pour se retrouver avec son double voire avec pire (parce que oui, le pire est toujours possible) ? Emmanuel Macron est certes un gros problème mais il est loin d’être LE problème. Dès lors, la conséquence nous oblige ici à dire que la seule position ambitieuse démocratiquement qui vaille, celle qui devrait rallier toutes celles et ceux, par-delà les appartenances partisanes, qui veulent sincèrement redémocratiser notre pays qui crève de ces institutions d’un autre temps, pensées pour la guerre d’Algérie revient à exiger une Assemblée Constituante pour les refonder. La triste réalité est que toutes les autres positions, y compris les moins mauvaises ne concourent au mieux qu’à accorder du répit à un système à bout de souffle, au pire à faire advenir un ou une dirigeante qui en fera encore pire usage que le forcené actuel.
Nous voilà jetés dans l’une des plus grandes crises démocratiques et politiques de la Vème République. La crisis latine était la manifestation d’une affliction grave et assurément la situation répond à cette définition. La krisis grecque signifiait elle le jugement. La crise est donc le moment du choix par excellence et ce choix doit être collectif. Voulons-nous demeurer dans des institutions complètement dévitalisées qui nous mènent à un rythme de plus en plus rapide vers le pire ou souhaitons-nous redémocratiser le pays ? Peut-être un tel engagement massif est-il une utopie. Mais si nous ne le tentons pas, alors nous serons réellement perdus. Et nous mériterons notre sort. Dans la mythologie grecque, le Minotaure que l’on imaginait invincible est vaincu par Thésée grâce à un alliage de ruse, de force et d’amour comme pour signifier que face à plus fort que soi il faut recourir à d’autres armes que la simple force. Mais le mythe de Thésée et du Minotaure est également porteur d’une autre morale : après avoir vaincu, le héros grec oublie de changer les voiles de son navire en rentrant chez lui, son père le croyant mort à la vue des navires arrivant se précipite dans la mer. La victoire est à aller chercher continuellement, la lutte ne s’arrête jamais. Mettons-nous à l’œuvre.
Billet initialement publié sur Lutte des classes