Il y a une semaine, la Nouvelle-Zélande connaissait l’horreur d’un attentat terroriste sur son territoire. Peu après 13h30, heure locale, les mosquées Masjid al-Noor et Linwoord de Christchurch sont la cible d’un attentat d’extrême-droite prenant pour cible des croyants musulmans alors en pleine prière du vendredi. Le fait que Brenton Tarrant, le terroriste australien d’extrême-droite, filme et diffuse en direct le massacre – la vidéo n’a été que très peu vue en direct mais a fait l’objet d’une prolifération virale sur les réseaux sociaux malgré les multiples suppressions et bannissement de compte de la part de Twitter, Facebook et consorts – joue évidemment dans l’état de sidération que cet attentat a provoqué. Cette composante ne suffit pour autant pas à expliquer les raisons qui font de cet attentat une forme de franchissement de seuil.
En massacrant 49 personnes selon le bilan annoncé par la Première ministre néo-zélandaise, le terroriste a commis la plus grande tuerie visant spécifiquement des musulmans dans un pays occidental. Se réclamant ouvertement de certaines théories nées et présentes en France dans le manifeste qu’il a rendu public en lien avec son attentat, Brenton Tarrant a indéniablement entrainé une vague de gêne chez bien des commentateurs français, nous y reviendrons. Si ladite gêne ne m’intéresse pas particulièrement, la place importante occupée dans son passage à l’acte par certaines des théories qui ont vu le jour en France en même temps que la situation particulière du pays nous oblige, me semble-t-il, à nous intéresser plus profondément à ces idées et ce climat nauséabonds qui montent en France.
La stratégie du choc des civilisations
Lorsque Samuel Huntington, professeur à Harvard, publie Le Choc des civilisations en 1996, son ambition est d’élaborer un nouveau modèle conceptuel à propos des relations internationales en prenant en compte la chute de l’URSS. Postulant que le monde géopolitique est en passe d’évoluer d’un monde bipolaire vers un monde multipolaire, Huntington explique qu’il existe neuf grandes civilisations et que ce sont les affinités et les différences culturelles qui déterminent tant les antagonismes que les associations entre Etats-nations. Fortement critiquée pour sa vision belliqueuse et éminemment conflictuelle du monde en même temps que des relations intraétatiques, la théorie de Huntington postule finalement en quelque sorte qu’il y existe des incompatibilités entre civilisations, l’une d’entre elles étant précisément la civilisation islamique.
Prévoyant une forme d’affrontement généralisé, la théorie du choc des civilisations a été démentie par la géopolitique depuis. Toutefois, il semblerait que certains groupes différents des Etats-nations tentent de surimposer cette grille de lecture. Constatant que l’incompatibilité dont se glorifiait Huntington n’est pas avérée, les voilà qui, dans une forme de prophétie autoréalisatrice, essayent de la faire advenir. C’est précisément le cas tant des suprémacistes blancs et autres béats de la théorie du grand remplacement (nous y reviendrons) que des défenseurs de l’Etat islamique et de tous ses avatars parce que, finalement, que postulent ces deux groupes sinon que l’Islam et l’Occident sont incompatibles ? En d’autres termes, Abou-Bakr-Al-Baghdadi et Brenton Tarrant ne sont que les deux faces d’une même pièce, les deux parties d’une mâchoire d’airain qui se referme progressivement sur nous.
L’inspiration nauséabonde
Je le disais plus haut, pour expliquer et justifier son acte, le terroriste a publié un manifeste intitulé de manière univoque « Grand remplacement ». S’inspirant explicitement des thèses de Renaud Camus, Brenton Tarrant explique tout au long de son manifeste que les idées véhiculées en France en même temps que la situation du pays lui ont servi à murir son acte. Il explique même que le deuxième tour de l’élection présidentielle française a joué un rôle capital dans la bascule qu’il a opérée. En se référant explicitement à ces théories bien ancrées dans la sphère du suprémacisme blanc, le terroriste ne fait que prouver une nouvelle fois à quel point la France est devenue l’un des foyers intellectuels de ce courant combinant tout à la fois haine de l’étranger, de l’Islam et défense d’une identité blanche prétendument menacée.
Il faut en effet revenir sur les théories développées par Renaud Camus et défendues de manière plus ou moins cachées – nous nous y intéresserons – par un nombre conséquent de personnes dont Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut. Que postulent ces théories sinon la présence d’un grand complot ourdi visant à remplacer les populations blanches d’Occident par des populations musulmanes ? Dans cette logique, l’immigration sert de cheval de Troie pour ses défenseurs les plus zélés. Le corollaire de ce grand remplacement est bien entendu le principe de « remigration » qui, exprimé en bon français, n’est ni plus ni moins qu’une déportation des populations non-blanches. Il faut le dire et le répéter avec force, ces pensées névrotiques ont en partie vu le jour et continuent à prospérer en France, précisément parce que cette vision haineuse se propage bien plus largement que dans les seuls cercles de l’extrême-droite.
L’hystérie française
Parce que, finalement, le plus inquiétant et effrayant dans cet attentat et ce manifeste, c’est bien de voir que le terroriste glorifie Donald Jr. Trump – une personne d’ores et déjà au pouvoir – et ne fait que reprendre des théories qui ont essaimé dans de larges pans de l’échiquier politique français. Il est à la fois aisé et confortable de circonscrire la gangrène du grand remplacement aux seuls Renaud Camus et groupuscules identitaire et suprémacistes. Il est plus difficile mais, je crois, plus courageux et juste de dire que les idées portées par ce penseur de la haine se retrouvent dans de très nombreux endroits. C’est parfois sous des mots plus fleuris ou mieux choisis que se verbalisent ces pensées névrotiques, il n’en demeure pas moins vrai que nous les retrouvons malheureusement chez beaucoup, à commencer par ce que l’on place sous le vocable de populisme de droite.
A force d’amalgamer tout et n’importe quoi pour faire du simple terme populisme un gros mot, les confusionnistes ont réussi à faire oublier qu’il existait bel et bien différents types de populisme et que le populisme de gauche ne saurait être l’équivalent de celui de droite. Dans un excellent article du Monde diplomatique publié en juillet 2014, le sociologue Gérard Mauger, se donne l’objectif de tracer la démarcation entre les deux et abouti à la conclusion que c’est la manière d’appréhender le peuple qui sépare les deux populismes. Le populisme de droite convoque l’imaginaire d’un peuple bien plus ethnos que demos, un peuple envahi ou menacé d’envahissement. En épousant cette stratégie politique, en parlant de « submersion migratoire » par exemple ou encore en faisant du thème de « l’insécurité culturelle » un sujet clé nombreux sont les médias et les groupes politiques à faire le jeu, d’une manière ou d’une autre, de cette théorie du grand remplacement. L’hystérie entourant les musulmans dans ce pays (les récentes affaires, puisqu’il faut les appeler ainsi, à propos du burkini ou du voile de running sont là pour en attester) et matérialisée par les multiples unes de médias confirme l’adhésion à ces thèses nauséabondes.
Le privilège blanc
C’est un sujet épineux, surtout dans un pays où certains érigent le racisme anti-blanc au rang de totem, mais qu’il faut aborder sans fléchir, celui du privilège blanc. Après l’attentat à Christchurch, bien des médias dits dominants de ce pays ont permis de comprendre en quoi celui-ci consistait. Lorsque l’on invite des personnalités du type de Robert Ménard ou d’Eric Zemmour, tout acquis aux théories pestilentielles de Renaud Camus, à venir commenter sur les plateaux télé, c’est bien du privilège blanc. Lorsque le terroriste n’est pas nommé par son nom ou que son visage est flouté c’est encore du privilège blanc. Lorsque, enfin, l’on entend des éditorialistes nous parler de match retour ou de je ne sais quelle horreur (il faut ici comprendre que l’attentat de Christchurch n’a pas tué autant que les attentats de Daech en France) c’est toujours du privilège blanc.
Imagine-t-on, sérieusement, un laudateur de Daech invité sur les plateaux télé après les attentats du 13 novembre pour venir livrer son analyse sur le sujet ? Dans un jeu de miroir très révélateur l’on constate par exemple que lorsqu’il s’agit de débattre de la question du voile (un débat qui, soit dit en passant, confirme bien l’hystérie française) jamais ou presque une femme voilée n’est invitée. En somme l’on constate que certaines catégories de la population n’ont jamais le droit à la parole, même quand ce sont elles les cibles et les victimes alors qu’en parallèle, des défenseurs de thèses ayant abouti au massacre d’innocents sont invités pour commenter ledit massacre. L’on se croirait revenu en 2008 quand les mêmes économistes qui annonçaient qu’une crise économique était impossible ont été ceux consultés pour venir expliquer les raisons d’une crise qu’ils, on l’aura compris, avaient jugés eux-mêmes impossible.
Face à cet horizon où le désespoir le dispute à la rage, que convient-il de faire ? Refuser avec force et vigueur de jouer le jeu de cette mâchoire d’airain me parait être un préalable nécessaire. Plus que la refuser il devient chaque jour plus urgent de la casser, ce sans quoi nous sombrerons rapidement dans une nuit sans fin. Abandonner le combat et la lutte revient à laisser les théoriciens du chaos et de la guerre civile l’emporter. Le nom de l’une des mosquées attaquées par le terroriste, la Masjid al-Noor, signifie la mosquée de la lumière. Faisons en sorte que les balles de la haine n’aient pas réussi à éteindre cette lumière.