L’on reconnait certainement les moments charnières d’un point de vue politique au fait qu’ils génèrent, dans le lieu où ils se produisent, une forme de remise en question globale d’éléments qui, en temps normal, ne posent même pas question. D’une certaine manière, lesdits moments sont en partie caractérisés par leur portée totalisante. Le surgissement du mouvement des Gilets jaunes en France – mouvement dont les sources remontent à des décennies – a fait revenir à la surface des débats qui semblaient, sinon éteints, au moins endormis. En faisant l’expérience d’une mobilisation politique accrue, nombreuses sont effectivement les personnes à se ressaisir à nouveau de sujets longtemps oubliés, dans une forme de réminiscence de la campagne sur le référendum européen de 2005.
En réalité, nous assistons depuis des mois à un formidable moment d’éducation populaire et de réappropriation de la politique par des citoyens qu’on avait convaincus de demeurer à l’extérieur des débats en leur expliquant que choisir tous les cinq ou six ans les personnes qui allaient décider pour eux était suffisant. Dans ce bouillonnement politique, la question des privatisations est donc revenue sur le devant de la scène. Principalement adossée à la volonté de privatiser le groupe ADP (anciennement Aéroports de Paris), cette critique profonde de la logique même qui préside à ces privatisations prend de plus en plus d’ampleur, ce qui n’est pas loin d’être une chose salvatrice tant les privatisations (sous toutes leurs formes) mettent à mal l’idée même de République.
ADP, la sulfureuse privatisation
Comme je l’expliquais plus haut, l’un des éléments déclencheurs de cette vague de fronde à l’égard des privatisations est celle à venir du groupe ADP. Extrêmement bien chroniquée sur Mediapart par Martine Orange notamment, l’opération actuellement en cours n’est ni plus ni moins qu’un véritable scandale politique en même temps qu’une aberration d’un point de vue économique. Il est d’ailleurs très intéressant de reprendre les déclarations de certains députés de la majorité au moment du passage en première lecture du texte concernant ladite privatisation. Alors que l’affaire Benalla battait son plein, les défenseurs de la privatisation se réjouissaitent que d’autres évènements tiennent tant les Français que certains députés de l’opposition en haleine afin que la loi introduisant la privatisation de l’entreprise ainsi que ses conditions ne fassent pas trop de vagues.
Il aura donc fallu attendre quelques mois et le passage de la loi en deuxième lecture pour que le sujet s’imprègne plus profondément dans l’opinion publique. Bien entendu la présence des Gilets jaunes dans les rues tous les samedis pour dénoncer les inégalités faramineuses dans ce pays n’est pas étrangère à cette soudaine prise de conscience mais il ne faut également pas négliger le poids de la complexité de telles privatisations. Lorsque l’on se penche plus précisément sur le contenu de la loi (qui concerne également d’autres entreprises comme la FDJ par exemple) et que l’on s’intéresse plus particulièrement aux conditions de dédommagement des actionnaires minoritaires actuels, l’on peut rapidement voir à quel point il s’agit d’un véritable braquage d’argent public – les sujets de Mediapart étant excellents sur ce sujet et bien plus fournis que ne pourraient l’être quelques lignes je laisse qui souhaite approfondir l’étude s’y référer. Sans doute que l’un des prochains grands sujets à propos des privatisations concernera les barrages que la Commission européenne souhaite à tout prix voir privatisés.
Pantouflage et privatisation de l’intérêt général
Lorsque l’on évoque la question des privatisations, l’on s’arrête souvent à la question de la vente des entreprises (ou des parts d’entreprises) publiques. Il me semble pourtant que la notion de privatisation de l’action publique et donc de l’intérêt général déborde allègrement de ce cadre. C’est pourquoi la question du pantouflage et du rétro pantouflage est, à mes yeux, primordiale à mettre en avant pour bien expliciter les différents types de privatisations et cela d’autant plus que ces types-là sont bien plus pernicieux et sournois car moins visibles. Il convient, me semble-t-il, avant toute chose de revenir sur les origines de ces deux fléaux. Christophe Charle, dans Le Pantouflage en France, s’est intéressé à la notion de pantouflage entre 1880 et 1980 dans notre pays. Il a distingué trois grands types de pantouflage dont deux qu’ils rapprochent : les pantouflages de début et de fin de carrière. Pour le premier, il s’agit surtout de jeunes diplômés refusant de rejoindre la sphère publique car ils considèrent qu’ils ne seront pas assez rétribués (financièrement ou symboliquement) et témoignent d’une forme de désaffection pour les carrières totalement publiques. Christian Charle met également l’accent sur l’importance du classement de sortie qui, dans notre pays, conditionne encore énormément les carrières.
Le second type de pantouflage, celui de fin de carrière, est plus vu comme une logique de pré-retraite dorée après avoir servi dans la fonction publique. Le chercheur met en évidence un troisième type de pantouflage qui s’est renforcé notamment après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir lorsque les hauts fonctionnaires de droite s’en sont allés : le pantouflage de milieu de carrière. A partir de ce moment, en effet, les hauts fonctionnaires sont successivement passés du privé au public et inversement selon la couleur de la majorité politique. Ce pantouflage de milieu de carrière a donné lieu à une pratique désormais largement répandue, celle du rétro pantouflage. Plutôt que de simplement commencer ou terminer sa carrière dans le privé, nombreux sont désormais les hauts fonctionnaires et élus à voguer entre les deux sphères tout au long de leur carrière en passant successivement du secteur privé au secteur public. Cette nouvelle dynamique pose bien évidemment de lourdes questions de conflits d’intérêts notamment.
L’esprit du néolibéralisme
Ces deux types de privatisations (tant la vente d’entreprises que les allers-retours entre le public et le privé de la part des hauts-fonctionnaires) sont le résultat d’une véritable victoire intellectuelle du néo-libéralisme. Plus précisément, la montée en puissance de ces dynamiques sont consécutives à ladite victoire. Sans doute, à gauche, avons-nous trop prestement oublié les enseignements de certains des plus grands penseurs de ce courant de pensée, enseignements que la forme néolibérale financiarisée du capitalisme a très bien intégrés pour mieux les retourner contre nous. Ces privatisations ne font effectivement que répondre à l’adage de Marx expliquant, qu’à terme, tout ou presque deviendrait marchandise. De la même manière, c’est en raison de l’oubli de l’importance de la bataille culturelle chère à Gramsci que nous nous retrouvons avec une privatisation rampante de l’action publique.
La montée en puissance du rétro pantouflage est effectivement concomitante d’une certaine victoire culturelle. Dans la trainée du New Public Management sont en effet apparus des discours qui ont progressivement affirmé la primauté de l’entreprise sur l’Etat. Aussi entend-on très souvent que la compétence ne serait que dans le privé quand la sphère publique serait coupée des réalités. C’est précisément dans cette logique que s’inscrit la large dynamique de rétro pantouflage ou de débauchage de personnalités de « la société civile » (le nouveau slogan à la mode) pour intégrer les ministères, les cabinets, etc. C’est, en effet, selon cette idéologie expliquant que l’entreprise faisait nécessairement mieux que l’Etat que nous nous retrouvons dans la situation actuelle. En ayant laissé la critique des fonctionnaires prospérer sans véritablement prendre la peine de la contrer et déconstruire intellectuellement, nous voilà mis face à la croyance assez fortement partagée que le secteur public serait comme ankylosé. Aussi voyons-nous la privatisation du groupe ADP qui, en plus d’être une entreprise stratégique, se porte bien d’un point de vue économique. Loin du pragmatisme que l’on nous vend à longueur de temps – à moins que ça soit là la preuve que leur pragmatisme est la plus idéologue des idéologies – la privatisation du groupe ADP aujourd’hui comme de celle des autoroutes hier ne répond à aucune autre logique sinon de privatiser et de faire des cadeaux aux copains.
L’impuissance programmée
Il arrive parfois que des évènements fortuits révèlent bien plus de choses que prévu. C’est exactement ce qu’il s’est passé il y a quelques semaines lorsque les Pays-Bas ont augmenté fortement leur participation sein de la compagnie Air France-KLM avec pour objectif d’atteindre la même part que celle de l’Etat français. Cette irruption des Pays-Bas dans l’actionnariat de la compagnie faisait suite à des tensions sur la manière de gérer l’entreprise. S’empressant de dénoncer une action inélégante de la part de leurs homologues, les membres du gouvernement, Bruno Le Maire en tête, n’ont finalement fait que démontrer à quel point l’Etat français n’avait aucune stratégie industrielle et se contentait de programmer sa future impuissance.
Mis face à leurs contradictions, il ne reste plus que les geignements et les effets d’esbrouffe aux laudateurs de ce néolibéralisme effréné. En d’autres termes, ils construisent eux-mêmes l’architecture de ce qui les rend ridicule si bien que Bruno Le Maire est actuellement bien plus un avatar de Calimero chouinant là contre l’Etat hollandais, ici contre Ford que comme un stratège. En ayant fait le choix de se couper de toute activité stratégique, en s’étant lié les mains et en refusant de mettre en place toute réelle politique industrielle, l’Etat français ne fait que se rendre volontairement impuissant et joue ensuite la comédie pour nous expliquer qu’il ne peut rien faire. Le réel objectif n’est autre que de mettre en place une indécente curée au sein de laquelle les grands industriels et grandes fortunes n’ont plus qu’à se baisser pour ramasser les cadeaux laissés derrière lui par l’Etat. Qu’une telle politique économique ait lieu ailleurs et l’on s’empresserait de railler un système de République bananière où l’oligarchie serait réellement au pouvoir – toute ressemblance avec la Russie post-URSS ne saurait être que fortuite. En attendant, c’est bien la Res Publica, la chose commune, que l’on brade pour satisfaire l’appétit glouton des milliardaires. Avant, bien entendu, dans une forme de renvoi d’ascenseur, de prendre la tête de tel ou tel service de développement international (comprenez le lobbyisme) dans une entreprise qui aura préalablement profité des privatisations. Le win-win néolibéral ou les seuls perdants sont les plus dominés de la société en somme.